Le terrier
Les langues de feu s’élevaient dans la nuit, s’entrelaçaient devant les morts et les vivants. La fumée léchait les parois. Les cris, les pleurs et les suppliques tonnaient à travers les galeries.
Plaquées contre les vestiges de la barricade, accoururent deux équipes. La première, une demi-douzaine d’hommes placée sous la tutelle de Nathanaël, de Galen et d’Eva, se pressa sur le flanc droit du monticule. Ils arboraient des protections en cuir bouillies, des casques, de vieilles épées, des lances, des haches et des matraques. La seconde, constituée de la petite Maria, d’Émilia, de deux femmes et d’un estropié, s’avança dans leurs dos. Ce groupe-ci, pourvu de guenilles, de couvertures et de seaux remplis à ras-bord, s’affairait sous la direction de Vuelvo. La régente, d’un signe de la main, sonna le début des opérations. Elle tremblait, trépignait à la vue du brasier. Sa bouche et son nez, tout comme ceux de ses acolytes, étaient masqués par un linge.
L’idée consistait à recouvrir de boucliers une menue surface, un accès surprotégé permettant au porteur d’eau (un seul à la fois) d’intervenir en toute tranquillité. Ainsi, Émilia, le visage blême, ses longs cheveux blonds maculés de sang, s’engagea sur la voie. Elle porta deux doigts à ses lèvres gercées puis, d’un geste sec, se délesta du tissu serré contre son dos. Celui-ci, une fois appliqué, accueillit une épaisse lampée d’eau froide. Le bois crépita à grands cris, la fournaise les défiait de son rire monstrueux.
Elle se retira dès lors.
La petite Maria, les deux jeunes femmes, puis l’estropié apparurent à leur tour. Aucune flèche ni réaction ne sifflait au-delà des braises, les couvertures détrempées repoussaient l’incendie, sous les yeux tendus des membres des deux équipes.
Tout fonctionnait bien, trop bien. L’accès, en effet, ne semblait plus surveillé du tout. On poursuivit les opérations. L’optimisme se lut parmi les rangs. S’il s’agissait d’un piège, la régente n’en devinait aucun des éléments. Un craquement, toutefois, survint au second passage des seaux, suivi presque aussitôt d’une grêle de traits blanchis. L’un d’eux fila à travers les flammes, s’écrasa à l’angle de la rondache d’un premier fantassin. Un autre perfora une épaule, un autre encore décapa un casque avant de venir se ficher dans la cuisse du présent porteur d’eau. L’estropié rua, haletant, alors que se repliaient les troupes. Il reçut pour la peine un second projectile en pleine omoplate, ce qui tapissa le sol d’une large traînée rouge vif. Les targes se brisaient à la moindre offensive. L’impact des carreaux ennemis, d’un diamètre considérable, traversait sans difficulté les corps, cuirassés ou non.
— Levez vos boucliers ! commandait Galen.
Les deux lévriers aboyaient en direction du feu, d’où l’estropié beuglait, ballottait, aux côtés de bon nombre de ses compatriotes. Hommes, femmes et enfant, le teint blafard, le souffle coupé, se massèrent hors de portée. Maria pleurait. Les habitants assistèrent tout du long à l’agonie du malheureux. Eva, pourtant, leur ordonna de regagner leurs positions dès l’accalmie. De nouvelles flèches fusèrent au bout de trois, puis de quatre allées-venues. Les cadavres s’entassaient au rythme des rondes. Les seaux se vidaient, une brèche, petit à petit, se profilait à la lueur de la lune. Or, ils manquaient d’effectifs. L’un des militaires, refusant d’intervenir à son tour, abandonna son poste.
