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Le terrier

Un vent puissant frappait les monts, s’engouffrant à travers les cavités creusées dans la paroi. Le souffle glacé, refroidi par la roche, parcourut dans un grondement les profondeurs des sous-terrains, jusqu’à lacérer le cuir et le tissu des bottes.

Les fantassins crachaient des ordres sur les habitants qui, la bouche pâteuse, les paupières encore collées, quittaient le confort de leur couverture. Bientôt, les hommes resserrèrent leurs ceintures, les femmes ceignirent leurs habits, s’étirèrent puis, d’un pas lourd, traînant, tous se pressèrent jusqu’aux deux tables érigées non loin. Le déjeuner consistait en trois gorgées d’eau, une demi-miche de pain rassis, ainsi qu’une baie par personne, tout états confondus. Les restes de viande, salée et stockée à l’abri de l’humidité, dormaient dans de petites malles, en vue de véritables pénuries. Le repas terminé, les ragots et bavardages se dissipèrent. Les militaires, placés en rang, s’inclinèrent au passage des adjoints qui, sans tarder, surplombèrent la foule. Julio Tener, la chevelure emmêlée, son sempiternel pourpoint rouge à manches déchirées jeté sur les épaules, retraça les différentes thématiques débattues dans la nuit : la communauté, en l’état, disposait de ressources limitées. Ainsi, en plus de poursuivre la formation martiale d’Eva Derrocado, la population valide se relayerait désormais dans trois groupes. Le premier, sous l’autorité de Nathanaël Cazan, s’emploierait à la chasse, la pose, et la collecte de denrées alimentaires. Le second, autonome, manierait la hache, tant à des fins de rétablir les réserves de bois qu’à l’édification future de quatre cabanes embusquées. Celles-ci, une fois construites aux confins des massifs, permettraient la surveillance des lieux ainsi que la formation de quelques raids armés. Enfin, sous sa direction toute personnelle, le dernier tiers se consacrerait aux réparations de la barricade, à l’aiguisage des pieux.

Son discours achevé, Julio se redressa, bomba le torse, l’expression solennelle. Son salut militaire sonnait en un écho prononcé lorsqu’il perçut à ses côtés la présence de l’adjointe instructrice. Eva, l’air grave, lui susurra la nouvelle à l’oreille.

Le commandant Bolles avait disparu.


— Que s’est-il passé, par le diable ? Envoyez des hommes, vérifiez les environs ! Et ses quartiers, vous êtes-vous rendu jusqu’à ses quartiers ? Ce n’est pas faute de vous avoir prévenu.

— Sa tente est vide, signala Eva.

— Alors quoi, ma fille ? s’impatienta Julio, sautillant sur place. « Aucune piste ? Rien ?! »

Déléguant les quelques préparatifs nécessaires, le conseil adjoint s’était réuni en catastrophe. Nathanaël, son carquois rempli, son arc pendu en bandoulière, ne laissait paraître aucune émotion. Eva, elle, semblait tout à fait désemparée. Pour finir, le teint pâle, les bords de sa soutane voletant au grès des courants d’air, André Rezar se tenait en retrait. L’entretien se déroulant tout près de son dispensaire, le prêtre s’était vu tout naturellement convié à la conversation.

— Hier au soir, au moment de l’onction, déclara-t-il, « il m’a chargé personnellement de le remplacer comme juge au procès de Galen. Il prétendait devoir s’absenter. »

— Ah ! Vois-tu, répliqua le comptable.

— Qu’a-t-il dit ? le coupa presque Eva.

— Rien, reprit André d’un sourire froid. « Il n’a rien dit, il était tard et j’ai cru l’affaire tout entendue.

— Le Commandant est on ne peut plus compétent, assura Julio. « Nul besoin de vous tourmenter, mon père. »

Nathanaël retira son bonnet, puis, d’un geste las, décoiffa ses longs cheveux gris. Ses yeux bleu pâle, grand ouverts, arboraient les marques de l’épuisement.

