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Le terrier

L’éclat du jour pâlit, les ombres dansaient à l’extérieur des grottes. Bientôt, elles inondèrent tout l’espace, recouvrant le tissu des tentes, le cuir du bétail, les fourchettes et les écuelles. Un ordre tonna soudain, et la lueur des torches, flanquées de part et d’autre du Terrier, flamboya sous le regard des habitants.

Le souper terminé, ceux-ci levèrent les yeux en direction d’un homme de taille moyenne, un pourpoint rouge ouvert à manche déchiré jeté sur sa chemise de corps. Il prononça quelques mots. Alors, la foule se redressa d’un élan commun, tacite, elle adressa ses remerciements. André Rezar de Guilfrei, debout auprès du locuteur, salua les uns d’un sourire affable, les autres d’un signe de tête approbateur. Les deux tiers du groupe formaient une file indienne dont il remonta l’allée jusqu’à ses débuts, tout près d’un abri de bois sommaire dressé dans l’angle du sous-terrain. Il se signa, se glissa sous l’épaule du premier de ses obligés, puis, l’assistant dans ses déplacements, s’enferma à l’intérieur du local. La douce caresse de la lumière d’un cierge révéla les contours de sa soutane au pourtour noircis. Il installa son invité, qui réprima un râle au contact du sol gelé.

— Pardonnez-moi mon père, balbutia celui-ci, tremblotant des épaules. « Pardonnez-moi. Pardonnez ma faiblesse. »

— Je vous pardonne, cher enfant, déclara le prêtre d’un ton affectueux, semblable à celui d’un vieil instituteur, « y a-t-il un sujet, quel qu’il soit, dont vous voudriez m’entretenir ? ».

Paco, aux bords des larmes, déglutit. Il avait, au moment de la traversée des sous-bois, laissé traîner son pied trop près des roues du fourgon. Il regrettait amèrement son étourderie.

— Le… Le Commandant…

— Le Commandant se porte très bien, mon garçon. La pointe n’a fait qu’effleurer la chair. Il a survécu à bien pire que ça au cours de son service. Reposez-vous, à présent, priez et n’employez qu’en dernier recours l’antidouleur. Nous n’en disposons plus beaucoup. Attendez, ne bougez pas, je vais vous aider.

André Rezar leva vers le ciel l’index de sa main droite, en une posture caractéristique.

— Reposez-vous, Paco. Puisse l’Unique vous accompagner dans vos pas, en ce monde et dans tous les autres.

De nouveaux entretiens s’en suivirent et le prêtre, usant des mêmes paroles, offrant sans exception une épaule attentive à chacun de ses frères et sœurs, recueillit moult avis et témoignages quant à l’incident survenu au cours de la matinée. À l’image du jeune Cursilla, bon nombre de civils s’inquiétaient de la santé du Commandant, les militaires partageaient leurs craintes, leurs espoirs quant au futur de la communauté. Beaucoup fulminaient à l’égard du traître Galen. D’autres, minoritaires, taxaient les adjoints d’incompétences. « Julio, Nathanaël et Eva méritent procès ! », s’écria un homme, porté par le secret de la confidence. « Qu’ils assument tous trois leurs responsabilités ! » André, plus calme, mais non moins terrifié, considérait Galen comme un être répugnant. Il n’en tenait mot, toutefois.

— Pardonnez-moi mon père, pardonnez ma faiblesse, siffla une voix faible et monotone.

— Je vous pardonne, assura-t-il dans un sourire, « il est rare de vous voir si tardif. Comment allez-vous, mon fils ? »

Assis face à face, clerc et fervent se jaugèrent à la lumière des bougies. Nathanaël, de son éternelle expression renfermée, foudroyait de ses deux yeux bleu pâle ceux de son interlocuteur. Il arborait une chemise de corps usé, un pantalon de lin. Seul son bonnet rouge vif, alors étendu sur ses cuisses, attestait de son statut de militaire. André Rezar respectait son caractère introverti, admirait ses principes, son implication, ses compétences, sa foi. Il n’appréciait guère sa compagnie cependant.

— Mon père, que vous inspire l’incident survenu ce matin ? asséna l’adjoint de but en blanc.

— Vous voulez sans doute parler de Galen ?

Il acquiesça d’un signe de la tête.

— Eh bien, j’en tremble encore, je dois bien vous l’avouer. Je me trouvais au chevet du garçon lorsque vous avez sonné l’alerte. (Il sourit, s’inclina) Permettez-moi, par ailleurs, de vous adresser mes félicitations. Le Commandant vous doit la vie.

— Je n’ai fait que mon devoir, mon père.

