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Le terrier

Les torches crépitaient, le vent sifflait, toujours plus féroce, au travers des parois du sous-terrain. Les premières lueurs du jour frappaient l’entrée des grottes, enrobant les pointes acérées, les structures et les troncs taillés de la barricade.

Réunis sous la tutelle des militaires, les habitants bavardaient, dévoraient leur repas avec avidité. Un tonneau en perce fournissait une lampée d’alcool à chacun, et l’on avait servi ce matin un carré de venaison par personne. Une ambiance festive régnait, on chantait ragots et quolibets avec une ferveur toute redoublée. Non loin du fourgon, isolé des clameurs et des rires, demeurait la table du conseil adjoint. Nathanaël, le regard froid, ses cheveux gris cascadant le long de son cou, arborait un carquois complet ainsi que son arc long, serré en bandoulière. Eva, la mine sévère, présidait l’assemblée aux côtés d’André Rezar. Enfin, blanc comme un linge, les sourcils froncés, Julio se dressait tel un arbre esseulé. Il décrivait les traits du visage suturé de Vuelvo, l’allié providentiel. Un second fourgon, en tout point semblable au premier, avait suivi les pas du vieil estropié, accompagné de dix-huit âmes, dont huit fantassins et quatre cavaliers. Les trois quarts de ses effectifs restants.

— Vous perdez votre temps à chercher des coupables, coassa ce dernier d’un air bourru. « J’ai déjà vu ça pendant mon service, des recrues modèles, des officiers doux comme des agneaux. Mais le soir venu… imaginez la scène sur une légion tout entière. Les cadavres s’entassaient. Les responsables enquêtaient, mais personne ne savait quoi que ce soit. Benedict connaît ce phénomène, c’est pourquoi il rechignait à intervenir. Je vous pensais au courant. »

— Non, il ne nous a rien dit, admit Nathanaël, impassible. « Je n’ai jamais rien vu de tel. Que préconiseriez-vous ? »

— Il n’y a rien à faire. Vos gars sont sur les rotules. Vous leur avez promis la paix, la lumière au bout du tunnel. C’est ce qui les maintient toujours en vie. (Il se détourna en direction d’Eva) Vous allez devoir renforcer la garde, surveiller les patrouilles et tenir, tenir tout l’hiver durant. Je m’emploierais à vous y aider.

Les rires se poursuivaient en arrière-plan. Une jeune femme, les deux bras levés, dansait debout sur une table de confection. Deux militaires s’affairèrent à l’en extraire.

— Vous prétendez ces violences naturelles ? S’interposa Julio dans un souffle, « vous omettez la disparition du Commandant, le départ d’Hernan, les désertions successives et la félonie de Galen. Ces éléments forment un tout, j’en suis convaincu. »

Nathanaël, Eva ainsi qu’André Rezar, focalisèrent leur attention sur lui. Vuelvo subit une quinte de toux, cracha.

— Là n’est pas le sujet, souffla le prêtre.

— Mon garçon, je comprends vos sentiments, reprit Vuelvo. « La disparition de Benedict m’affecte tout autant que vous. Mais vous devez réagir rapidement, vous n’avez pas d’autres choix. Pour l’heure, il vous faut signaler son absence, rassurez vos hommes. J’ai déjà tenu mot de la situation aux miens. Ils confirmeront votre version des faits. Vous vous sentez d’attaque ? »

— Bien entendu ! rétorqua le comptable.

L’ensemble de la tablée rompit formation. Eva, muette, affichait à présent des traits tirés, André son sourire froid, Nathanaël, son masque d’impassibilité. Il échangeait avec Vuelvo au propos de la répartition des troupes. Ce dernier portait un pantalon bleu-gris, un blouson rouge vif, ainsi qu’un poignard attaché du côté gauche de sa ceinture. Sa manche droite, inoccupée, était nouée autour de son moignon. Julio se rapprocha d’un pas feutré, l’interpellant :

— Messieurs, s’ils vous plaît.

— Plus tard mon ami, le repoussa Nathanaël.

Les derniers échanges terminés, Eva se présenta devant la silhouette arquée de Vuelvo, et s’agenouilla, tremblante.