— Tenez bon ! cracha-t-elle, « tenez bon ! (Elle se détourna en direction de Vuelvo) Retournez jusqu’au camp porter la nouvelle, dites à tout le monde que nous allons mettre à jour un passage. Nous allons sortir d’ici ! »
Les flammes crépitaient. Les couvertures noircissaient au contact du bois calciné. « Encore un peu », songea-t-elle, un pavois entre les mains, « juste un peu, par l’Unique. »
« L’enfer est derrière nous. »
Deux bras monstrueux jaillirent en travers de l’incendie. Ils repoussèrent les troncs, les branches et les rameaux, triplèrent la largeur de l’accès produit avec une facilité déconcertante. C’est alors qu’elle le vit. Le crâne lisse, le regard vitreux, la silhouette massive d’un Mancro fourrageait à travers les flammes. Celui-ci, affublé d’une simple pièce de tissu attaché autour de sa poitrine, arborait un arc long tenu en bandoulière ainsi qu’un carquois couché à l’horizontale. Un défilé de petits bijoux, de breloques en tout genre, brillait à la lueur de la lune, au bout des pics suspendus de sa crinière d’épines osseuses. Ses jambes, effilées, étaient ridicules à la vue de son tour de hanche. Emilia poussa un hurlement déchirant, pria, puis se replia aux côtés de Maria. La régente, interdite, s’en mordit la lèvre inférieure.
Elle jeta un coup d’œil à Galen et, tirant l’épée :
— NE LUI LAISSEZ AUCUN RÉPIT !
Mais déjà la bête se saisissait de l’un de ses tubes translucides, l’armait, avant d’abattre sans sommation le premier homme en lice. Nathanaël, ses deux chiens placés sur ses flancs, riposta d’un trait. Les fantassins se liguaient en rang serré, de façon à couvrir de leurs écus le corps de l’éclaireur en chef. Les traits sifflaient, l’homme-murène, acculée, reçut un carreau dans la jonction du coude. Il relâcha son arme et, ses avant-bras collés contre son visage et sa nuque, recula jusqu’à s’éclipser parmi les braises ardentes. Les lames tintèrent. Les militaires, galvanisés, soulignèrent l’événement d’un hourra. Dans un premier temps tout du moins. Deux, puis trois silhouettes en tout point identiques reparurent à la vue des défenseurs. Celles-ci, munies d’arcs et de javelots, encochèrent chacune à leur tour, criblèrent les boucliers jusqu’à rompre la formation. S’en suivit une charge endiablée.
L’impact tonna à travers les grottes. Deux des Mancros enfoncèrent les lignes sans la moindre difficulté. Eva commanda à ses inférieurs de rallier sa position, bondit en avant, porta un coup d’estoc, au niveau de la nuque du premier assaillant rencontré. Ce dernier, un rien plus maigre que ses deux camarades, se tortilla afin d’éviter l’attaque. Il se redressa sur ses pattes, bomba le torse, dans un rictus terrifiant. Elle esquiva d’un cheveu la riposte, roula sur le sol, avant de trancher à la verticale. La créature sursauta, ébranlée. Un fin filet gicla en travers de ses jointures. Non loin, se dressait Nathanaël, son arc tendu, ses deux chiens sur ses pas ; Galen, sa demi-lance au poing, tournait, virevoltait autour de son opposant. Le troisième Mancro, ses longues griffes plaquées en visière, se frayait un passage à travers l’incendie. Sa poitrine présentait les traces d’une vieille et profonde lacération. Les plaintes, le tintement de l’acier tonnaient à tout bout de champ. La fumée poursuivait son ascension. « Rien », observa la régente. « Ils n’ont rien de commun avec le garde du corps de Basile ». Ces trois-là se contentaient d’un simple morceau d’étoffe, conservaient une posture voûtée, les bras ballants. Ils ne semblaient initiés qu’aux seuls désirs et besoins primaires. La créature, toutes griffes dehors, se détourna soudain en direction du monticule.
