CRUCE
Place centrale
Les habitants débattaient des derniers ragots, pestaient contre les taxes appliquées à la vente des marchandises. Les premiers, le dos voûté, les bottes recouvertes de boue semblaient tout juste sortis des champs, les seconds affichaient de belles chaussures cirées, des vestes colorées, des feutres. Les anciens ne cessaient de rabâcher des proverbes, les mères grondaient leurs enfants. Ceux-ci courraient sous le son des cloches, le long du torrent humain qui convergeait en direction de la chapelle de l’Unique. Le fracas des sabots retentit, et la foule, sans interrompre sa rumeur, contempla l’arrivée d’un véhicule. Le cocher sortit, suivi d’un soixantenaire au visage blême, au menton proéminent. Une barbe ciselée, fendue par le milieu, descendait le long de sa chemise de corps, elle-même ornée d’un gilet rouge-rubis.
Il coiffa son chapeau.
Le nouveau venu serra la main de trois commerçants, puis, le sourire affable, remonta à petites enjambées l’ensemble de la colonne. Enfin, il s’inclina à l’adresse des deux sentinelles postées de parts et d’autres des portes de la chapelle de l’Unique.
— Faites mander votre capitaine. Dites-lui de me rejoindre à treize heures. Je l’attendrais dans mon cabinet.
— Bien monsieur, répondit l’officier.
La prière accomplie, Miguel Comprar s’en retourna à pied jusqu’à l’hôtel de ville. Deux rendez-vous se succédaient au cours de la matinée. Le premier consistait en la visite d’un jeune entrepreneur, un nouvel acteur économique souhaitant négocier rabais quant au passage de ses marchandises. Ce dernier, furieux, terrorisait les employés du secrétariat.
— Rendez-vous compte ! lança-t-il, les bras levés vers le ciel. « Chevaucher ainsi deux jours durant à travers ces terres stériles, et tout cela pour quoi ? Qu’on m’informe de votre départ dès mon arrivée. Que dites-vous de cela, monsieur ?
L’intéressé présenta ses excuses, flatta l’égo, puis dirigea la colère de son interlocuteur. Il improvisa un conflit soudain, critiqua avec subtilité l’inaptitude, puis l’inculture générale des masses populaires. Le jeune homme en devint aussi malléable que l’argile d’un potier. Aux alentours de dix heures, le maire s’achemina jusqu’en salle de réunion. Cinq comptables, d’épais volumes à la main, échangeaient un hommage avec les huit responsables de la ligue marchande, groupe élu au suffrage exprimé de l’ensemble des commerçants. Les textes défilèrent, et chacun, au vu des pénuries prochaines, admit l’urgence des réformes présentées. Les négociations se poursuivirent sans grands accrocs. L’entretien terminé, le vieil homme raccompagna ses invités jusqu’au portail extérieur. Les deux factions bavardaient à propos de l’incident survenu la veille au soir, aux alentours du Repaire du Convoyeur. Il tendit l’oreille. « Une agression », avançaient les comptables d’un air supérieur, « des blessées, des morts », émit un membre de la ligue. On parlait même d’un incendie, d’un crime odieux perpétré dans la nuit.
De retour dans son cabinet, Miguel s’enfonça tout au fond de son fauteuil. Il patienta, songea, se leva, puis, spontanément, lustra ses deux chaussures. À midi pile il sortit, pria, puis commanda un dîner copieux, qu’il dévora sans appétit. Le soleil dardait de ses rayons l’ameublement sommaire de son bureau. Trois tonalités retentirent à treize heures pétantes, un cinquantenaire à la carrure large, aux traits semblables à ceux d’un bouledogue, se présenta à la porte. Il portait l’uniforme complet, ainsi qu’un long fourreau décoré aux couleurs du territoire. Le capitaine de la garde Cruceoise.
— Vous m’avez fait mander ?
— Comment allez-vous, Fabian ? demanda Miguel sans se soucier de la réponse de son interlocuteur.
Les deux fonctionnaires échangèrent un salut. Les domestiques débarrassèrent le plan de ses couverts. Le maire s’installa le premier. Son sourire poli, emprunt d’humilité, disparut au profit de son authentique attitude acariâtre. L’autre ne bougeait pas.
— Asseyez-vous, je vous en prie. Je vous ai convoqué, vous vous en doutez certainement, quant aux événements survenus hier au soir. Il va sans dire que ceux-ci n’apparaîtront pas dans votre rapport. (L’autre s’inclina) Racontez-moi, monsieur Cansado, contez-moi par le menu les aventures de notre cher mendiant. Ne lésinez pas sur les détails, nous avons tout notre temps.
