RINERA
Aux abords de la cité
Un bruit cassant recouvrit l’assistance. L’orque venait d’enfoncer la lame de sa hache à travers le bois d’une vielle souche. Il dut s’y reprendre à deux fois, quelque peu surpris devant la faiblesse du premier arbre choisi.
Son entreprise terminée, il s’éloigna, l’air satisfait.
À quelques mètres de là, Jorge Hacer (surnommé Gino) poireautait les bras ballants. Celui-ci consistait en un solide gaillard d’un mètre quatre-vingt, aux cheveux bruns, au visage long, tiré par la fatigue, une barbe ronde et mal taillée pavait les contours de sa mâchoire. Il entreprit d’examiner une à une les phalanges de sa main gauche, serra le poing à deux reprises avant de se concentrer sur sa jumelle, celle-ci, sévèrement meurtrie depuis le jour de son seizième anniversaire, ne lui servirait ici en aucune façon. Quand bien même il s’agissait là d’un automatisme, un rituel répété avant chaque rixe. Et il en dénombrait beaucoup.
Détachant une à une les coutures remontant le long de son plastron, l’orque reporta son attention sur son compagnon. Ce dernier, assis à même le sol, grattait d’un air absent son cuir chevelu.
— Pav, gronda-t-il sans même se retourner, « jette-lui une de tes dagues. »
— Eh ! (Pas de réponse) Eh ! l’interpella Gino d’une voix traînante, « t’en prends une toi, de dague ? »
— Non.
— Alors j’en veux pas non plus.
Une légère brise se leva, propulsant une vague de poussière à la face des deux duellistes. Les badauds installés en cercle redoublèrent d’efforts dans leurs acclamations.
— Toi qui vois, Sarou’o, reprit l’orque, qui ne portait à présent qu’un simple justaucorps.
Gino dégagea d’un geste les quelques grains logés dans sa barbe. Le soleil quittait son zénith. Il connaissait ce mot-là, les peaux vertes nommaient couramment les humains de cette façon. Il s’agissait d’une insulte, un acte de provocation délibéré dont les tribunaux, à coup sûr, ne voudraient rien entendre. Comme toujours, l’administration s’évertuerait à favoriser le bon confort des races inférieures. Et pour ainsi dire. Chaque matin, il croisait du regard les Mancros sillonnant le tour de la périphérie. Il se ressassait alors les mots échangés avec Obra, son contremaître.
Les ouvriers, en l’état, devaient s’estimer heureux, bientôt les murènes les remplaceraient. « Manque de compétitivité », avait-il conclu tout en portant à ses lèvres une tige de tabac enflammée. Qu’allait-il se produire lorsque Gino ne serait plus « compétitif », lui qui vivait d’ores et déjà dans le pire des taudis : une petite case en pisé dépourvue de fenêtres, aucun meuble, une vulgaire paillasse en guise de couche. Il ne possédait rien sur ces terres. Et pendant ce temps cet orque se pavanait en ville, l’arme à la ceinture. Un orque, cette engeance qui, à peine quinze ans auparavant, n’aurait pu espérer approcher des remparts sans se trouver embroché sous les flèches, le monde marchait sur la tête.
L’intéressé, à présent à moins d’un mètre, entonnait un genre de cantique dans une langue gutturale et inconnue. Gino fixa ses propres chausses, puis, d’un mouvement bref, décrivit son opposant. Il observa sa peau vert pâle, ses deux canines, son expression mauvaise. Les tatouages remontant le long de ses avant-bras figuraient un ensemble mêlant crâne de loup, symboles occultes et scarifications. L’une d’elles, béante, gouttait d’un liquide rouge-carmin. Enfin, il rencontra la cicatrice, massif creusé de toute part, vision d’horreur d’une lèvre découpée en lambeaux. Il ne pouvait s’en détacher malgré tous ses efforts.
Son chant terminé, le colosse s’inclina d’un geste sec à l’adresse de l’ouvrier. Ce dernier recula d’un pas, les yeux écarquillés devant le crâne lisse et grossier de la créature. Aucun récit, aucune comptine ne dressait des peaux vertes un portait aussi solennel. Les orques étaient des brutes épaisses, des monstres perfides, sans âme ni volonté propre. Il s’agissait là d’une ruse, un stratagème éhonté visant à l’attendrir.
Le public se tut, l’instant parut interminable.
