FORT DE BOLLES
Salle de réunion

• Benedict Bolles
• Eva Derrocado : instructrice en chef
• Galen Golpear : dirige le bataillon armé
• Nathanaël Cazan : dirige le bataillon des éclaireurs
• Julio Tener : comptable du groupe
• Hernan Golpear : frère et second de Galen Golpear
• Jair Salaa : second de Nathanaël Cazan
— Commençons, souffla la voix impérieuse, empreinte d’un léger accent Ordanais du Commandant Bolles, « Julio, votre rapport, je vous prie, quant aux résultats de l’attaque portée ce jour même. »
— Nous sortons victorieux de ce dernier affrontement, déclara celui-ci d’un ton métallique. « Nos réserves de nourriture bondissent de moitié. Les hommes de Vuelvo nous ont fait grâce de l’un des chevaux du convoyeur, et ce malgré un nombre impair. La première voiture, du reste, nous rapportera quelques dots. Il s’agit là d’un succès retentissant, mes félicitations mon commandant. »
— Les pertes, reprit le maître des lieux, citez-moi le nom de chacun d’entre eux, je vous prie.
Le comptable tressaillit, puis poursuivit à voix basse.
— Nous pleurons ce soir la mort de Julian Vacio, de Todos ainsi qu’Herencia. Quatre blessés reposent en ce moment au dispensaire. Parmi eux, le meneur Hernan.
À l’autre bout de la table siégeait un trentenaire habillé d’un vieux pourpoint noir à manches tailladées. Son visage fin au regard vif, son nez pointu, ses cheveux mi-longs, comme tressés d’or pur, apparurent à la lueur des torches. Nul, pas même Julio, ne restait de marbre devant l’extrême élégance de Galen.
— Mon frère est blessé dites-vous ? Oh, dans son amour propre certainement. Ces mercenaires étaient d’habiles combattants. Il me parait regrettable, néanmoins, d’observer un tel résultat à cinquante contre quinze.
— Quarante-trois le coupa presque le comptable.
— Le bataillon fatigue, enchaîna Nathanaël, laconique.
Il se tenait assis à la droite de Julio.
— Souffrez-vous de quelques maux, éclaireur en chef ? Vous qui ne dormez qu’une nuit sur deux, qui courrez sans cesse les bois, tantôt à l’organisation, tantôt à la relève des collets. Vous maîtrisez vos troupes, vous combattez à leurs côtés. (Il sourit) Nous tous ici ne sommes pas des gens d’exceptions, de tels clichés confortent dans leur position les faibles et les fainéants. Nos hommes, j’en suis convaincu, pourraient produire de meilleurs résultats.
Le comptable dissimula avec brio son aversion. Galen Golpear, le responsable des forces armées, affichait en permanence un air satisfait. Il s’exprimait avec aisance, d’un timbre clair, quasi cristallin. Golpear, sous ses draps de noblesse, cachait un être malveillant, un véritable boucher au masque de soie. Julio connaissait bien ce genre d’individu, ses prétendus gentilshommes aux bonnes mœurs, claironnant du soir au matin leur passion d’autrui sous une chape d’humilité. Ceux-là fourmillaient parmi les hommes du roi. Galen était une pièce rapportée, un chien errant recueillit un an auparavant, accompagné de son ineffable frère cadet. Le comptable ne doutait pas de ses compétences, son ascension, toutefois, ne tenait selon lui qu’au seul but de restreindre ses libertés.
S’en suivit un long, très long passage où Julio détailla tour à tour la situation de chaque activité du groupe. Il aborda le rendement des cueillettes, la pêche, la chasse et la production agricole. Le bétail, bien peu nombreux déjà, mourrait sans aucune explication. Les cadavres étaient bénis, brûlés, puis enterrés loin du fort. On manquait de blé, de légumes et de viandes. Quelques cubes de poissons agrémentaient les repas. De bien maigres portions, en somme. En outre, les derniers raids organisés offraient à la communauté une bouffée d’air frais. La première depuis longtemps.
— Commandant, déclara-t-il une fois son rapport terminé, « je souhaiterais, je vous prie, émettre une proposition. »
Il se rassit, jeta un regard hautain à Galen.
