RINERA
Au Trois Plumes
« Gling »
Le son de la petite cloche de bronze installée en haut de la porte recouvrit la pièce de ses vibrations. Elles s’étirèrent le long des murs, pénétrèrent les armoires, les casiers, les rangements dressés de tous côtés. Au centre, debout derrière le comptoir, se tenait un sexagénaire tout de noir vêtu, un homme imposant au teint cireux, au visage sévère, labouré par l’âge et le labeur. Les pointes d’une longue moustache relevée courraient jusqu’aux bords de ses joues. À première vue, celui-ci s’employait à la lecture de quelques feuillets, plissant les yeux, raturant par intermittence. Cornelio Vender, en réalité, jugeait déjà du sérieux du nouveau venu.
Il n’en était guère satisfait.
« Des chausses de bois », pesta-t-il en silence, « Et dans un état lamentable qui plus est ». Bien sûr, il pouvait s’agir d’un éclaireur, un simple coursier missionné à la hâte afin d’attester de la présence du volume recherché, mais le libraire n’y croyait pas.
Le jeune homme salua d’une voix fébrile, effectua quelques allées et venues, posa une question tout à fait inintéressante, puis s’en retourna. Le silence tomba.
La cloche des Trois Plumes chantait peu, si bien que l’on aurait pu croire, de prime abord, que ses habitants vivaient sans le sou. Cornelio et son cousin, pourtant, amassaient de belles sommes, un salaire variable certes, mais suffisant. Ils vendaient peu, mais à bon prix. Bien situé, à savoir loin des quartiers populaires tout en évitant l’effervescence du centre-ville, le magasin trônait rue Via Sritorno, une aubaine. L’endroit constituait en effet une curiosité, une anomalie architecturale dans le quadrillage scrupuleusement millimétré de la ville. Il se terminait par une impasse, un euphémisme au vu des circonstances de l’achat du bâtiment.
La cousinade, à l’origine, comptait trois membres ; Cornelio, l’aîné ; Emea ; ainsi que Pico, le cadet. Ils dirigeaient une modeste entreprise de maçonnerie, un cadeau laissé dans la tradition familiale. En 760, Cornelio avança l’idée d’une potentielle délocalisation. Les affaires, certes, allaient bon train, mais le marché d’outre-mer semblait bien plus juteux. Un tiers seulement des employés suivirent les trois entrepreneurs, un déficit anticipé avec brio. La main-d’œuvre ne manquait pas parmi les colons, et les périodes de conflits, plus destructrices les unes que les autres, ajoutaient sans cesse de nouvelles dates à l’agenda. La concurrence était rude, mais les bénéfices se révélaient à la hauteur du sacrifice.
Emea quitta la direction en l’an 763. Lui et plusieurs de ses ouvriers essuyèrent de lourdes pertes face aux Mancros, alors qu’ils menaient à bien la construction d’un avant-poste. Ses plaies s’infectèrent, son agonie, lent spectacle déchirant espacé sur trois mois consécutifs, entraîna dans sa chute le reste de l’empire familial. Les deux cousins délaissèrent leurs fonctions, la société, affaiblie, subit alors de plein fouet une perte nette de bénéfice. Enfin, la grande grève des travailleurs, vaste cortège réclamant à grands cris le soutien de l’armée royale, acheva d’enfoncer les derniers clous du cercueil de l’entreprise.
Elle apparut sur la liste des biens soumis aux enchères.
Il s’agissait là d’une décision mûrement réfléchie, une évidence quant à l’avenir des deux cousins. Les dettes s’accumulaient, les compagnies comme la leur finiraient par disparaître au profit des camps de travaux forcés. Ils devaient vendre, oublier le passé, l’honneur du sang. Le marché du livre leur tendait les bras, ou plutôt, celui de sa conception. Ce début d’année 764 marquait l’arrivée de l’imprimerie, une avancée technologique majeure octroyant à tout un chacun le privilège d’obtenir sa dose de littérature à domicile. La vente généra une coquette somme, un pécule qui, en l’état, aurait permis aux deux cousins d’investir sans problème. Le destin en décida autrement. Les prémices d’une ère nouvelle se profilaient à travers l’imprimerie, les enjeux étaient tels que le haut-conseil colonial se sentit soudain menacé. Une loi fut votée dans la précipitation et le pouvoir s’empara du jour au lendemain de l’ensemble des manufactures. Bon nombre d’industriels furent ruinés. Les Vender y laissèrent environ 60 % de leur capital.
« La chance sourit aux audacieux », se remémora le libraire tout en dégageant une clef massive de la porte du magasin. Il se redressa, bomba le torse, puis revêtit ses gants et son béret. Sa carrure ne laissait aucun doute quant à ses antécédents d’ouvrier.
La rue Via Sritorno, à l’époque, n’intéressait personne. Pire, ses propriétaires souhaitaient se débarrasser au plus vite de l’ensemble de leurs biens. Les deux cousins avaient eu vent de la mise aux enchères d’un local de plain-pied, un magasin aux proportions nettes, un carré parfait installé à l’avant d’un appartement. « On pourrait vendre des livres », avait proposé Pico d’un geste fébrile. « On pourrait, oui », avait répondu le futur libraire. Les autorisations valides, l’acte de vente fut signé au cours de la dite matinée.
