FORT DE BOLLES
Première enceinte
De fines traînées orangées courraient au pied d’un ciel bleu azur. Le soleil, à demi découpé, perlait à travers le bois des murailles. Il régnait une atmosphère tendue, comparable aux derniers instants précédant la bataille. Le souffle du vent manquait aux sentinelles installées dans les tours.
La journée s’annonçait caniculaire.
— Debout, réveillez-vous !
Écartant le tissu des tentes, gémissant sous les ordres crachés par les fantassins, les habitants quittaient deux par deux le confort de leur couche. À l’extérieur, les uns s’étiraient d’un geste machinal, d’autres resserraient leur ceinture, affichait un air penaud devant la qualité de leurs atours. Les femmes, elles, se changeaient à l’intérieur. Ces quelques rituels conclus, ils rejoignaient la file, le pas traînant. On aurait pu croire, de prime abord, observer ici le passage de nombreux couples. Il n’en était rien. Tous se trouvaient placés en colocation, séparés par distinction de sexe afin d’éviter au mieux tout conflit. Quelques familles seulement tenaient lieu d’exceptions. Celles-ci, unies par les liens sacrés du mariage, pouvaient obtenir l’autorisation de former un foyer. Tout contrevenant s’exposait à de lourdes peines.
— Dis maman, c’est aujourd’hui qu’il vient le vilain Basile ?
Poryduro Vivir (ou Pory) paradait avec fierté aux côtés de sa mère. Il s’agissait d’un jeune garçon au visage rond, affublé d’une chemise trop longue, d’un pantalon avec ourlet, ainsi que d’un béret gris. Des bouquets de petites mèches brunes s’en échappaient au niveau des oreilles.
Il redressa la tête, les sourcils froncés.
— Mamannn, tu m’écoutes ?
— Je t’écoute mon trésor, murmura l’intéressée, le regard embué par la fatigue (elle bâilla) « Oui, tu as raison, c’est aujourd’hui qu’il vient. Reste bien près de moi, d’accord ? »
Le duo avança de quelques rangs. Les conversations allaient bon train. Un large sourire déforma les lèvres de Pory.
— Oui, oui, je sais. Ça m’attriste un peu de partir, mais peut-être papa nous rencontrera sur la route. L’armistice, c’est la paix non ? Il doit être en vacances !
— Je l’espère. Oh, regarde, c’est à notre tour.
L’enfant, sur ces mots, quitta des yeux le visage de sa mère. Trois séries de tréteaux improvisés, chacun surmonté d’une caisse de bois, se trouvaient sous la charge de deux militaires. À proximité, calculant, épiant le contenu des boites, s’affairait un homme de taille moyenne, un pourpoint rouge aux manches déchirées jeté sur ses épaules. Il arborait le bouc, en un motif semblable à celui du commandant. La rigueur en moins.
Pory n’appréciait guère Julio Tener. Ce petit être ridicule (les termes de maman) arpentait à toute heure du jour les quatre coins du fort. C’était un maniaque, un obsédé des chiffres et des comptes ronds. Les aliments étaient pesés au gramme près, distribués sans exception de genre, d’état ou de maladie. Julio ne supportait aucune excuse, aucune remarque ou conseil émanant des habitants. Il traitait chacun de ses inférieurs avec mépris et condescendance, quand il n’ignorait pas tout bonnement leurs suppliques.
— Bonjour.
— Bonjour Mme Vivir, s’exclama le premier surveillant.
D’un geste habile, ce dernier plongea les bras à l’intérieur de la caisse, en ressortit un assortiment qu’il tendit à la jeune femme. Celle-ci s’en empara du bout des doigts. Mère et fils s’éloignèrent de quelques pas, s’installèrent à même le sol, auprès du reste des habitants. Le repas du jour comprenait un petit pain accompagné de quelques baies, clou du spectacle : un carré de viande cuit au feu de bois. Un véritable festin.
Pory sépara sa miche en deux, en offrit un morceau à sa mère, qui le repoussa d’un geste doux.
— Mange, mon chéri, garde-la pour toi.
— Mais tu es toute maigre !
— Aaaaahhhhh !
Une main calleuse, mais pas moins amicale, lui brossa l’arrière du crâne. Il en perdit presque son béret.
— Un grand garçon comme toi ne devrait pas travailler le ventre vide, s’écria une voix cachée dans son dos.