Le dernier Mancro bataillait à pleine main, s’extirpait de sa prison incandescente. L’itinéraire tracé, il s’écarta à l’adresse d’un quatrième intervenant : Plus petit que ses acolytes, un colosse enturbanné d’un linge, contemplait le spectacle. Dans sa main droite brillait une énorme hache à double tranchant, dans sa gauche, une épée courte. Non. Longue. Il arborait un pantalon de toile ainsi qu’un plastron lamellaire découpé au niveau des épaules. Deux tatouages symétriques figurant la mâchoire supérieure d’un loup épousaient celles-ci.
Un Orque.
— Gaan, prononça-t-il lentement à l’adresse du Mancro élancée qui, à présent, fulminait. « Gaan, Kakreen, Khaarswar. »
Celui-ci, d’abord, sembla l’ignorer. Il poursuivit son œuvre, la gueule entrouverte. Un sang noir et visqueux cascadait le long de ses griffes. Le nouveau venu reprit du même ton, frappant deux fois la pierre du manche de son arme. L’intéressé releva la tête puis, non sans manifester un certain agacement, s’en retourna tout en crachant quelques gargouillis. La régente, sidérée, se précipita dans son dos. Il exécuta un volte-face, mais sans riposter. Un militaire adjacent entreprit de lui démolir le crâne à l’aide d’une masse. La créature s’empara du gourdin, projeta celui-ci vers le lointain, avant d’engager une charge en direction du reste du bataillon. Le bris du bois, le fracas de l’acier tonnaient sans cesse. Au loin flottaient les pleurs, les suppliques, les rires nerveux des sous-factions dispersées au gré des sous-sols. Un appel à l’aide perça à travers ce vacarme. Nathanaël se ramassa contre terre. Devant lui se dressait le premier Mancro, l’empenne d’une flèche piquée en travers des joues. L’un des deux lévriers aboyait, sautait, mordait, sans obtenir le moindre résultat. L’autre gisait étendu non loin, l’intérieur de son abdomen éparpillé sur le sol. L’éclaireur roula, arma son arc, tira. Le monstre repoussa à mains nues son projectile.
Les Mancros, de par leur maudit épiderme, encaissaient aussi bien qu’un chevalier en armure de plates. En outre, ils étaient bien plus difficiles de les renverser. La pointe d’une lance, le fer d’une matraque se précipitèrent sur l’homme-murène qui, dans un cri strident, refoula les trois fantassins. Eva, haletante, fixa l’éclaireur en chef, qui lui jeta un regard entendu.
Nathanaël saignait abondamment.
— Repliez-vous, cracha-t-elle à contrecœur. « Saisissez-vous des blessés légers, reculez ! »
Les flammes crépitaient. Le son des lames tintait. Une ombre gigantesque se profila en plein sur sa position. Elle pivota sur la droite, dérapa, dans un geste désespéré. Un fracas retentissant bourdonna dans ses oreilles. Le mouvement suivant ne dura qu’une seconde : la régente, sans même réfléchir, assura son équilibre avant d’enchaîner un coup tranchant. Son adversaire, l’arme abattue, l’enraya à l’instant critique au moyen de son épée. Bientôt, les deux duellistes se retrouvèrent face à face.
L’Orque avança d’un pas, récupéra sa hache. Ses yeux bruns, tapis sous son linge, affichaient un air apathique.
Elle s’élança au contact de son opposant. Celui-ci allongea de nouveau son bras droit, sa gauche prête à bloquer. Il était rapide, bien plus qu’elle ne l’avait escompté. Elle le surpassait toutefois. Elle les surpassait tous. Elle se retira, sauta de côté tout en effectuant une rotation. Elle l’égratigna, esquiva d’un pas chassé son coude, ce qui lui permit d’atteindre les limites de la fournaise. « Encaisse-moi ça, sale enfant de putain. » Nouvel assaut. Le colosse frappa de plein fouet, libérant à l’impact un essaim de braises scintillantes. Surpris, il détourna la tête, offrant, comme prévu, l’occasion de se jeter à ses pieds. Elle braqua sur lui la pointe de son épée, plia le genou, avant de bondir tel un chat sauvage. Le leader ennemi évita l’égorgement de quelques centimètres.