— Non, conclut-il enfin, «bien au contraire. Vous connaissez comme moi le caractère de Benedict. Il n’est pas homme à agir seul, sans tenir conseil ni signaler ses intentions à ses lieutenants. Ce comportement ne lui ressemble pas. »

Les débats se poursuivirent, et l’on décida bientôt, à l’unanimité, de couvrir la disparition du maître des lieux. Julio suggéra d’emblée d’enquêter sur la population civile, d’observer en toute discrétion l’évolution des événements. Nathanaël refusa, puis, amer, proposa d’interroger les sentinelles. « Si Benedict a quitté les grottes, il l’a fait sous le regard des surveillants ». Le comptable, bien que jugeant le stratagème approprié, songea à son impertinence. Il y consentit toutefois.

L’entretien terminé, les trois adjoints s’en retournèrent à leurs activités respectives. Nathanaël lança son expédition, Eva rejoignit son groupe. La jeune femme, le visage froid, son épée fétiche au poing, ferraillait devant civils et militaires. Le Terrier, vaste sous-terrain en forme d’entonnoir, consistait en une réplique épurée du vieux fort. Les murailles, conçues là-bas de larges troncs taillés, laissaient ici leur place à d’insondables parois rocheuses. Au fond, éclairé à la lueur des torches, demeuraient les deux tronçons de la cour principale : les tentes d’un côté, les tables de confections, les tréteaux, les râteliers d’armes d’un autre. Le Fourgon, qui tenait lieu de stockage, croulait sous les coffres ouverts, les malles et les bagages. Un parterre de paille fournissait confort aux animaux, tous près du dispensaire du père Rezar qui, tel un phare dans la nuit, se dressait à l’écart de toute civilisation. Enfin, en aval de la première entrée, reposait une longue étendue de pointes, une structure solide dotée d’une porte à double battant. Julio en remonta l’allée, vérifia les éléments, le maintien et l’angle de la barricade. Les ouvriers l’assistaient dans sa mission.

À midi passé, les habitants rallièrent le fond des grottes. Dressés sur des couvertures humides, les élèves d’Eva partageaient leurs leçons aux chasseurs, qui discutaient de leurs prises avec les bûcherons qui, eux-mêmes, chambraient les travailleurs. Un concert de chuchotement naquit soudain. Le corps adjoint se présentait de nouveau face à la population.

« Est-il souffrant ?! » demanda une voix.

Le comptable sursauta, deux doigts portés d’instinct sur le manche de son couteau. Quelques instants durant, il avait cru percevoir les cris furieux d’une foule en colère. Non. Il ne s’agissait là que d’un seul homme.

Un ouvrier installé au premier rang.

— Silence, je vous prie, déclara Eva, de son timbre clair et pondéré. « Le Commandant se repose dans ses quartiers. Il m’a chargé de vous transmettre un message : le procès de Galen est ajourné, il se déroulera demain, à l’aube. La remise en fonction de nos installations est la première de nos priorités. À présent, levez-vous. Mon père, procédez, je vous prie. »

L’intéressé se glissa jusqu’à la scène, salua, puis, l’index de sa main droite pointé vers le ciel, entama un cantique. Les trois adjoints, fredonnant, profitèrent de la ferveur ambiante. La petite Maria chantait de sa belle voix d’enfant.

— Les gardes l’ont vue ce matin, avant le lever du jour, chuchota Nathanaël, « Il n’a rien dit quant au motif de son départ. »

— Les imbéciles, répliqua Eva d’un ton sec.

— Ne soit pas trop sévère. Ils n’ont fait qu’obéir aux ordres.

— Oui. Oui, c’est vrai. Pardon. (Elle expira) Tout ceci n’a aucun sens. Les gardes ne s’interrogent-ils pas ?

— Si. C’est pourquoi j’ai pris soin de les tenir au secret. Écoutez, le Commandant ne reparaîtra peut-être pas. Nous devons reconnaître cette éventualité. Sans nouvelles de sa part, il nous faudra trancher. La communauté a besoin d’un leader.