— Que l’Unique vous honore, déclara-t-elle sous l’émotion, « Vous êtes venu sans délai, sans condition, et ce malgré vos désaccords avec le Commandant. En outre, vous avez dépêché la majeure partie des vôtres. Merci, merci pour tout ce que vous faites. »

— Mais relevez donc la tête, ma fille, le vieux fort se tient tout seul ! se renfrogna son interlocuteur. « Gardez-vous de courber l’échine devant vos alliés fidèles. Condamner plutôt l’attitude des couards. Quand je pense à ce fils de pute de Galen, et Tomas, Adam et Jessy, qu’ils reviennent un peu traîner par ici, ces trois-là, qu’ils essaient, par le diable, que je cajole leurs cadavres ! »

On annonça la tenue d’un discours, et les habitants, dégustant les restes des célébrations, accueillirent les responsables d’une ovation. Ceux-ci se pressèrent l’un derrière l’autre. Julio, qui fermait la marche, s’avança sous le regard de ses camarades.

La population restante se divisait en trois catégories, au centre, en une nuée désordonnée, les civils trinquaient dans des bocks en terre cuite, les hommes, les femmes souriaient, chuchotaient le nom du Commandant. La petite Maria sautillait de groupe en groupe. Tout autour se dressaient les carrures fières, quelque peu rabougries des combattants des deux bataillons. Les uns, affublés de chemises de corps salies, de haillons, de gilets rouge vif et de bonnets assortis, surveillaient d’un air las leurs concitoyens, d’autres parlementaient avec eux, enfin, en une cellule isolée, les gens de Vuelvo discutaient à voix basse. Le comptable jeta un coup d’œil appuyé en direction d’Eva. Il lui sembla surprendre un sourire satisfait.

— Messieurs, mesdames, entonna-t-il de son timbre métallique, « Nous nous présentons à vous ce matin, afin de clarifier ensemble la situation. Saluons tout d’abord la présence de notre allié. Il nous apporte, en plus de leur soutien, un surplus de vivres, de remèdes et d’équipements. Levons nos verres en leur honneur ! »

Seconde ovation, cette fois-ci destinée à Vuelvo, qui se contenta d’opiner du chef. Il reprit.

— Leur arrivée ayant eu lieu dans la nuit, nous débattrons tout à l’heure de vos nouvelles attributions. Un conseil exceptionnel sera formé à cet effet durant la matinée. En outre, nos effectifs grandissent, notre puissance ouvrière est décuplée. Je vous entends Messieurs, je vous entends et j’aborde le sujet dans l’instant. Écoutez, euh, voilà, excusez-moi. (Il déglutit, se redressa, bomba le torse, avant d’ajouter) Le Commandant Bolles est… Il a…

Il inspira, soudain figé dans son élocution. Son texte, il le connaissait par cœur, jusqu’à la moindre intonation. Les mots, toutefois, se tordaient dans sa gorge. Le peuple patientait, solennel. Il se remémora la vue de Nathanaël, les traits déjà tendus d’Eva, alors que les dernières lueurs du crépuscule se retiraient sous leurs pieds. Ses longs cheveux auburn, attachés dans son dos, brillaient sous la lumière des torches. « Accordons-nous sur la version suivante. Il est parti. Il a disparu au petit matin, en vue de rencontrer l’envoyé de Vuelvo. » Le vieil estropié les assistait à présent. Il acceptait cette fable, cette imposture.

Pire encore, il y participait.

— Je… Je ne peux pas, murmura-t-il enfin. « Non. »

La main moite, crispée de Nathanaël se posa sur son épaule. Il se retourna, s’écarta d’un bond au passage de l’éclaireur en chef.

