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CRUCE
Dernier étage de l’hôtel de ville

On déposa de part et d’autre moult pâtées, gibiers et légumes, un claquement sec retentit par deux fois, annonçant l’arrivée imminente de quelques bouteilles de vin. L’orque s’installa de son propre chef, déclinant d’un geste le concours des domestiques.

— Monsieur…

— In’kiro, appelez-moi In’kiro.

L’air satisfait, les paupières mi-closes, un soixantenaire au visage blême, à la barbe ciselée, fendue par le milieu, se tenait à l’autre bout de la table. Il arborait un déluge de joaillerie, ainsi qu’une chemise de corps soignée, elle-même surmontée d’un gilet fin de soie bleue. Le crépuscule tombait, le vieil homme, d’une voix grave, commanda deux de ses familiers. La pièce, bientôt, fut recouverte d’une lumière artificielle, projetée par une série de lanternes disséminée çà et là.

— Bien, bien, mais prenez, prenez ! Buvez votre soûl, servez-vous autant que vous le souhaitez, s’exclama-t-il tout en désignant de la main l’ensemble des plats présentés.

Le colosse s’exécuta, piocha sans vergogne. Il forma un petit monticule en lieu et place de son assiette. Les domestiques s’affairaient de tout côté, l’expression contrainte, apeurée devant les deux pieds nues flanqués sous la table.

Le vieil homme, lui, observait son invité.

De ses atours à sa gestuelle, l’attitude de ce dernier évoquait en tout point celle du citadin. Il affichait un sourire poli, un regard franc, emprunt d’humilité. Miguel Comprar, maire de son état, tenait du véritable gentilhomme. En apparence en tout cas. L’horrible cicatrice tracée en travers de la mâchoire de la bête lui coupait tout appétit. Il exécrait les nobles, les ducs et les marquis, les inspecteurs et les parvenus. Il exécrait les Orques aussi.

Miguel énonça moult politesses, aborda tantôt les épisodes récents de la politique locale, tantôt les inquiétudes des honnêtes gens quant à la fin de l’armistice. Enfin, il renvoya une assiette encore pleine en cuisine, puis reprit, après s’être essuyé les lèvres :

— Voyez-vous, monsieur, je ne souhaite à personne d’occuper ma fonction. On m’afflige, me qualifie d’incompétence, et ce quoi que j’entreprenne. Tenez, les dernières pluies ne datent que du 2, elles me valent pourtant déjà les foudres de la plupart de mes concitoyens. Mais parlons d’autres choses, je connais la situation de votre employeur, qui, dans sa grande sagesse, n’a de cesse de publier mot quant à l’absence des caravanes.

Toujours simple et chaleureux, le maire s’interrogeait quant à la suite des événements. D’une part, ce mercenaire affichait pas moins de trois jours de retard vis-à-vis des prévisions annoncées par Medellín, de l’autre, la qualité du dit-service semblait tout simplement lamentable. Un sous-homme, un piéton qui plus est, se trouvait responsable du groupe d’intervention.

— Maudits soient ces larrons, ces parasites, ils s’accaparent nos terres, piétinent nos champs, rackettent nos compatriotes. Voilà à présent qu’ils nous isolent du monde extérieur, notre principal revenu de subsistance. Des rixes éclatent chaque soir, les bonnes gens déchargent leur colère dans la violence et l’alcool. Je ne porte ici aucun jugement de valeur, je les comprends, monsieur, je les comprends mieux que quiconque.

Il marqua une pause, observa le visage inerte de son interlocuteur. Le silence le força à poursuivre de vive voix :

— Je viens d’un milieu modeste vous savez, mes deux parents étaient cireur. Je connais bien les difficultés rencontrées par les plus démunies. Je ne dois ce poste-ci qu’à mon humble service de commis dans les rangs de la vingtième capitania. Mon chef de file est mort sous les coups des Mancros et, me trouvant second, il m’incomba bientôt d’assurer la lourde charge de responsable. (Il sourit) Dieu que cela me fut difficile.

Et pour ainsi dire, sa longue expérience couplée à sa nouvelle solde lui permirent de se constituer un vaste réseau de connaissances. Dès lors, il installa son échoppe, s’attira faveur, graissa quelques pattes.

C’est ainsi, au terme de cinq ans de dur labeur, que Miguel succéda au premier maire de la petite bourgade.

— Ces marchands qui jadis travaillaient à mes côtés, je les consulte chaque matin. Ils souffrent, monsieur. Les bandits, ce maudit Bolles ne mérite…

Le demi-géant brisa de ses deux énormes mains la carcasse fumante d’un élan. Il s’affaira à en extraire l’intérieur, tira le restant à l’aide des pics de sa fourchette.

Le visage droit, impassible, le vieil homme frôla d’un geste les contours de sa barbe à deux pointes. Son invité dépassait au bas mot les cent soixante-dix kilos, avoisinait les deux mètres. Les Orques, selon la rumeur, comptaient dans leurs rangs des créatures de cauchemars, des vétérans capables de contenir à eux seuls un bataillon tout entier. Miguel ne doutait pas de l’extravagance de tels échos. Il tremblait, toutefois, au souvenir des Guerres vertes.

— Mais revenons-en à notre affaire. De combien d’hommes disposez-vous ?

— Il n’y a que moi.

— V-Vous pensez pouvoir vous en chargé tout seul ?

Les mots semblaient sortis d’eux-mêmes de la bouche du fonctionnaire. Il se reprit. Balbutier au cours d’un échange s’avérait être le comble de la faiblesse de tout politicien.