— Il attendait sous une torche, assis par terre comme d’habitude, déclara le capitaine, « Bolles est dans de sales draps, m’a-t-il dit, on l’a privé d’un de ses gars au plus mauvais moment. Il m’avoue qu’il est suivi, qu’un détachement va pas tardé à pointer le bout de son nez. On s’est quitté là-dessus. Lui exigeant ma discrétion, moi, bien secoué par toute cette histoire. Vous me connaissez, Monsieur Comprar, je suis quelqu’un d’honnête. J’dois bien admettre que j’ai cru à une mauvaise plaisanterie, ou que vous étiez tous devenus fous. Mais tout est vrai, par l’Unique ! (Le maire signala son impatience) Pardon. Les hommes de Bolles ont débarqué dans la soirée, Jair à leur tête. Un basané, les cheveux gras, une vilaine balafre en travers d’une joue, vous l’avez déjà rencontré. Il voulait vous voir. Je lui ai répondu que vous étiez parti le jour même, et que vous reviendriez le lendemain. Aujourd’hui quoi. »
— Sous quel motif, par le diable, communiquez-vous ce genre d’information ? s’emporta le vieil homme. « Et comment avez-vous obtenu celle-ci tout d’abord ? »
— Ladron savait, et vous m’aviez bien fait comprendre, hier au soir, que je devais en tout point m’accorder sur ses volontés.
Miguel songea à l’état de colère froide, de panique extrême dont il souffrait à ce moment-ci. Felix Ladron s’était présenté aux gardes de l’hôtel de ville, prétextant une urgence afin d’être introduit dans ce même cabinet. Il avait proféré des menaces, ordonné son entière et totale collaboration.
Il travaillait sous les ordres de l’Orque.
— Poursuivez, je vous prie.
— On s’était donné rendez-vous après mon entretien avec Salaa, juste à la sortie de l’ancien atelier des tisserands. L’idée, c’était de leur faire croire qu’avec un peu de patience, ils auraient pu vous avoir. J’ai parlé de votre copain mercenaire, j’ai cité nos commerçants comme source potentielle, et ça a marché. Le groupe s’est rendu au Repaire de Convoyeur. Ladron les a filés. Il m’a fourni le numéro de la chambre accompagné d’un tas d’instructions. On devait faire en sorte d’en garder un maximum en vie. Ils étaient trois en tout, armés et sur les nerfs. On a débarqué là-bas aux alentours de deux heures du matin, et comme prévu, tout ce beau monde a tenté de s’enfuir. Ils ont déclenché un incendie pour couvrir leur fuite, rien de bien méchant vous en faites pas. Ladron les attendait. J’me souviens qu’il m’avait raconté son service pendant la seconde invasion Marhas. J’ai toujours pensé qu’il enjolivait. (Il déglutit) Cet homme est terrifiant, Monsieur. Il se déplace comme une ombre, et frappe comme un bœuf.
— Des survivants ?
— Un seul. Ladron a descendu Salaa dès lors qu’on les a cueillis sur la rampe. Il a prétendu que le bougre était parfaitement inutilisable. L’autre est mort au dernier étage. On l’a repêché dans une marre de sang. Ne restait qu’un petit garçon, car oui, il y avait un môme avec eux. Ladron l’a bâillonné avant de s’enfuir. Je suppose qu’il voulait l’interroger. (Il contempla le visage de son interlocuteur) Vous en faites pas pour mes gars, ils sont pas si malins. Je leur ai dit que tout ce qui touchait au vieux mendiant sortait pas d’ici, qu’il était comme qui dirait notre arme secrète. »
Les traits tirés, les épaules droites, le vieil homme dissimula sans mal ses véritables émotions. Il n’éprouvait aucune compassion pour de simples bandits. L’idée, en revanche, qu’un enfant subisse la torture lui retournait l’estomac.
L’entretien prit fin, le reste de l’après-midi se déroula sans fausses notes. Le maire sauta d’une entrevue à l’autre, produisit moult hommage et avis au sujet de banalités. Il témoignait d’une certaine langueur, accaparé par le récit du capitaine Cansado. Benedict Bolles et son odieux cartel posaient un genou à terre devant le spadassin de Medellín. Miguel était son jouet, son pantin, son inaptitude à corrompre son âme l’avait piégé dans cette situation. Cet In’kiro connaissait son secret, tout comme Felix Ladron. Felix... Il se sentait comme dans un rêve. Sa journée terminée, il enfila son gilet, coiffa son chapeau, avant d’emprunter l’escalier menant au rez-de-chaussée. De maigres faisceaux orangés perlaient depuis les limites de l’horizon, projetant un théâtre d’ombres furtives à travers les fenêtres de l’hôtel de ville. Le maire remit un dossier au secrétariat, puis s’en retourna vers l’extérieur. Dehors, les marchands pliaient bagage, le son des bottes, le chant des patrouilles retentissaient depuis le lointain. Dix-huit heures sonnaient.
— Vous n’êtes pas facile à trouver, lança soudain une voix pâle et désagréable, tapis dans l’angle du bâtiment.