Un rire moqueur retentit. La carrure mince d’un soldat aux cheveux noirs et graisseux s’établit à ses côtés. Une profonde entaille parcourait la longueur de sa joue droite, formait un genre de croissant de lune, en travers sa barbe fournie. Il portait du reste une chemise de corps usée ainsi qu’un bonnet décoloré rouge vif, symbole de son allégeance au régiment. L’insigne brodé de la 22em flottait sur son vieux veston militaire.
— Bonjour, Emi.
Pory arracha un lambeau de son carré de viande, ajouta du pain, puis mastiqua longuement, afin d’en distiller la saveur. Mme Vivir salua le nouveau venu. Jair appartenait au bataillon des éclaireurs, unité spécialisée dans la chasse et la surveillance du site. Il occupait, tout comme Hernan Golpear, le rang de Meneur, sorte de capitaine-assistant placé sous la direction d’un adjoint. Ses beaux récits narrés de vive voix, ses anecdotes palpitantes, partagées en secret, assuraient au petit garçon sa dose de rêverie. Il n’était pas dupe toutefois. Jair adorait enjoliver ses aventures.
Les deux adultes engagèrent la conversation. Pory perçut les brides de ragots, agrémentés de quelques nouvelles inintéressantes provenant du monde extérieur. Ce succulent menu découlait du raid organisé la veille, événement dont Pory ne put obtenir le moindre détail. Boudeur, il recentra l’entretien, cette fois au sujet de l’entrevue des adjoints. En vain. Sa mère, comme toujours, œuvrait à l’éloigner de ce genre de discussions. Tout autour de lui s’élevait une bruyante rumeur, superposition compacte de l’ensemble des débats menés aux alentours. Des hommes, des femmes rabâchaient les mêmes nouvelles, les invalides et les soldats formaient de modestes assemblées. « Tant de vide, tant d’espace depuis les départs », songea-t-il, pourléchant ses lèvres. Son repas terminé, le petit garçon tendit l’oreille. Un certain Medellín occupait une place prépondérante au sein des débats, d’autres chantaient les louages du commandant. « Basile », répéta l’enfant. Encore lui. Cet homme avait pris maintes et maintes fois d’assaut l’avant-poste. Sa mère décrivait ce dernier comme un monstre sans cœur, un envoyé du diable sur les terres de l’Unique. Jair, lui, défendait une idée bien différente. « Le mal est humain », assurait-il, une fois seul à seul. Pory ne savait que croire à ce sujet.
Deux doigts effleurèrent sa nuque. Il recula, d’un réflexe instinctif. L’ombre d’un nuage recouvrit le visage de Mme Vivir.
— Tu es bien pensif, mon chéri. Ça ne va pas ?
— SILENCE ! SILENCE ! rugit alors une voix depuis les hauteurs. « Taisez-vous, je vous prie. »
En haut des murailles, baigné dans la lumière du jour, se tenait Julio Tener. En contrebas, chacun au pied d’une échelle, Galen Golpear, Eva Derrocado ainsi que Nathanaël Cazan entonnèrent un discours à destination des deux bataillons. Embarrassé, Jair salua, puis se rangea auprès de l’éclaireur en chef.
— Bonjour à tous, intervint Julio, la tête haute, « chacun d’entre vous, je l’espère, a bien dormi au cours de cette nuit. Commençons par les décisions portées hier au soir. »
Ce sur quoi le comptable résuma chacun des thèmes abordés au cours de l’entrevue des adjoints : il déclara les rendements agricoles, reconnut les efforts, accabla la tombée des pluies. L’annulation des sorties prochaines des forces du groupe déclencha une vive ovation, succès compensé aussitôt par l’annonce de nouvelles réductions appliquées aux denrées récoltées jusqu’ici.
Le calme revenu, il engagea sur l’emploi du temps :
— Ce matin, nous procédons comme suit : rejoignez vos postes. À dix heures, et non neuf, sonnera la cloche. Vous vous rassemblerez autour de la chapelle, accompagnerez le père Rezar dans ses psaumes, comme à votre habitude. Enfin, vous vous rendrez jusqu’à l’armurerie. Le Meneur Golpear vous attendra là-bas. Il vous équipera. Nous entendons vos réserves quant aux négociations prévues ce midi et nous les comprenons parfaitement. Basile Loco est à l’origine de bon nombre de nos tracas. Nous vous demandons, cependant, de traiter celui-ci avec déférence, sans tenir compte des crises et des antécédents. Notre survie implique des sacrifices, le premier d’entre eux consistant en votre entière coopération. (Il reprit, le timbre fort et tremblant.) « Ne vous détrompez pas ! Toute violence perpétrée entre ces murs est inacceptable, et nous vous défendrons l’arme au poing en cas de débordement. Ce sont les termes mêmes du commandant. »
Il bomba le torse, effectua un salut militaire.