Le prêtre réajusta sa position, puis reprit, triturant sa barbichette : « Vous vous interrogez, Nathanaël, il n’y a là rien d’anormal. Sous quels motifs notre camarade, tout mercenaire qu’il soit, accepterait de renier son serment devant Dieu, vous demandez-vous ? Galen a répudié son frère. Il est resté parmi nous malgré notre situation. L’Unique seul connaît la vérité, mais vous, vous étiez aux premières loges au moment de sa reddition. Vous l’avez appréhendé. A-t-il dit quelque chose ? Parlez librement, mon fils. »

Le silence tomba, le crépitement des flammes bourdonnait dans ses oreilles. Il reconnut, au cours d’un bref instant, l’ombre d’une moue affligée sur le masque de pierre de l’éclaireur. Ses sens affûtés ne le trompaient jamais.

— Galen est fou, cracha enfin Nathanaël.

— Peut-être bien. Y a-t-il un autre sujet, quel qu’il soit, dont vous voudriez m’entretenir ?

L’entrevue prit fin, André Rezar, s’inclinant à l’égard de son interlocuteur, leva vers le ciel l’index de sa main droite, en une posture caractéristique.

— Prenez soin de vous, mon fils. Puisse l’Unique vous accompagner dans vos pas, en ce monde et dans tous les autres.

— Puisse le Créateur veiller sur vous également, conclut Nathanaël Cazan d’un timbre métallique, avant de quitter les lieux.


Julio, dès son arrivée, balaya la pièce de bout en bout. Reposant sur le sol froid, un coffret de bois sans fioritures se disputait l’espace avec un brancard surmonté d’un vieux pupitre en fer forgé. Des chandelles brillaient tout autour de celui-ci, assistaient une torche placée en amont d’un livre épais. Le saint Trait de l’Unique, creusé à même le cuir, flamboyait sur sa couverture.

— Pardonnez-moi mon père, pardonnez ma faiblesse, émit le nouveau venu, un pourpoint rouge à manche déchiré jeté sur ses épaules. « Ce.. ce dispensaire vous convient-il ? »

— Il est plus grand que dans mes souvenirs, mentit le prêtre, « Comment vous portez-vous ce soir ? »

— Divinement, mon père, si j’ose dire. J’ai connu la guerre vous savez, mais j’ai toutefois bien cru notre dernière heure arrivée tout à l’heure. Les civils courraient dans tous les sens, le gamin braillait, le pauvre. Cela m’a rappelé la première nuit, celle où nous fûmes forcés de nous retrancher dans la seconde enceinte. Quel horrible souvenir. (Il se racla la gorge, manifestement gêné) Mais tout ceci est derrière nous. À présent, nous sommes à l’abri. Alors, je vous le demande, comment pourrais-je me sentir mal ?

— Vous avez tout à fait raison.

— N’est-ce pas, poursuivit l’adjoint sans transition, « Ses quelques installations n’égalent guère celles du fort, mais nous nous en contenterons. En outre, l’argent des caisses nous permettra, selon mes calculs, de nous sustenter pendant les grandes sécheresses. L’apport de la chasse devra doubler cependant. Reste le procès de ce cuistre, ce serpent de Galen. Comment a-t-il osé mon père, quel homme sain se comporterait ainsi, par le diable ? Le Commandant Bolles nous protège, il se sacrifie tout entier à notre bonheur ! »

— Mon fils, ne blasphémez point dans la maison de dieu.

Le comptable se stoppa tout net, comme pétrifié. André Rezar l’avait observé tout au long de son élocution. Julio, la silhouette frêle, le maintien désordonné, affichait tantôt un sourire triomphant, tantôt une expression d’un pur désespoir.

— Pour ma part, je déplore cet incident, reprit-il, profitant de l’accalmie. « Tout traître qu’il soit, Galen est un soldat on ne peut plus compétent, tout comme son frère. Ces deux-là solidifiaient nos troupes depuis une année déjà et, leurs zèles exemptés, n’ont jamais failli jusqu’à ces derniers jours. Nos forces s’amenuisent. Hernan est parti, à présent Galen. Le Commandant Bolles, quelle que soit sa position, ne pardonnera pas ses exactions. »

— Vous pensez ?

— J’en suis certain, poursuivit André Rezar, témoins du léger rictus se dessinant sur les lèvres du comptable. « Tout parjure entraîne, selon nos lois, l’exil ou la peine de mort. Mais vous connaissez ces textes bien mieux que moi, Julio. (Il sourit) Y’a-t-il un sujet, quel qu’il soit, dont vous voudriez encore m’entretenir ? »

— Non, non mon père, je vous remercie.

Le prêtre contempla quelques instants les traits de son interlocuteur, leva vers le ciel l’index de sa main droite, en une posture caractéristique.