Le vieil homme descendit la rue, tourna sur la droite, puis s’engagea dans l’artère d’un pas vif.
La ville, sur les coups de midi, redoublait d’effervescence. À l’ombre des tonnelles, des résidences et des bâtisses ceinturées d’échafaudages, une horde de commerçants se disputait l’espace auprès d’une demi-douzaine de crieurs publics. Légumes, viandes, fruits, sucreries, tout était à vendre. Des échoppes de toutes tailles s’entassaient à perte de vue, descendaient le long de la côte, en direction de la périphérie. Deux files de cavaliers y menaient la bride, veillant à tout instant à la sécurité de chacun.
Cornelio remonta l’avenue, jouant des coudes, bataillant à pleines mains. Il rencontra au cours de son périple deux de ses fidèles clients, un homme tout à fait fortuné, ainsi qu’un notaire avec lequel il conversa tout du long.
La plèbe, dès lors, se retira à son passage.
La prière terminée, le sexagénaire écarta du doigt les bordures de sa besace. Il en sortit quelques piécettes qu’il échangea contre deux lots de crêpes de maïs fourrées à la viande, ainsi qu’une poignée de friandises au chocolat.
« Gling ». L’après-midi se révéla autrement plus fructueux. Aux alentours de 15h, une petite brune au teint brûlé, aux nattes noires, franchit la porte des Trois Plumes. Elle accompagnait chacun des gestes de sa maîtresse et propriétaire.
Cornelio releva la tête, un sourire artificiel aux lèvres.
— Bonjour, Madame D’Escansar.
L’acte bref, le maintien altier, l’intéressée ôta son chapeau. Elle arpenta en silence les quelques mètres carrés du magasin, puis parcourut des yeux quelques ouvrages. Sa silhouette mince, sa robe longue, ses gants tissés de velours blanc, tout ceci jurait avec la barbarie du désordre ambiant.
— Bonjour Monsieur Vender, lança-t-elle enfin d’une voix claire, affirmée, « êtes-vous parvenu à obtenir l’objet désiré ? »
— Oui Madame, bien sûr. Ne bougez pas, je m’en vais vous le chercher immédiatement.
La littérature dite « exotique », voilà en réalité ce qui constituait le sel des revenus de la cousinade. Il s’agissait d’ouvrages interdits, blasonnés après lecture du sceau du filtre d’état. L’empire tenait à garder un contrôle constant sur les territoires d’outre-mer. Il le laissait croire tout du moins.
De prime abord, les rayonnages des libraires souffraient d’un manque flagrant de diversité. Ne subsistaient à la vente que quelques épîtres, des textes cléricaux, des poèmes ainsi qu’une variété infinie d’études et de traités philosophiques méticuleusement sélectionnés au préalable. Dans l’arrière-boutique, toutefois, dormaient de larges collections, des livres d’histoires, des romans, des récits autobiographiques, des chroniques, des journaux, des sagas tout entières venues des confins du vieux monde. Bon nombre de réseaux clandestins veillaient nuit et jour au bonheur des citoyens.
— Voici, entonna le sexagénaire tout en posant avec soin un volume en cuir orné à même le comptoir.
Ainsi subsistait l’affaire des deux cousins. Cornelio s’occupait des ventes, Pico s’assurait du bon traitement des marchandises. Elles atteignaient chaque soir, et sans encombre, les caisses cachées tout au fond du magasin. Les deux copropriétaires, selon la loi, encouraient la peine capitale. Ils ne s’en émouvaient point toutefois. Le commerce de livres exotiques constituait un crime reconnu, mais dans les faits, personne, pas même les plus hautes figures politiques, ne s’en inquiétait réellement. En outre, les Trois Plumes fournissait certains gradés de la garde municipale.
Satisfaite, Madame D’Escansar régla ses honoraires. La petite brune exécuta une timide révérence. La cloche chanta leur départ, le silence, cette fois, ne fut que de courte durée.
Trois tonalités sonnèrent coup pour coup depuis l’entrée du magasin, deux rapides, une traînante.
Elles réitérèrent avec insistance, deux rapides, une traînante. Cornelio s’interrogea, fixa le problème quelques instants avant de pousser un franc grognement. Il bondit en avant dès lors qu’il comprit enfin de quoi il en retournait.
Sans un mot, le libraire traversa la pièce, puis verrouilla l’accès principal. La silhouette d’un homme de grande taille se dessinait à travers les barreaux de la devanture.
Le sexagénaire se rendit dans la réserve, enjamba sa propre couche, puis réveilla Pico au moyen de violentes secousses. Des profils, ils en côtoyaient des tas : du soldat renfrogné amateur d’histoire à l’eau de rose, aux dames de cours aux penchants les plus primaires. Mais celui-là, celui-là était prêt à investir une vraie fortune dans quelques rapports classifiés, des ouvrages primitifs, des notes rédigées de mains humaines, au cours des premiers temps de la découverte. Les deux cousins ne comprenaient pas de telles lubies, mais ils ne comptaient pas le contredire, par avidité, par peur aussi.
L’orque les rendait nerveux.