Eva, alors en pleine esquive, réprima un hoquet. « La hache, ce n’est pas la hache. »
Son adversaire avait anticipé son mouvement. Il avait joué de son air nonchalant, de la langueur de ses coups, afin d’interchanger ses armes au tout dernier moment. Elle l’avait sous-estimée. Le souffle court, la respiration sifflante, elle vit s’abattre sur elle l’acier rutilant, encaissa l’attaque, s’effondra sur le sol, dans une marre de sang. Mais rien de tout ceci ne se produisit.
Elle trébucha sur les fesses, ébahie. L’Orque la toisait de toute sa hauteur. Le fer d’une lance, alors, apparut à ses côtés, pareil au pieu dressé de quelques barricades. Son éternel sourire moqueur plaqué sur les lèvres, Galen arborait les restes de son vieux pourpoint poussiéreux. Les vestiges de son œil gauche suintaient d’un liquide bariolé, porté jusqu’à sa chemise de corps usé.
Il recula sa pointe, en tendit l’arrière du manche au visage de la régente, qui s’en saisit afin de se relever. L’Orque, immobile, lui jeta un regard de défi, bien qu’empreint d’un certain regret.
Les flammes crépitaient, la fumée descendait le long des murs. Arqués, les survivants se repliaient à grandes enjambées. Sans se presser, les trois Mancros se succédèrent parmi les corps. Le maigrelet, la gueule maculée d’un épais duvet sanguin, plongea sur l’un des blessés. Celui-ci, se contorsionnant, poussa un terrible rugissement. L’ennemi tenait partie de sa position. La fumée, en effet, recouvrirait bientôt l’ensemble de la grotte. Si l’offensive reprenait, elle se déroulerait ici, tout près des restes de la barricade. Or, il s’agissait là d’un risque inutile, inconsidéré. Pourquoi ne pas camper l’extérieur, l’arc tendu, à l’affût du moindre bruit ? Pourquoi ne les gratifier que de quelques flèches, permettant, par la même, l’usure du monticule enflammé ? Un caprice, un simple caprice, sans aucun doute. L’Orque, toujours, la jaugeait de pied en cape.
— Retirons-nous, Madame, proposa Galen.
Les hommes, les femmes, toussaient, suffoquaient au contact de l’air ambiant. Les couvertures avaient disparu. Les tables de confections et les coffres gisaient retournées, pillées. Des cellules de deux, de trois ou de quatre habitants se tenaient serrées les unes contre les autres, évitant à tout prix la chaleur des torches. Parmi eux, tant d’insurgés que de militaires, tant de civils que d’estropiés. Les uns priaient, les autres sanglotaient. Le père Rezar, flanqué de ses deux béquilles, claudiquait entre les blessés.
Le conseil adjoint campait aux abords du dispensaire.
— J’étais parvenu à rallier la plupart des émeutiers, cracha Vuelvo, alors adossé contre la paroi. « Mais les cris des poissons… ces maudits rugissements. Après ça. Pas moyen de faire bouger qui que ce soit. (Il désigna les survivants.) Certains vous pleuraient, Madame. Personne ici ne pensait vous revoir en un seul morceau. (Silence) Quelle est la situation ? »
— Désastreuse, souffla la régente « On nous a permis d’ouvrir une brèche à seule fin de mieux nous massacrer. Les forces adverses sont composées de trois Mancros dirigés par un orque. Nathanaël est resté là-bas, gravement blessé. Les survivants ont fui à travers les tunnels. Ils recherchent une sortie. »
— Cet Orque, vous avez vu son visage ?
— Non. Il était recouvert d’un linge. Pourquoi ?