— Dormez cette nuit, mon ami. Vous vous rendez malade à vous surmener ainsi. Puisse l’Unique vous accompagnez dans vos pas, en ce monde et dans tous les autres.

Julio s’inclina en un hommage prononcé, puis sortit. Seul, André Rezar expira tout son saoul. Il redressa la tête, bomba le torse. Son visage, tout autant que celui du comptable, affichait les marques de l’épuisement.

— Pardonnez-moi mon père, pardonnez ma faiblesse.

— Je vous pardonne, mon enfant. Comment vous portez-vous ce soir ? L’humidité des lieux vous a-t-elle requinquée ?

La jeune femme hocha la tête. Le teint clair, le regard las, ses longs cheveux blonds camouflaient son visage tuméfié. Ses lèvres tremblaient, mordillaient à tout bout de champ.

— Mon père, chuchota Emilia, ses deux yeux couleur d’amande portée au-delà de la cime du dispensaire. « Pensez-vous… pensez-vous que l’Unique veille en ce moment sur nous ? (Elle étouffa un sanglot) Pardonnez-moi mon père, pardonnez-moi, mais j’en arrive à croire qu’il nous déteste ! »

Les larmes filèrent entre ses cheveux. Les doigts blanchâtres, noueux du prêtre se déposèrent sur son épaule.

Elle se détendit.

— Je comprends, Émilia.

— Non. Mais je ne vous le souhaite pas. Quand j’ai… Quand j’ai compris la portée des paroles de Loco, j’ai perdu la tête, j’ai cru qu’on m’arrachait mon fils, de nouveau. Au final, ce fut Luis, cet adorable petit orphelin. Cela m’a soulagé, mon père. J’en ai honte, mais c’est la stricte vérité. Et puis, tout est allé si vite, les pluies, la mort de Rasguro, le départ de Jair et de Pory. Ils me manquent tous les deux. Mon bébé… Mon dieu. (Elle inspira, lentement) Ne pensez-vous pas, mon père, que nos pillages, nos meurtres, nous sont reprochés par le Très-Haut ?

André Rezar se rapprocha, puis, tout en berçant dans ses bras le corps transi de la jeune femme, reluqua ses blessures. Privée de la protection de Jair, elle était la victime attitrée des attaques nocturnes, le bouc émissaire de groupuscules inconnus profitant chaque nuit du manteau de l’obscurité. D’aucuns jugeaient son union avec Jair contre nature.

— Voyez-vous, ma fille, il arrive que l’Unique adopte le parti des voleurs et des assassins, qu’il distribue sa clémence sans concessions aux rebuts coupables des pires atrocités. Il connaît chacune de vos pensées. Il vous connaît mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Nos pillages sont autant de tragédies, de terribles pêchés à l’encontre du genre humain. Mais nous ne recherchons que la paix présentement. (Il caressa ses cheveux) Songez à l’abnégation du Commandant, mon enfant. L’exode en vaut la peine, nous serons sauvés l’hiver prochain, dans l’ouest du continent.

— Pardonnez-moi mon père, le coupa presque son interlocutrice, « Pory n’a rien à voir avec l’Exode. Le Commandant l’a déclaré sans aucune raison membre du bataillon des éclaireurs, et ce malgré la limite d’âge. (Les larmes redoublèrent) il ne gagnait rien à sa présence parmi le corps d’expédition. »

L’embarras se forma sur le front du prêtre. Il était comme paralysé, coupé aux racines dans sa réflexion. Le comportement du Commandant ces derniers jours tenait de la démence pure et simple. Il le savait... Il le savait...

Il repoussa cette idée.

— Poryduro est jeune, impulsif, assura-t-il. « Il rêvait d’entendre ces mots depuis votre arrivée dans la communauté. Il vous reviendra, Madame. »

Un long silence s’en suivit avant que la jeune femme, livide, ne se dégage de son étreinte. Elle leva vers le ciel l’index de sa main droite, en une posture caractéristique.

— Je vous pardonne, mon père, murmura Emilia. « Au nom de l’Unique, créateur de ce monde et de tous les autres. »


Les entretiens défilaient. André Rezar accueillit à tour de rôle la petite Maria, trois militaires et une femme. Celle-ci, le visage plein, le ventre rond, lui témoigna ses inquiétudes quant à la bonne tenue de sa grossesse. Eva parut un peu plus tard dans la soirée. L’onction donnée, elle disparut dans la nuit, pestant à l’idée de nouveaux débordements. La file terminée, il s’assura de sa solitude, s’en retourna s’asseoir. Immobile, il patienta jusqu’à l’arrivée d’un dernier homme. Celui-ci se pressa vers l’intérieur, épousseta ses braies dans un râle, avant de s’installer prestement.