— Exécution !
On rangea les caisses contenant les vivres. Pory, sa mère et leurs voisins imitèrent l’adjoint avant de s’en retourner jusqu’aux portes de la première enceinte. Tous ne manifestaient pas un tel engouement, et ils perçurent bientôt l’écho de quelques cris.
Celui des contestataires.
— L’armurerie maman, l’armurerie. C’est génial !
Pory, équipé d’un couteau, d’une bêche et d’un seau, s’employa une partie de la matinée dans les cultures érigées à l’extérieur du fort. Il travaillait sous la tutelle des adultes, aux côtés de Luis et de Maria, deux orphelins vivants parmi la communauté. Fils aîné d’un honorable militaire, Luis affichait un visage long aux contours disgracieux, recouvert de petits flocons blancs. De carrure mince, mais pas moins musculeuse, ce dernier bataillait couramment avec Pory au sujet des grands, des femmes aussi. Les deux rivaux partageaient un faible pour Maria. Celle-ci, la tête nue en toute saison (tout couvre-chef comprimant ses cheveux cuivrés la rebutait) leur déclarait sa flamme à tour de rôle, imaginant ainsi obtenir un cessez-le-feu. Les travaux se déroulèrent sans accrocs, Pory effectua bon nombre d’allées et venues à travers les champs, déterra les plans, puis les transvasa dans des pots, à l’abri de l’humidité. Il ne possédait ni la force ni l’endurance nécessaire à de tels travaux. Il tenait le coup toutefois, veillait au bon confort de ses compatriotes, toujours avec le sourire.
À dix heures, il retrouva sa mère dans la seconde enceinte, et tous deux assistèrent à l’office du père Rezar. Ceci fait, ils cheminèrent de nouveau, cette fois jusqu’à l’intérieur de la bâtisse centrale. Le petit garçon narrait sans omettre le moindre détail les événements survenus au cours de la matinée.
— Avancez, criait Eva Derrocado, impassible (elle se détendit, ébouriffa l’enfant, un sourire chaleureux plaqué sur les lèvres) « Hop hop hop ! En file indienne ! »
Le duo passé, elle revêtit de nouveau son air renfrogné.
Pory fut placé derrière sa mère, qui ne put bien longtemps résister à l’envie de chercher des doigts son contact. Il examina ceux-ci, songeur. Ses élans de tendresse perpétuels le gênaient, de surcroît lorsqu’ils se trouvaient formulés en présence des militaires. Son rêve, son ambition, consistait à intégrer le corps des éclaireurs, sous la direction même de Jair. Celui-ci lui prodiguait conseils, assurait son suivi technique, secondé de temps en temps d’Eva, l’adjointe instructrice. En outre, ils défendaient tous deux sa cause devant sa mère, elle-même tout à fait opposée à ses projets guerriers. Trois ans, trois années seulement le séparaient du jour béni de sa première affectation. Il n’avait encore que treize ans.
— CURSILLA ! fulmina une voix sèche et gutturale.
Le petit garçon, le regard troublé, se saisit de la main tendue à son égard. Ils arrivaient aux abords de la bâtisse centrale.
— Monsieur.
— Va me tirer une outre d’eau, et fissa ! Fait une chaleur à crever là-dedans.
— À vos ordres.
Un jeune homme à la barbe naissante apparut bientôt dans l’encart de la porte de l’armurerie. Il contempla les deux nouveaux venus, salua, puis fila comme le vent, jusqu’à la première enceinte. S’en suivit la figure morne et sévère d’Hernan Golpear : il s’agissait là d’un trentenaire au teint blafard, aux cheveux courts, quelque peu hirsutes. Lui ne portait ni barbe ni moustache, arborait un nez sale et tordu. Un trait carmin enduit de pommade puis recouvert d’un linge tapissait les restes de son oreille gauche.
— Oh, bonjour Mme Vivir, lâcha-t-il soudain, l’air affable, « comment allez-vous aujourd’hui ? »
— Bien, je vous remercie.
— À la bonne heure.
Il se racla la gorge, resserra sa ceinture, décrivit de haut en bas la silhouette de la jeune femme.