— Pardonnez-le, susurra celui-ci, « Il nous est difficile de vous entretenir avec ménagement des dernières nouvelles. Aussi, j’irais droit au but. Le Commandant Bolles est porté disparu. »

Les habitants, d’abord, encaissèrent l’information, mais progressivement apparut une vague de murmures, de bavardages, de plaintes, de désespoir. Les premiers rangs se redressèrent. Les uns mâchonnaient leur lèvre inférieure. D’autres, ébranlés, demeuraient stoïques. D’autres encore commençaient à se montrer violents. Une jeune femme aux cheveux blonds, affublée de guenille et d’une jupe en lambeaux, déversa soudain à plein poumon un torrent de paroles hystériques. Elle citait le nom de Pory, de Jair et d’Hiram, elle triturait ses vêtements, repoussait des ombres puis, se précipitant au contact de ses compatriotes, commandait à l’Unique de la laisser en paix. Julio reconnut celle-ci comme l’amante de Jair Salaa, le regretté Meneur du Bataillon des éclaireurs, une ouvrière modèle, la victime attitrée des soulèvements nocturnes.

Il n’aurait su la nommer, toutefois.

— Calmez-vous, Madame, aboyaient les surveillants.

L’intéressée, à cet instant, jeta un regard noir à Maria, alors recroquevillé dans un coin. La petite fille pleurait, la jeune femme, les lèvres pincées, se lança à sa poursuite.

— Ça aurait dû être toi ! S’époumonait-elle, « Rendez-les-moi, par pitié, RENDEZ-MOI MES GARÇONS ! »

Les militaires s’apprêtant à employer la force, André Rezar s’interposa et, par un bête effroi populaire, se vit piétiné par la foule. En fin de compte, l’insurgée fut encerclée, maîtrisée et guidée jusqu’au dispensaire. Le prêtre suivit, couché sur une civière. Le calme revenu, imposé, Nathanaël reprit la parole.

— Silence, silence, je vous prie, rugit-il par-dessus la cohue. « Écoutez-moi, écoutez-moi bien attentivement : hier, peu de temps avant l’aube, le Commandant Bolles a quitté ces grottes afin de rencontrer l’émissaire de Vuelvo. Il a souhaité sortir seul, sans escorte, de façon à s’assurer de notre sécurité. Or, cette affaire était connue de nous trois, ainsi que d’André Rezar, préposé en premier lieu comme juge au procès disciplinaire de l’adjoint Galen. J’ai moi-même consenti à garantir de sa présence en ces lieux, et ce afin de ne pas vous inquiéter outre mesure. »

Un militaire, parmi la masse, demanda à prendre la parole.

— Pardonnez-moi, adjoint Cazan. Mais cet émissaire, le Commandant l’a rencontré ?

— Oui, affirma Vuelvo dans une nouvelle quinte de toux. «Oui. Il est le dernier à l’avoir vu. (Il se détourna, pointa en direction de l’intéressé) Dis-leur, Tito. »

— J’ai rejoint Monsieur Bolles quelques minutes avant l’aurore, mentit celui-ci. « Il m’a chargé de confirmer votre position et de transmettre ses remerciements. L’entretien n’a pas duré longtemps. Nous nous sommes séparés aux premiers rayons du jour. »

Une vague rumeur naquit parmi les hommes. Des exclamations, des échanges s’élevaient à mesure des paroles prononcées. S’avança alors aux yeux de tous la silhouette élancée, au visage fin, à la chevelure auburn d’Eva. Se tenant à la droite de Nathanaël, celle-ci porta une main dans la poche de son blouson, en retira un pendentif qu’elle ceignit sans tarder autour de son cou. Julio, estomaqué, reconnut le Saint Trait des Justes.

Le médaillon du Commandant.

— Par la présente et en vue des circonstances, annonçait cependant l’éclaireur en chef à la foule, « je vous informe que nous avons voté hier au soir. L’autorité, jusqu’au retour du Commandant Bolles, est accordée à Eva Derrocado ! »

Par le diable ! fulmina-t-il en son for intérieur. Monsieur Bolles ne quittait jamais la décoration. Eva ne pouvait disposer d’une telle relique, à moins, peut-être, qu’elle ne l’eut arrachée de sa dépouille. Le comptable frissonna à cette pensée. Non, songea-t-il soudain, non, impossible. Eva demeurait un élément fidèle, une amie, une parente presque. On ne connaît jamais vraiment ses proches. Galen le traître l’avait citée. Cela, c’était un fait.