— Celui-ci étant absent, je ne porterais pas jugement sur la politique de Vuelvo. Toutefois en ce qui nous concerne, la population chute, les invalides pullulent parmi nos rangs. Ne serait-il pas sage de différer l’intégralité des attaques prévues ? Nos réserves actuelles permettraient à nos troupes de panser leurs blessures, de reposer leur âme. Nous profiterions de cet intermède pour accélérer les réparations. Je vous rappelle qu’une part de la muraille s’est affaissée sous les eaux. Notre flanc Ouest est exposé.
Le commandant Bolles, d’un geste lent, se saisit d’une main du pendentif pendu à son cou. Il semblait fixer des yeux quelques interlocuteurs invisibles. Son attention, enfin, se focalisa sur Julio.
— Nos vivres, nous porteraient-elles jusque-là ?
— Possiblement. Je suggère, avec votre accord, d’appliquer un strict rationnement. Chacun festoierait dans la simplicité.
— Votre conseil, Nathanaël, que vous dicte votre instinct ?
— Il approuve, mon commandant, répondit l’intéressé d’un timbre faible et posé. « Ce répit me permettrait de concentrer mes efforts sur la chasse. Ce n’est pas grand-chose, mais ces quelques surplus pourraient remonter le moral des troupes. »
Le comptable considéra son voisin du coin de l’œil.
— Interrompre les rafles constituerait selon moi une erreur de taille, reprit Galen, « Nous allons quitter la région sous peu, et l’argent seul nous protégera au cours de notre périple. Les quelques venaisons obtenues devraient être partagées sur-le-champ, offertes à celles et ceux capables de manier une arme. Nos troupes galvanisées, nous multiplierons les rapines. Cet endroit n’est plus qu’une ruine, nous sacrifierons nos vies à sa remise en forme. »
L’ombre d’un pincement recouvrit le front de l’ensemble du conseil. Julio laissa échapper un hoquet. Deux années durant, les membres de la 22em avaient vagabondé parmi les steppes. Ils avaient souffert de famine, essuyé les attaques, volé, pillé, tué de sang-froid, vidé de leur sang les vaches et les chevaux des voyageurs. Cet avant-poste construit du temps de la première découverte constituait aujourd’hui et à jamais leur foyer.
Il s’agissait d’un lieu saint, véritablement.
— Cette ruine, comme vous dites, logeait jadis l’un des plus puissants cartels connus dans la région. (Il expira) La plupart de nos incursions guerroient à l’orée des terres de Basile. Ne pensez-vous pas qu’un cessez-le-feu pourrait pencher en notre avantage ? Tenez, proposons-lui le legs immédiat d’une part supplémentaire de notre territoire. Cela facilitera les négociations. En outre, Vuelvo nous saura grée des réparations opérées dans l’intermède. »
— Le vieil estropié n’acceptera jamais de telles conditions. De plus, Basile connaît notre situation, ne sous-estimez pas ses capacités. Il nous forcera à brader le minerai, avec ou sans legs.
— Et que faites-vous donc des risques encourus ? répliqua le comptable, élevant la voix à la vue de l’échec de son argumentaire. « Nos défenses, en l’état, demeurent incomplètes. Le géant Medellín l’emporterait haut la main en nous attaquant ce soir même. »
— Il n’en fera rien, pas des suites d’un tel déluge.
— Vous en êtes sûr ?
— Sans doute.
— Eh bien ! Développez votre propos, je vous écoute.
— Dites-moi, monsieur Tener, que savez-vous, au juste, de l’état du monde extérieur ? Depuis quand n’avez-vous point quitté ces murs ? Un an ? Deux peut-être ? Votre avis me semble biaisé.
La conversation, dès lors, tourna à l’affrontement pur et simple. Julio, blanc comme un linge, taxa Galen de va-t-en-guerre, ce dernier, d’un geste olympien, d’un sourire narquois, moqua la brutalité affichée par son opposant. « Que de leçons données par un gratte-papier », poursuivit-il, redoublant du même coup la fureur du comptable ! La scène virait au pugilat lorsque survint un véritable coup de canon, sur la gauche de Galen.
— Taisez-vous.