Il se figea, puis détourna la tête à la vue d’un mendiant au nez pointu, aux cheveux mi-longs, emmêlés à la manière d’un pelage sale. Celui-ci se tenait assis, une épaisse couverture rapiécé jetée sur ses épaules. Deux bottes trouées dépassaient du monticule formé. Il se redressa, dévoilant une chemise de corps tachée, recouverte de haillons rouge-grenat. La couverture se déplia.
Il s’agissait en fait d’un long manteau noir.
— Nous avons obtenu une information capitale, poursuivit Felix Ladron. « La bande dispose d’un second abri, une grotte entièrement aménagée située au cœur des massifs, au sud-ouest de sa position. Jair et son groupe ne reviendront pas, et tout porte à croire qu’ils s’y replieront par peur de subir de front notre offensive. C’est tout du moins notre meilleure hypothèse. »
— En quoi puis-je vous apporter mon aide ? s’enquit Miguel, d’un sourire sciemment exagéré.
— En rien si tout se passe comme prévu, mais Bolles pourrait encore nous réserver quelques surprises. Sans nouvelles de notre part, je compte sur vous pour transmettre ces renseignements. Vous devez certainement correspondre avec eux.
D’un geste, il se recouvrit de son manteau, puis s’inclina.
— Mes respects à votre fille, votre gendre et leurs enfants, Monsieur Comprar. Je comprends tout à fait votre amertume, mais conserve à votre égard toute mon affection. Ne prenez point tout ceci trop à cœur. Aujourd’hui, je vous ai menti, manipulé, mais sachez demain reconnaître en moi l’humble citoyen au caractère bien trempé, votre ami, serviteur et camarade de la 20em capitania. Je travaille avec In’kiro depuis longtemps, et je puis vous jurer que vos secrets sont bien gardés. Bonne nuit Monsieur. Puissiez-vous m’accorder votre pardon.
Le crépuscule tombait, les phares des réverbères illuminaient les contours de la grand-place. Le maire coupa à travers les plantations, afin d’étendre la durée de sa promenade quotidienne.
Les dégâts provoqués par les pluies minaient sa trésorerie, la guerre menaçait d’éclater de nouveau. Son avenir politique, son ascension, son droit selon lui tout naturel à quelques titres de noblesse dépendait des résultats obtenus sous son mandat. Il n’y songeait point toutefois. Peut-être allait-il bientôt loger six pieds sous terre après tout, collaborer avec des criminels étant, sauf exception, punis du supplice du garrot. Il repensa à Felix Ladron, à son service de commis, à ses années passées dans la confection d’étoffes. La révolte menée en 763 par ce cuistre de Juan Vuelvo l’avait privé des bénéfices de son magasin. Il vivait dans les rues depuis lors, et, aussi surprenant que cela puisse paraître, s’était comme acclimaté à ce nouvel environnement. Miguel ne savait que penser de son vieil ami. Fallait-il le condamner, l’exiler ? Ou l’accepter ? Ne disposait-il point dès à présent d’un assassin, d’un espion qui, moyennant finance, pourrait le sortir d'un mauvais pas ? Tout ceci l’obsédait, si bien qu’il faillit s’oublier parmi les ténèbres grandissantes.
Il s’en retourna vers le centre-ville, jusqu’à la façade éclairée des bâtiments réservés aux fonctionnaires d’états. Il poussa la porte de son modeste appartement, aperçu, câlina, puis complimenta une fillette aux grand yeux verts pomme.
Une jeune femme aux nattes brunes, aux deux iris tout à fait semblables, apparut dans l’encart de la pièce adjacente.
— Viens par là toi, lança-t-elle, tout en prenant l’enfant dans ses bras. « Bonsoir papa. Vous rentrez tard. »
Miguel Comprar retira son gilet, embrassa sa fille, salua son gendre, puis, s’acheminant jusqu’en cuisine, profita d’une odeur de bœuf grillé. Disparu, Felix Ladron et Benedict Bolles, Medellín et son maudit spadassin, il n’était plus qu’un homme, et cet homme, ce soir, comptait bien profiter de sa famille.
— Vous avez un invité, reprit la jeune femme, incommodé. « Il vous attend dans le salon. »
Un trentenaire au visage fin, aux cheveux courts, plaqués en arrière se leva à son approche. Il portait une veste en satin surmonté d’un collet, des gants d’un noir profond ainsi que des bottes de haute facture. Il dégageait de lui un parfum de mure pressé.
— Je vous prie de m’excuser pour la gêne occasionnée, mais il m’est nécessaire de m’entretenir avec vous sans tarder. Pouvons-nous nous retirer en privé quelques instants ?
— Bien sûr répliqua l’intéressé, « bien sûr, monsieur Acabar, je vous en prie, suivez-moi. »
Le maire se précipita dans son bureau.