— Hommes, femmes et enfants de tout horizon, de toute culture, clama la régente, « je jure devant vous, devant l’Unique, de m’attacher corps et âme à votre bien-être. Vous le savez, je considère le Commandant comme mon propre père, et c’est avec un grand honneur que j’occuperais ses fonctions en son absence. Je vous promets la justice, je vous promets de fouiller chaque recoin des bois, d’infiltrer les villes, d’en forcer les portes jusqu’à retrouver sa trace. Il nous reviendra, j’y sacrifierai ma vie si nécessaire. »

Le peuple, en réponse, poussa un hourra surjoué. Aux sanglots succédèrent les acclamations. Les adjoints applaudissaient, s’agenouillaient, puis récitaient à tour de rôle le serment solennel.

La première prière du jour, en l’absence d’André Rezar, se déroula sous la tutelle de Nathanaël.


Le vent soufflait, soufflait, toujours plus cruel. La bise lacérait ses joues, s’engouffrait à travers les fentes de sa chemise, le long de son pourpoint rouge à manches déchirés.

Julio marchait, une torche à la main, sous le ciel étoilé.

Il emprunta un premier sentier, dévala une butte, retourna sur ses pas. Un vieil arbre mort se dressait au niveau du carrefour. Le groupe était en danger, en grand danger. Le départ d’Hernan, l’attentat de Galen, les violences, la disparition, les votes et les décisions rapides, le Saint Trait des Justes pendu autour de son cou, tout concordait. Eva visait la place de Commandant, elle avait fomenté tout ceci depuis le début. Pour preuve, elle avait gracié Galen dès lors qu’eut été prononcé le serment solennel, et malgré la fureur populaire, malgré la désapprobation de Nathanaël, de Vuelvo et de lui-même, elle campait sur ses positions. « Je n’admettrais pas, en ces temps de crise, la perte d’un guerrier de cet acabit », avait-elle déclaré dans la matinée, au cours de leur première entrevue. « Galen sera déchu de ses fonctions, puis placé sous surveillance », sous sa surveillance à elle, bien sûr. Eva ; Galen, deux éléments extérieurs à la 22em capitania, des alliés naturels, des collaborateurs, cela tombait sous le sens à présent. Mais personne ne l’écoutait. Non, personne. Bien qu’outré par le choix de la jeune femme, Nathanaël refusait d’admettre la vérité, Vuelvo le croyait fou, André Rezar adoptait le parti d’Eva, quant à Galen, il se pavanait, l’arme à la ceinture, le verbe acéré. « Mes respects, adjoint Tener, avait-il chanté dès son retour, de sa voix claire et cristalline. »

JAMAIS ! pesta le comptable entre ses dents. Jamais il n’abandonnera la communauté. Il avait subtilisé des vivres dans la réserve, quelques pommades, ainsi qu’un sabre parmi les râteliers. Lui le ramènerait. Il retrouverait le Commandant Bolles, le soignerait, l’escorterait jusqu’au camp. Les traîtres paieraient.

Un sifflement aigu, soudain, tonna à travers la nuit.

Julio tituba sous l’impact, s’accrocha au tronc du vieil arbre, s’effondra sur le dos. Les étoiles brillaient. La chaleur du sang recouvrait ses lèvres, imbibait ses vêtements. Le fracas de l’acier s’en suivit. Les assaillants se pressaient dans sa direction. Leur chef, une créature à la peau vert pâle, au crâne lisse, apparut à la lueur vacillante de sa torche abandonnée.

Elle l’examina de la tête aux pieds.

— Gaan, Aanskir, Kakreen, grogna-t-elle soudain en direction des étoiles, qui disparurent sur-le-champ, masquées par les torses nues de deux malabars à la carrure inhumaine. »

« Pardon », coassa Julio Tener, alors qu’on l’interrogeaient, qu’on lui brisait les os. « Pardon, mon Commandant, de n’avoir su protéger celles et ceux pour qui vous avez tant sacrifié. Mon incompétence est une honte à votre service ».

Il ne plierait pas toutefois. Non. Jamais.

Vous lisez l’édition Live de MISE A SAC, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-22 (révision : -non défini-)
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