Tous deux se détournèrent en direction d’Eva, femme d’une grande beauté au visage fin, aux contours sévères et anguleux. Une longue queue de cheval couleur auburn descendait le long de sa nuque, elle-même ceinturée d’une chemise de corps blanchie.
— Ne voyez-vous pas dans quelle situation nous sommes, lâcha-t-elle d’un ton aigre-doux, « les pluies ont réduit nos récoltes, brisé nos murailles, nos installations. Nos alliés sont partis, emportant dans leurs sillages la majeure partie de nos effectifs. Vos petites querelles ne nous avancent à rien. Galen, votre position se défend. Un partage des ressources au bénéfice des soldats, toutefois, tendrait à diviser la communauté. Une insurrection nous tuerait. Julio, je me range de votre côté. J’ai confiance en vos calculs. »
— Les entrepôts de Cruce regorgent de vivres. Pourquoi ne pas lancer un ultime assaut ? proposa Galen, plus pondéré.
— Comprar nous autorise déjà à nous emparer du maximum. Les marchands ne roulent pas sur l’or. Pousser ses gens dans leurs derniers retranchements ne nous apportera que des problèmes.
— Vous avez raison, Madame.
L’adjointe, en quelques phrases, venait d’imposer le calme et la sérénité. Elle assurait le suivi physique et mental de la totalité des habitants. Commandant compris.
Fière et juste, ne parlant point ou presque de sa vie passée, Eva Derrocado se définissait d’elle-même comme une enfant des rues. Julio connaissait son histoire : elle avait vécu des années durant de vols et de larcins, arpenté la périphérie des villes, en compagnie de son seul frère aîné. En 766, tous deux avaient rejoint la communauté, elle, en tant que civile, lui, comme combattant. Les rôles s’inversèrent pourtant au cours d’une embuscade. Elle empoigna une lame, comprit en quelques moulinets l’ampleur de ses capacités. Son frère, lui, fut blessé et mourut d’une infection. Témoin d’un tel prodige, laissant à la jeune femme le soin de veiller son parent jusqu’au bout, le commandant Bolles proposa à celle-ci d’intégrer les rangs des fantassins. Elle apprit l’art du verbe et de la guerre, échangea le fer, se vit enseigner la lecture des cartes, ainsi que le dur métier d’éclaireur auprès de Nathanaël. Julio s’assura de son éducation dans les sciences et les mathématiques. Elle obtint le grade de meneuse, puis celui de conseiller. Elle refusa d’abord, puis accéda, en 767, au tout premier siège d’adjoint instructeur, fonction fondée à sa mesure, sur ordre du commandant.
Son habileté, sa détermination, son charisme naturel inspiraient à la fois civiles et militaires. Julio l’aimait comme sa sœur, mais la respectait comme son maître.
Elle occupait à titre officieux le poste de bras droit.
Les débats se poursuivirent deux heures durant. Par deux fois, Galen suggéra de nouveaux déploiements, en vain. Bientôt, le comptable recouvrit la table d’une esquisse, un plan représentant la cartographie des lieux. Il partagea ses craintes et anticipations quant aux déplacements futurs de quelques tribus Mancros. Eva indiqua un itinéraire, Nathanaël l’assista, agrémentant chacune de ses interventions de quelques fines anecdotes. De nouveau, Galen recentra le sujet sur les pillages. Enfin, un vote à main levée fut organisé. La coutume opposait deux écoles, à l’image des idées soulevées au cours de la soirée : « attaque » ou « réparation ». Le résultat ne surprit personne et l’on trinqua d’un geste symbolique.
— Voici qui conclut cette entrevue, lança Benedict Bolles, l’expression froide, distante. « Bon courage à celles et ceux veillant jusqu’au matin. Puisse l’Unique veillé sur chacun d’entre vous. »
Nathanaël exécuta un garde-à-vous, puis s’en retourna à grande enjambée. La lueur pâle de son propre feu disparut à travers l’obscurité. Julio, lui, replia la carte, il observa Galen se retirer, précédant les pas d’Eva.
— Adjoint Galen, lâcha-t-elle d’un ton sec, « j’aurais deux mots à vous dire en privé, suivez-moi, je vous prie. »