— Fais honneur à Okoubou, Sarou’o, lança l’orque, relevant doucement la tête, « car lorsqu’il viendra te chercher. LORSQU’IL VIENDRA TE CHERCHER, OKRA, LA GRANDE LOUVE, LA MÈRE ÉCARLATE, SAURA RECONNAÎTRE LES SIENS ! »
Sans sommation, la bête jeta son énorme poigne autour de la gorge de l’ouvrier. Gino recula d’un bond, évitant d’un cheveu les sévisses de la strangulation. L’appui sûr, il releva les poings en une posture défensive, puis asséna un premier coup. Ses phalanges craquèrent sous l’effort, le flanc droit du demi-géant se contracta au moment du choc. Le coude de ce dernier s’anima aussitôt, forçant l’assaillant à effectuer un pas de côté.
L’orque se retourna et, les traits déformés par l’allégresse, invita son opposant à renouveler l’action. Gino hurla à plein poumon. Le colosse opéra à l’instant critique un pas chassé sur la gauche, se contorsionna de façon à tutoyer le visage de l’ouvrier. Propulsé par la violence du choc, ce dernier tituba sur quelques mètres, puis se ramassa mollement contre le sol. Fesses contre terre, il cligna des paupières, entreprit par deux fois de se redresser sur ses jambes. La texture liquide du sang recouvrait ses narines.
Il tenta de retrouver son équilibre, patina, glissa sur quelques flaques invisibles.
Il ne comprenait pas. Il n’avait rien vu venir.
— Relève-toi grande gueule, entonna l’orque en direction de l’auditoire rassemblé, « Aller, déchire-moi la gorge ! »
Debout, vacillant sous l’effort, Gino respirait avec difficulté. Ses oreilles bourdonnaient, ses muscles répondaient avec latence. Il avança de quelques pas, balaya du regard les environs. Jamais au cours de sa vie il n’avait contemplé une telle noirceur. Hommes et femmes hurlaient à grands cris, les enfants réclamaient sans cesse d’être hissés sur les épaules de leurs parents. La foule scandait avec ferveur sa soif de sang. Enfin, il repéra Tulio et Sidra, ses deux partenaires de toujours. Ils semblaient marchander avec « Pav », l’ami mercenaire du colosse.
Soudain il reçut un impact au visage, un objet lourd, noueux. Ses pieds quittèrent de nouveau la terre ferme.
— Oh ! Réveille-toi princesse ! Debout !
Les braies salies, les genoux en sang, Gino palpa d’un geste sa joue roussie. C’était une claque, une simple claque. On le traitait tel un enfant. Une douleur vive coupa le fil de ses pensées. Il baissa les yeux, observa une botte de cuir recouvrant les contours de sa main droite, en plein centre de sa cicatrice.
Les lèvres à demi-ciselée du colosse surgirent à son niveau.
— Je te laisse trois secondes Sarou’o, trois petites secondes pour te relever, chuchotèrent-elles avec douceur.
Elles disparurent sous les huées, les cris de réprobations chantés à tue-tête. La pression augmenta de plus belle.
— UN !
L’orque se tenait au-dessus de lui, ponctuait des deux mains chacune des exclamations du public. Gino observa une nouvelle fois les alentours.
Nul ne semblait sur le point d’intervenir, personne, pas même ses deux acolytes. Il était seul, isolé au centre d’un anneau vivant, un anneau constitué de dizaine de ses semblables. Il regrettait son geste à présent, assumait s’être attaqué à plus fort que lui. Ses onze heures de travaux quotidiens, la pression, les disputes conjugales, tout cela devaient être évacués. Il fallait bien, de temps en temps passer ses nerfs sur quelqu’un après tout.
— DEUX !
Il avait suivi les traces de son père, contournant dans la douleur la conscription de 753. Son épouse lui donna deux enfants, un garçon et une fille. Il leur avait promis qu’ici tout changerait, il comptait grimper les échelons, obtenir une propriété, pourquoi pas un titre de noblesse ? Ils vivraient une existence heureuse.
Se battre il devait… se battre, il le fallait, sans quoi il ne reverrait jamais sa femme.
Il ne reverrait jamais ses deux enfants.
Il allait mourir.
Mourir.
— TROIS !
À cet instant, son corps tout entier se comprima. Ses muscles se durcirent. La peur, portée à son apogée, poussa son organisme à libérer toute son énergie. Sa main mutilée se souleva, son talon gauche, galvanisé, le propulsa en une violente charge visant à renverser son tortionnaire. Surpris, ce dernier encaissa l’attaque, mais parvint à éviter la chute.