— Hum. Vous conviendrez d’un arc.
Hernan. Son apparence répugnante, sa vanité, son respect strict et froid des consignes lui valait le titre d’Impitoyable. Deux clans subsistaient sous sa coupe : ses adorateurs et ses ennemis féroces, aucun entre-deux. « Ne t’approche pas des frères Golpear », lui répétait sans cesse sa mère, sans explications. « Ceux-là se retourneront contre nous à la première occasion, complétait Jair. Les mercenaires sont comme ça ». Le petit garçon ignorait la définition du mot « mercenaire ». Il ne connaissait que trop bien, toutefois, le caractère acariâtre du Meneur Hernan.
Et son attitude servile en présence de Galen.
L’intéressé disparut à l’intérieur, puis reparut aussitôt, l’arme au poing. Il proposa celle-ci ainsi qu’un carquois.
— Ce dernier devra m’être restitué dès la fin des négociations, enchérit-il. « À présent, poursuivez jusqu’à la première enceinte. Passez une bonne journée Madame… »
— Mon fils, se pencha Mme Vivir en direction de son interlocuteur, « mon fils ne peut pas participer. »
Le petit garçon s’avança, mais ne parvint pas à déchiffrer le souffle de sa mère. « Ce sont les ordres », entendit-il, à haute voix, « je… sa présence est obligatoire ». Les chuchotements reprirent. Pory, qui s’impatientait, perçut la naissance d’une rumeur indignée par-dessus son épaule. Celle-ci apparut tout près, se propagea le long de la file des habitants, jusqu’à s’évanouir dans le lointain.
— Sois poli, mon trésor, marmotta Mme Vivir, alors accroupie devant lui. « Je t’attends juste là. »
Elle déposa un baiser baveux contre son front, puis se retira.
— Mamaaan !
Le militaire bomba le torse, expira, puis lança un rapide coup d’œil en direction de la jeune femme. Enfin, il reporta son attention sur Pory. D’innombrables vieux râteliers aux trois quarts vides gisaient derrière lui. Toute sorte d’épées, de haches et de lances s’y trouvaient entreposées, les contours de rondades, d’écus, de boucliers agrémentés de quelques protections se dessinaient à la lueur du jour. Tout au bout, un défilé d’arcs longs dormait contre le mur, à deux pas des carquois. Pory trépignait d’impatience : une épée, une lance, une rondache peut-être, son premier pas vers l’obtention du blason de la 22em capitania. Le monde, alors, s’effondra tout autour de lui. Il observa quelques secondes de silence, le regard perdu dans les détails ombragés des râteliers. Ses oreilles bourdonnaient, le bord de ses lèvres tremblait.
— Qu… qu’avez-vous dit ? Monsieur.
— Pas d’arme pour toi. Tu es trop jeune.
— Mais… mais…
— Ce sont les ordres du commandant.
Incapable de répliquer, le petit garçon courut à toute jambe. Il ignora sa mère, qui le poursuivit d’un pas décidé. Elle ne parvint à le rattraper qu’à la jonction des deux enceintes.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Laisse-moi tranquille, s’écria Pory tout en repoussant sa mère du bras, « tu sais très bien ce qui s’est passé ! »
— Mon ange, c’est trop dangereux.
De nouveaux chuchotements fleurirent tout autour du duo. Pory resserra les poings, la respiration figée. « Ne t’approche pas de ceci, de cela, reste sage, ne t’attire pas d’ennuis », ces maîtres-mots commandaient à son quotidien.
— JE NE SUIS PLUS UN ENFANT !
— Baisse d’un ton.
— NON ! NON, C’EST TOUJOURS PAREIL, DEPUIS… DEPUIS… (son estomac le lança, le coupant dans son élocution) DEPUIS LA MORT D’HIRAM TU FAIS N’IMPORTE QUOI !
« Bang ». Une détonation sourde retentit à travers le camp. Elle mit fin à toute discussion, à tout murmure proféré par l’assistance. Pory, les bras ballants, le teint livide, effleura le pourtour de sa joue droite. Il venait de recevoir une gifle. Deux surveillants intervinrent quelques instants plus tard. On ordonna à mère et fils de se rendre auprès des remparts où ils furent accueillis par Galen, l’adjoint en charge du bataillon armé. Ils siégèrent tous deux au centre de la formation, placés au niveau du mur est.
Maintes fois, Mme Vivir tenta de renouer le dialogue. En vain. Poryrudo restait silencieux.