— Pour rien, poursuivit Vuelvo dans un soupir. « Ça n’a plus aucune importance à présent. »
Le silence tomba dès lors, perturbé seulement par les rires nerveux, les plaintes et les gémissements. Eva, le teint livide, fixa Galen, lui-même grièvement blessé. Vuelvo affichait le long d’une joue une cuisante entaille. Ce dernier subit, de par le miasme, une quinte de toux plus violente encore qu’à l’accoutumée.
— Des nouvelles de Julio ? reprit-elle au bout d’un moment. Discuté jusqu’à la fin lui semblait être la seule chose à faire.
— Rien, admit son interlocuteur. « Pas une trace. Les témoins prétendent l’avoir aperçu hier au soir, peu de temps après le couché. (Il se laissa glisser le long de la paroi) Peut-être a-t-il déserté. Monsieur Tener serait-il le plus malin d’entre nous ? »
Sa chevelure dorée collée sur son œil mort, Galen s’adossa à son tour. Il retira les quelques mèches récalcitrantes.
— Vous vous trompez, chanta-t-il d’un timbre clair et cristallin. « Les Mahras exceptés, Julio était le plus fidèle d’entre nous. Jamais il n’aurait consenti à la trahison. »
L’autre se rembrunit.
— Et vous, mercenaire. Vous, vous l’auriez consenti ?
— Mes blessures parlent d’elles-mêmes, ce me semble.
— C’est indéniable, oui. Cependant votre tentative de…
QUE LA JEUNE FEMME AUX CHEVEUX DE FEU SE PRÉSENTE SEULE, SANS AUCUNE ESCORTE NI ASSISTANCE, le coupa une voix grave et caverneuse portée depuis l’entrée principale. « LA PAIX PEUT ENCORE ÊTRE NÉGOCIÉE ! »
Le trio sursauta, tira le fer dans la précipitation. Les survivants concentrèrent leur attention sur le monticule enflammé, puis sur la régente elle-même. L’espoir naquit parmi les rangs. Prostrée, la petite Maria se redressa, courut à toute jambe, et ce malgré la toux, jusqu’à se lover entre ses seins.
— Un piège, sans aucun doute, cracha Vuelvo. « Vous l’avez dit vous-même, notre ennemi s’amuse. Notre passivité lui déplaît certainement. Ils vous tueront dès votre arrivée. »
— Au diable la prudence, s’emporta Eva. « Nous sommes condamnés, perdus. Ces gens (elle déglutit, hésita) ces gens sont ma famille, et il m’incombe de veiller à leur bon soin. »
S’en suivit, au moment du départ, une série d’accolades, d’étreintes et d’embrassades. Les hommes, les femmes priaient, pleuraient, les uns face à l’adversité, d’autres par respect pour l’abnégation de leur leader. Celle-ci réprima ses émotions. Elle devait être forte, inflexible. « Ne flanche pas », récitait-elle, « ne flanche pas. » Que restait-il des pourparlers, des alliances, des compromis du Commandant Bolles ? Rien. La protection d’un cartel ? Disparu ! La promesse d’un nouveau départ ? Envolé, dissipé au gré du vent. « Que le diable t’emporte Medellín, toi et tous ceux de ton espèce », pesta-t-elle, la rage au ventre. Ils s’en sortiraient. Ils reformeraient bientôt la communauté, loin de tout ceci. Vuelvo et André Rezar lui souhaitèrent bonne chance.
Galen, lui, se contenta d’opiner du chef.
Une fois seule, isolée, elle s’autorisa à céder. Elle se laissa soudain glisser sur le sol, toussa, pleura à chaudes larmes, son précieux pendentif en main. Elle se souvint du matin de la disparition, des rangements dûment classés, des étagères de fortunes massées autour de la couche du Commandant. Elle avait fouillé ceux-ci de fond en comble, retournant les coffres, déchiffrant les quelques dossiers manuscrits. Elle n’avait rien trouvé. Rien, outre la fameuse décoration. Le Saint Trait des Justes.