L’ouvrier se redressa de toute sa hauteur, puis, habité d’une vigueur nouvelle, s’élança d’un bond au contact de la bête. Il poursuivit l’offensive sans émettre le moindre cri, sans gaspiller la plus petite seconde d’inattention. Son esprit calculait à toute vitesse, anticipait les esquives, frappait juste et bien. Sa main droite, d’ordinaire si fragile, s’abattait avec force et répétition. Il se sentait comme libre, témoin privilégié du moindre détail des événements.
L’orque reçut pas moins de six impacts à l’estomac, deux uppercuts, ainsi qu’un crochet en plein visage. Il reculait, le corps prostré, les lèvres closes, incapable de réagir.
Happé par l’ivresse, Gino concentra dans son poing toute son énergie. Une erreur fatale. Entraîné par l’élan, son visage percuta de plein fouet le coude de son opposant. Cette fois, celui-ci ne comptait pas lui laisser le loisir de se ramasser par terre. Aussitôt des tenailles s’emparèrent de son cuir chevelu. On le tira vers l’avant et il reçut une ruée d’attaques foudroyantes. Ses muscles se contractèrent, protégeant ses os, ses organes. Un liquide chaud descendait en cascade du haut de son crâne déchiré.
— Pas mal, s’exclama l’orque, ses deux yeux bruns fixés sur ceux de sa victime, « belle fulgurance pour du civil ».
Ce sur quoi il s’essuya les lèvres d’un revers de manche.
De retour des limbes de l’inconscience, Gino ne percevait qu’une tonalité suraiguë. Sa main droite saignait abondamment. Une douleur atroce se répandait à travers tout son organisme.
— Une dernière volonté ?
L’ouvrier cracha de toutes ses forces. Le projectile toucha juste, frappant le long de la pommette, descendant jusqu’à disparaître derrière la canine gauche.
Il n’eut pas même le temps de contempler le spectacle.
Une seconde poigne apparut tout autour de son cou. Il voulut protester, hurler, supplier, rien ne fonctionnait. L’air n’entrait plus. Sa trachée semblait sur le point de se rompre. Quelque chose s’introduisit en travers de sa gorge. Gino manqua d’abord de vomir, puis d’étouffer devant la taille de ce dernier. Il tenta de se débattre, de chercher des mains les contours de son agresseur. Enfin, ses muscles se contractèrent sous l’effort, une douleur abominable descendit tout le long de sa colonne vertébrale.
L’organe de la parole venait de lui être retiré.
Libéré de toute contrainte, son corps vola dans les airs. À l’atterrissage, il roula sur lui-même, les paupières closes, le visage tétanisé sous la torture. S’en suivit une vague d’hystérie générale. Les uns couvraient d’éloges le vainqueur tout désigné, d’autres souhaitaient de nouveaux échanges. Observant l’immobilisme de l’ouvrier, le public scanda le jugement rendu.
« La mort, la mort, la mort, la mort ! »
Gino sursauta à l’écoute de ce chœur macabre.
— Bravo, lança l’orque, alors accroupi à son chevet, « t’as fait preuve d’un truc d’essentiel, un trait dont les tiens ont tendance à manquer. Du cran. J’vais donc en rester là. »
Paralysé par la peur, Gino se contenta d’acquiescer. Bien sûr, il n’avait qu’une envie : fuir. Il ne savait pas, toutefois, comment réagirait la bête devant un tel comportement. La conversation terminée, il s’écroula. L’ensemble des badauds poussa une brève et franche complainte désespérée.
Le silence régnait, les voix de Tulio, de Sidra et de « Pav » sonnaient à ses oreilles. Brisé, pulvérisé à même le sol, Gino n’ouvrit qu’un œil. La foule avait disparu. Il tenta de se redresser, repoussant la terre de ses deux bras. Une quantité prodigieuse de sang se répandit en cascade avant qu’il ne perde l’équilibre.
De nouveau, il sombra dans l’inconscience.
Deux mains se saisirent de ses bras, deux autres de ses jambes. En reprenant connaissance, Gino reconnut Tulio et Sidra. Les deux hommes pleuraient. Lui ne sentait rien. Par deux fois, il manqua de s’étouffer avec les restes stagnants entre ses joues. Ses deux porteurs, au bout d’un moment, adoptèrent la position idéale. Lorsque la bande croisa une dernière fois la route des deux mercenaires, Jorge Hacer, l’homme qui jamais plus ne parlerait, perçut les bribes de quelques conversations.
— Du boulot dans le coin ?
— Toujours fauché hein.
Le silence tomba.
— Ça bouge du côté du vieux Lucius si tu veux tout savoir. Une affaire importante y paraît. Tu pourrais tenter ta chance.