L’office terminé, tous s’en retournèrent à leurs travaux respectifs. Les chasseurs et les bûcherons s’en allèrent vers l’extérieur, les invalides s’affairèrent à l’équarrissage ainsi qu’à la conservation des viandes récoltées. Le soleil, visible depuis l’intérieur, dardait de ses rayons les contours de la barricade. Un vent d’été recouvrit le front dégarni de Julio. « Reconnaître cette éventualité ; trancher », les termes de Nathanaël se répétaient, tournaient, vrillaient dans son esprit. Alors quoi ? On le remplacerait ? Comment, par le diable, son ami, son camarade pouvait-il prononcer ces mots ? Assurément, Monsieur Bolles était introuvable, mais il n’avait pas disparu, les gardes en témoignaient. Certes, il n’avait prévenu personne, mais quand bien même ! Il était le Commandant, l’autorité suprême.

En milieu d’après-midi, le comptable statua à l’idée d’agir seul. Il jugeait ses deux associés dépassés, incapables de déchiffrer comme lui la situation. Il délégua ses tâches puis, la boule au ventre, se rendit d’un pas vif jusqu’à l’extrémité sud du Terrier. « Le Commandant est sauf, sans l’ombre d’un doute », marmonna-t-il tout en zigzaguant entre les tables de confections, « Il a besoin de moi. » Les violences nocturnes redoublaient. Une poignée de nuisibles grouillaient parmi la population, mais qui ? Des civils ? Des militaires ? Les deux ? Cette racaille, docile en plein jour, sévissait dès la nuit tombée. Elle avait arpenté le vieux fort, survécu sur les routes, et parcourait aujourd’hui librement ces grottes. Mais il n’était pas dupe. Non. Pas lui.

— Laissez-nous, susurra-t-il aux deux sentinelles en faction, disposées de part et d’autre de la crevasse.

Sous ses pieds, éclairé à la lueur des torches, le prisonnier arborait un visage effrayant. Ses beaux cheveux blonds, constellés de poussières, de boues, et de graviers, retombaient sur son nez brisé. Il ne portait ni pourpoint ni bottes, affichait un vulgaire torchon pour seul vêtement. Le comptable avança d’un pas. Tout captif, en l’état, devait être traité avec dignité. Les gardes, toutefois, prenaient plaisir à malmener celui-ci.

« Douce justice », songea-t-il d’un sourire carnassier.

— Que voici une odeur bien connue, chanta soudain la voix pure, cristalline, de Galen. « Ne dites rien, laissez-moi jouer. Hum, un zeste d’encre séché ; poussière ; transpiration. Trop facile. Que me vaut l’honneur, Adjoint Tener ? »

Ce dernier retira sa veste, épousseta son pantalon, puis s’établit devant la prison. Celle-ci consistait en un gouffre béant, un puits naturel, adapté à la hauteur de deux hommes.

— Je souhaiterais obtenir votre point de vue, Golpear, connaître le motif exact du soudain revirement de votre comportement. Pardonnez-moi, mais nos lois sont claires, elles supposent l’exil, voire la pendaison dans des cas comme le vôtre. Ne songez pas faire exception de par votre position. Cependant, le Commandant Bolles aimerait comprendre. Il m’a chargé, voyez-vous, de recueillir votre témoignage avant procès, dans la plus stricte intimité. Voici sa proposition : collaborez. Formulez le serment divin avant chacune de vos réponses, et peut-être daignera-t-il intercéder en votre faveur. Qu’en pensez-vous ?

Le silence tomba dès lors, et Galen, au bout de quelques instants, sembla se démener dans sa geôle. Planté à la verticale, il se trouvait pieds et poings liés incapable de s’asseoir ou de se pencher. Une odeur d’urine exhalait le long de la cavité.

— Je ne vous connaissais pas si… (il hésita) pressant, monsieur Tener, je vous en félicite. Aussi j’accepte vos conditions. Posez, je m’engage à vous fournir les réponses que vous recherchez.

— Hernan, pourquoi l’avoir répudié ?

L’acte de foi prononcé, le prisonnier reprit du même ton :

— Mon frère et moi-même avons eu, disons, quelques démêlés au propos de notre avenir parmi vous. Lui, souhaitait-vous quitter, moi, pas. Je vous laisse deviner la suite.

— Où est-il allé ?