— Je ne pense rien, pas avant observation.

— Fier, mais sage. Je comprends tout à fait, monsieur, la confiance que vous porte votre employeur.

La conversation se poursuivit en divers sujets. Miguel tenta de nouveau de s’attirer la sympathie de son interlocuteur. En vain. Ce dernier pressait l’assistance, ne cessait de déclarer son idée de partir au matin. Les plats se succédèrent et le personnel interpella à moult reprises le maître des lieux d’un œil gêné.

Le colosse, malgré son impatience, mangea jusqu’à satiété.

Le souper terminé, les deux convives empruntèrent quelques couloirs, puis découchèrent en une remise au sol poussiéreux. Deux lanternes fixées au plafond éclairaient les contours d’une large carte de cuir, elle-même plaquée contre le mur.

— Le cadastre de notre chère bourgade, il demeure, et vous m’en excuserez, quelque peu inexact. La population fluctue au gré des saisons, et il me coûterait fort d’en changer chaque année.

Aux quatre coins d’un carré parfait se dressaient la chapelle, la mairie ainsi que deux grands entrepôts. Le marché occupait la place centrale, des foyers de toute taille s’en éloignaient dans toutes les direction, à la façon d’une toile d’araignée. Miguel forma un cercle au bas du plan, au niveau des forêts situées au sud-est de la ville. Il reprit d’un ton sec :

— Vous trouverez Bolles et ses gens dans ces eaux-ci, en un vieux fort abandonné, basé en contrebas des massifs.

— J’ai connu traque plus palpitante, déclara l’orque d’une voix métallique, « Ces infos, vous les tenez de sources sûres ? »

— Je les tiens de chacun, monsieur. Les bandits pullulent dans ses bois. Ils paradent sans crainte, l’arme à la ceinture. (Il s’humecta les lèvres) Tenez, en voici deux autres.

Deux nouvelles zones apparurent coup pour coup sous les doigts blanchâtres du fonctionnaire.

— Aislar et Vuelvo, deux des fervents alliés de votre cible, ces racailles se soutiennent, et je ne saurais que trop vous conseillez de les attaquer du même coup. Le groupe de Bolles figure comme leader, il se compose d’environ trente personnes, dont quatre chevaux, Aislar lui, commande…

L’orque renifla sans vergogne.

— Sauf votre respect, monsieur Comprar, vos chiffres ne m’intéressent pas.

— Je vous demande pardon ?

— L’expérience, répliqua la bête, « m’enseigne de ne jamais donner foi aux dires du client. La peur vous trompe. J’irais moi-même observer ces gens. Ensuite, j’aviserais. »

Il contempla la carte à son tour.

— Notre homme a déjà perdu plusieurs de ses alliés, voire la totalité. Ils paradent, comme vous dites, mais les pillages se concentrent sur quelques entreprises isolées. Ici, les choses sont différentes. S’attaquer à Medellín relève de la folie pure et simple.

— Bien, bien, vous avez toute ma confiance, monsieur In’kiro. Mais je vous en prie, gardez à l’esprit que…

— Mon contrat porte sur la mise à mort du groupe Bolles, vos problèmes ne sont pas les miens.

Le colosse, sur ces mots, détacha de sa ceinture un rouleau de papier jauni. Il en ôta le filin, déroula son contenu. L’esquisse d’un militaire à la moustache relevée, aux sourcils épais, au regard franc, apparut sous les yeux du fonctionnaire.

— Votre annonce, reprit la bête, elle ne provient pas de Medellín. Elle circule depuis longtemps, trop longtemps. Vous marchandez avec ces hommes. Ils vous font chanter et vous aimeriez donc me proposer quelques tâches supplémentaires. C’est non. Je n’accepte pas les pots-de-vin.

Le maire en resta pantois.

« Oui », songea celui-ci, l’air abattu. « Oui, je plaide coupable. Ces bandes vivant dans nos forêts, je les rencontre en catimini, je parlemente avec eux. Mais pas par plaisir, par obligation. La garde municipale leur est inférieure en nombre, limité par une loi fixant ses effectifs sur la base de la population concernée. Nos comptoirs devraient figurer telle une exception, en tant que point de ravitaillement majeur soumis au trésor de la ville de Rinera. »

« Veuillez m’excuser mais j’ignore de quoi vous parler. »

— Merci pour le repas, monsieur Comprar, « mais je vous déconseille à l’avenir de tenter de me manipuler. »

L’orque, dès lors, demanda à prendre congé. Miguel et lui s’en retournèrent tous deux jusqu’au salon, où le maire, d’un geste sec, convoqua le chef de la garde municipale. Celui-ci, un cinquantenaire au teint rougeaud, au visage long, semblable à celui d’un bouledogue, parut aux côtés de deux de ses subalternes.

— Fabian, escortez mon invité jusqu’à l’hôtel du convoyeur, je vous prie. Réservez-lui une chambre en mon nom.

— Cela ne sera pas nécessaire.

Ce sur quoi le colosse aux pieds nus quitta les lieux, sans esquisser le moindre salut ni la plus petite des révérences.


Le soir même, installé confortablement dans son lit, Miguel Comprar ne parvenait pas à s’endormir. Il pensait avoir aperçu un rictus se dessiner au coin des lèvres du mercenaire, une expression malsaine, jubilatoire, précédant le départ de ce dernier.

« Faites, par l’Unique qu’il s’agisse de mon imagination. »

Vous lisez l’édition Live de MISE A SAC, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-22 (révision : -non défini-)
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