La crise passée, elle se releva, bomba le torse, ceignit sa ceinture. La fumée lui piquait les yeux, la désorientait.
Elle remonta le long des parois, observa l’incendie se rapprocher. Les langues de feu s’étiraient à perte de vue. La fumée, omniprésente, s’immisçait dans ses poumons. Le dos voûté, la gueule garni d’une flèche, le premier des Mancros se dressait dans l’encart de la porte de la barricade. Le second l’accompagnait, ces cicatrices creusés luisant à la lumière vacillante. Enfin, le maigrichon, posté à contre-jour, fourrageait dans son coin. Eva, sans dénoncer la moindre hésitation, revêtit la lueur du brasier. Elle épousseta son armure de cuir, ses protections, dans un déluge de cendre. Le fer tintait à sa ceinture. Le fourrageur se redressa, émit un gargouillis dégoûtant. Ses deux camarades, stoïques tout d’abord, la jaugèrent de pieds en cape, puis s’écartèrent de concert. La barricade franchie, elle enjamba les visages réduits à l’état de bouillie, les os dénudés, les muscles sectionnés. Ici reposait un frère éventré, là, une sœur empalée à travers un pieu. Basile lui-même gisait au pied des flammes, les restes de son crâne dispersés aux alentours. Enfin, Nathanaël. L’éclaireur en chef baignait dans une marre de sang, entouré des cadavres de ses deux lévriers et d’un vétéran de la 22em. Il exhibait sur le flanc droit des lacérations épouvantables. Ses traits semblaient trahir de profonds regrets.
Elle s’en détourna, le cœur à l’agonie.
— Benedict Bolles n’est pas là, déclara-t-elle d’un ton ferme et vibrant. « Il est porté disparu, il a fui comme un lâche, vous entendez ! Retirez-vous, monsieur. Vous perdez votre temps et celui de votre employeur. »
L’Orque, jusqu’ici accroupi au plus près de la fournaise, se redressa dans un râle et, soulevant son linge, caressa du doigt la plaie sur son cou. Il renifla sans ménagement.
— Dégaine, jeune fille, grogna-t-il d’une voix grave. « Terrasse-moi, et mes gens s’en retourneront dans la nuit. »
Déjà il empoignait son arme. Son regard flamboyait de plaisir, sa hache, immense, rutilait à la lumière du feu. Elle recula d’un bond puis, tirant l’épée, opina du chef.
Un duel, un simple duel, la condition idéale, si tentée, bien sûr, que cet orque honore sa parole. Elle n’avait pas le choix de toute façon. Le leader ennemi, cependant, poursuivait son élocution : « Fais honneur à Okoubou, car lorsqu’il viendra te chercher, Okra, la grande louve, la mère écarlate, saura reconnaître les siens. ». Ils allaient s’en sortir. Oui. Elle ne le sous-estimerait pas.
Pas cette fois.
Le colosse s’élança, bondit en avant. L’impact produit remonta à travers les parois. Eva, le teint cireux, se réceptionna non loin. Elle avança d’un pas, de deux, puis brandit son arme tout en effectuant une rotation. L’attaque ricocha sur le plastron adverse, qui repoussa l’assaillante. De nouvelles passes survinrent, et la régente, au grès des chocs, des étincelles, se surprit à choyer l’événement. Jamais au cours de sa vie elle n’avait ressenti une telle sensation, un tel plaisir à l’idée de croiser le fer avec qui que ce soit. Ce monstre bougeait avec simplicité, sans artifices. Il frappait, jaugeait, réagissait au moindre geste, au moindre soubresaut.
L’expérience engrangée des guerres, des conflits traversés transparaissaient à travers ses poses, ses bottes et son maintien. En outre, son adversaire profitait d’une armure lourde, elle, d’un vulgaire morceau de cuir bouilli. Elle dansait, respectait à la lettre une chorégraphie macabre, où toute erreur signifiait la mort.