— Aucune idée et, à dire vrai, je n’en ai cure. Hernan est tout à fait capable de subvenir seul à ses besoins.

Les deux mercenaires ne s’entendaient point, certes, mais de là à opérer pareille cassure. Fomentaient-ils un putsch ? Les violences, les départs, en effet, dataient de la fuite du cadet. L’incarcération de Galen, toutefois, contestait cette hypothèse. Comment expliquer sa docilité ? Par assurance ? Par forfait ?

Quand bien même, il était condamné.

— Mettons que nous vous libérions sur-le-champ, réitéreriez-vous si l’occasion se représentait de nouveau ? Gare à vous, ami, vous parlez ici sous serment.

— Mes actions d’hier rejoindraient en tout point celles d’aujourd’hui, Adjoint Tener. Je respecte le Commandant, je le respecte au plus haut point. Croyez-le ou non, mais je n’agis, en mon âme et conscience, qu’en faveur de la communauté. »

Le bien commun ? Vraiment ? Telle était sa justification ? Galen mentait, il mentait devant l’Unique de surcroît. Le comptable, de rage, s’en piqua le contour des lèvres.

— Je ne comprends pas. Que recherchez-vous ?

— Mais la sauvegarde de l’autorité, chanta son interlocuteur. « Regardez la vérité en face. Les violences augmentent. Benedict Bolles est une carcasse. Il refuse la succession. Il promet, promet, mais se complaît dans l’apathie. Eva Derrocado doit reprendre les rênes. Vous l’avez formé, vous connaissez ses talents. »

Les yeux fixés sur les flammes, Julio ressassait les pourparlers avec Vuelvo, l’attaque de Medellín, les négociations avec Basile, le départ de Luis, de Jair, de Pory. Galen, cependant, poursuivait son élocution. « Le Commandant nous protège », récita tout bas Julio, comme une comptine, « il se compromet tout entier à notre bonheur, il se sacrifie à notre avenir. Galen est fou. Il ne l’a pas connu comme nous. Il ne sait rien. »

Enfin, il se redressa, sa veste couchée sur son épaule.

— Une dernière question, murmura-t-il. « Êtes-vous seul à penser de cette façon ? Ou possédez-vous des émules ? »

C’était là sa principale interrogation, la raison première de sa visite en ces lieux. Galen, d’ici peu, disparaîtrait dans la nature, ou mieux, pendrait la corde au cou, le long de l’écorce d’un arbre. Ses mensonges, ses paroles, ses crimes ne signifiaient rien. Ses idées toutefois, il avait encore tout le loisir de les partager.

— Je l’ignore, admit ce dernier. « Mais j’imagine que non. Les civils ne m’écoutent pas. Quant à vous, militaires, votre honneur et vos foutus serments vous aveuglent. »


L’interrogatoire prit fin, et Julio, perplexe, s’en retourna à ses activités. Il entreprit d’examiner le comportement de ses ouvriers, tendit l’oreille au passage des éclaireurs, sur le terrain d’entraînement, à la table de confection. Le soir même, il s’entretint de nouveau avec ses camarades. « Pourquoi la citer ? » songea-t-il tout en contemplant la silhouette d’Eva. Galen, si belliqueux d’ordinaire, obtempérait sans discuter à tout ordre émis par la jeune femme. « Et pour quelles raisons ? Par respect ? Par amour ? Et quel rapport avec les violences nocturnes, devant lesquels le conseil adjoint était étrangement impuissant ? »

Il lui semblait déchiffrer un puzzle complexe.

— Demain, nous porterons publiquement la disparition du Commandant, conclut Nathanaël, l’air grave. « Je propose de charger l’un de mes éclaireurs de partir quérir Juan Vuelvo, de solliciter son aide, afin d’anticiper tout risque de débordement. »

Julio Tener s’opposa à cette idée, mais, minoritaire, son avis n’eut aucune incidence. Il se renfrogna, sentant se poser sur lui le regard des deux autres adjoints. Même ici, terrée dans l’ombre et l’humidité des montagnes, la communauté était en danger.

Vous lisez l’édition Live de MISE A SAC, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-22 (révision : -non défini-)
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