— Pardonnez-moi mon père, pardonnez ma faiblesse, lança Benedict Bolles, l’expression fatiguée.

— Je vous pardonne, mon commandant. Comment allez-vous ce soir ? Mes décoctions remplissent-elles leurs effets ?

— À merveille, je vous remercie.

Le teint cireux, le crâne nu, parcouru d’un cercle de cheveux bruns argentés, Benedict Bolles semblait fixer de ses deux yeux noirs quelques silhouettes invisibles. Il avait quitté sa longue veste militaire. Un épais bandage imbibé de sang et de pommade recouvrait son bras droit. Il tressaillit soudain, puis, deux doigts plaqués contre son pendentif, poursuivit.

— Comment se portent mes gens ?

— Assez mal. Bon nombre de nos concitoyens s’inquiètent au sujet de votre santé. Paco Cursilla, le pauvre garçon, souffre de son étourderie. Beaucoup s’interrogent quant à vos actions futures. Ils doutent, Monsieur, du bon déroulé de l’exode.

— Nous doutons tous, mon père, en ces temps difficiles, répliqua le Commandant d’un sourire exagéré.

Le prêtre décrivit les traits de celui-ci. Son regard terne, épuisé, ses cernes interminables se découvraient à la lueur des cierges. En plus de l’onction commune, tous deux débattaient chaque soir des avis, des critiques formulés par l’ensemble de la communauté. André Rezar, en indicateur, violait le secret des Ordres.

Il en apprenait tout autant de son interlocuteur.

D’un père négociant et d’une mère Ordanaise, Bénédict Bolles avait, dans sa jeunesse, veillé à la stricte éducation de ses cinq frères et sœurs. Il avait étudié d’arrache-pied, mais n’enseigna que quelques mois en tant qu’instituteur, surpris par l’engagement des Guerres Vertes. Son patriotisme exacerbé, engraissé quinze années durant, l’avait poussé dans les griffes du carriérisme. Dès lors, il avait gravi les échelons, fut décoré du Saint Trait des Justes puis, en dépit de son statut de roturier, reçut le commandement de la 22em capitania. (Source de célébrité, mais véritable scandale pour l’époque) Leader charismatique et respecté, il avait su marquer les esprits de par son approche avant-gardiste, son autorité, et son altruisme. En récompense, l’Unique avait offert femme et enfants à cet éternel célibataire. Un mariage heureux, tout du moins jusqu’à la débâcle de 665, année au cours de laquelle son épouse contracta quelque fièvre inconnue, affection dont elle ne se remit jamais. Ses garçons, grands malabars volontaires et souriants, son honneur, son héritage, avaient tous deux péri récemment.

— Vous avez conscience, je présume, de l’hostilité générale à l’encontre de l’adjoint Galen, reprit le prêtre. « Aussi j’aimerais attirer votre attention sur Nathanaël. Ce soir, il dissimulait ses pensées. Il hésitait, mon commandant. J’ai lu la honte sur son visage, la mise en détention de Galen semblait beaucoup l’affecter.

— Que dites-vous là, mon père, qu’il pourrait tenter quelque chose à son tour ? C’est impossible. Nul n’est aussi fiable que lui.

— Je conçois votre amitié et, à dire vrai, j’apprécie Monsieur Cazan. J’espère me tromper à son sujet. »

André Rezar, au cours de ce dernier entretien, aborda l’état de paranoïa de Julio ainsi que son récent traumatisme. Il répéta les plaintes, décrivit les rires nerveux des sentinelles lorsque celles-ci se présentaient au dispensaire. Les militaires, malgré leur flegme affiché, tenaient à peine debout. Aussi, ils échangèrent au propos d’Emilia, de ses vains espoirs, de sa santé mentale en chute libre. Sous l’insistance du prêtre, le Commandant consentit à la placer sous surveillance, et ce afin de réduire les violences. L’entretien terminé, il ajouta, tout en se redressant :

— Demain, vous présiderez comme juge au procès disciplinaire de Galen Golpear, une affaire importante requiert mon attention. J’attends de vous le recul nécessaire, ainsi que l’application d’une peine adéquate. Considérez votre verdict comme le mien.

Les deux camarades, d’un commun accord, levèrent vers le ciel l’index de leur main droite, en une posture caractéristique. Benedict Bolles baisa le bout de son pendentif.

— Comme il vous plaira, mon commandant.

— Puisse le Créateur veiller sur vous, mon père, conclut ce dernier de son timbre chaleureux. « Puissiez-vous trouver la paix, en ce monde et dans tous les autres.

Bonne nuit, Monsieur Rezar. »

Vous lisez l’édition Live de MISE A SAC, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-22 (révision : -non défini-)
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