Le souffle de l’épée chanta soudain sur sa droite, celui de la hache sur sa gauche. Elle pivota sur elle-même, bloqua, esquiva, avant de contre-attaquer. « Ce tour-ci ne fonctionnera plus », piailla-t-elle à voix haute, afin de déstabiliser son opposant. Elle enchaîna dès lors, recula, épousa du bras le genou droit de la créature. Les lames, à peine refroidies, tintèrent derechef. L’Orque entreprit de lui porter une botte, rua et, de sa force herculéenne, tailla à l’horizontale. Elle se replia avant d’infliger deux nouvelles touches, cette fois en direction du cou et des hanches.
De nouveau en garde, la ficelle nouée dans son dos se déchira, libérant en cascade sa chevelure auburn. Le silence tomba, le colosse respirait de plus en plus fort. « Enfin », songea-t-elle, haletante
« Enfin, il se fatigue. ».
Mais déjà celui-ci chargeait. Il tourna sur lui-même, effectua un pas chassé. Alors, dans un fracas assourdissant, il s’effondra.

L’action fut si soudaine, si impromptu, qu’elle se replia par bonds successifs. Elle observa le leader ennemi.
La chute du tissu protecteur révélait le visage de la bête : une peau verdâtre, parcheminée ; deux canines proéminentes se dressaient de part et d’autre de ses lèvres épaisses, elles-mêmes fendues par endroit. La cicatrice, tracée du bas de sa mâchoire inférieure jusqu’au lobe de son oreille droite, était proprement abominable. L’Orque tremblait, sa hache double et son épée hors de portée. Par deux fois, il tâcha de se redresser, plia, déplia le genou. Sans succès. « Un miracle », pensa-t-elle sur-le-champ, stupéfaite, « une intervention divine ! » Elle se renfrogna toutefois. S’agissait-il d’un piège ? Un stratagème visant à déjouer son attention ? À l’attirer à courte portée ? Possible. Ce monstre n’avait-il pas, tout à l’heure, feinté la faiblesse afin de mieux frapper ensuite ? L’Orque, cependant, sollicitait encore et toujours son genou meurtri. « Tu comprendras, bientôt ». Eva, pointe en avant, s’élança en hurlant. Elle parcourut en un instant la distance requise, s’inséra à travers la chair enveloppant le cou. Le colosse, véloce, entreprit de se saisir de son assaillante, qui s’arracha de ses doigts vigoureux.
— Tu t’es bien battu.
Le son de l’acier tinta. Du sang s’écoulait entre les doigts du demi-géant qui, d’une main ferme, recouvrait la plaie.
— Tu t’es bien battu, jeune fille, reprit-il dans un râle. « Permets-moi, en récompense, de t’offrir une mort honorable. »
Le monde, dès lors, se déroba sous les pieds d’Eva. Elle se sentit chuter, elle sentit, entre ses seins, un liquide chaud. Les deux yeux bruns du colosse la fixaient, et elle perçut bientôt, par dessus l’ardeur du foyer, l’éclat glacé d’une dague. « Tu porteras sur tes épaules le poids des vies de chacun d’entre eux », lui susurra la voix suave et posée, empreinte d’un léger accent Ordonnais du Commandant Bolles. « Il n’est pas plus grand honneur, en ce monde, que de veiller sur son prochain. » Tant de fois, elle avait entendu ces paroles. À la veille de l’attaque de Medellín ; après l’échange abject du petit Luis ; au départ de Jair, d’Isai, de Damian, de Poryduro. « J’assumerai tout sacrifice nécessaire » s’était-il défendu, « tu comprendras, d’ici quelques jours ».
Elle ne comprenait pas, non, pour quelles raisons cet homme si pieux, animé d’une telle bienveillance, s’accrochait au pouvoir ! Il avait disparu à présent, évaporé au petit matin, sans laisser de lui aucune trace. Elle regrettait son inaction.
Elle regrettait de ne pas avoir écouté Galen.