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CRUCE
Place du marché

— Et ça, ça sert à quoi ?

Les bras croisés, la mine sévère, impassible, le cinquantenaire se pencha en direction de son interlocuteur. Il portait le bouc, ne cessait de redresser du pouce sa moustache tombante.

Forgeron de père en fils, tout héritier mâle de la famille Fundir usait du marteau et de l’enclume depuis la petite enfance. Le travail du fer, de l’acier, la chaleur étouffante de la fournaise, voici en quelques mots le tableau de leur quotidien. Peu loquace de prime abord, Pepe, tout comme son père avant lui, se changeait en un véritable moulin à parole dès lors que la conversation tournait en son domaine. Il prodiguait conseil, dépeignait sans détour la totalité des étapes de conception d’un produit. Il arrivait même, en de rares occasions, qu’il cède face à quelques rabais.

Il adorait son travail.

— Et ça ? Et ça M’sieur Fundir ?

Toujours stoïque, le forgeron décrivit l’objet. Il était question d’un leurre à piston, un cube d’une quinzaine de centimètres renfermant un carreau d’arbalète miniaturisé. Une fois remonté, le dispositif s’accrochait à l’endroit voulu au moyen de six griffes rétractables. Il demeurait autonome jusqu’au lancement du projectile. Le leurre à piston constituait un outil très répandu, commun à tout trappeur digne de ce nom.

Satisfaites, les trois têtes brunes poussèrent un cri de joie partagée. Elles remercièrent le commerçant, puis s’en retournèrent à la recherche d’une nouvelle source de savoir. Pepe observa leur départ, réprimant avec difficulté quelques sourires benêts.

Il se rembrunit à la vue du reste de la place marchande.

Tout autour de lui couraient quantité d’entreprises de toutes sortes. Des forgerons, des boulangers, des bouchers, des pâtissiers, des médecins s’affairaient à leur négoce. D’autres présentaient des services de réparation, offraient le gîte et le couvert. Les uns disposaient de simples cases, les plus riches, de véritables bâtiments ouvragés. Célèbre Bourgade, Cruce fut fondé par et pour les grandes compagnies empruntant l’axe de Puerta, ses habitants logeaient dans d’étroites maisons en torchis, aux charpentes apparentes, sans mobilier aucun. Tous payaient un loyer conséquent, compensé toutefois par un chiffre d’affaires considérable, étalé tout au long de l’année. Officiellement tout du moins.

Cruce, en effet, observait une économie florissante, et il n’était pas rare qu’on festoie chaque soir les bénéfices de la journée. Dépendre du seul passage des convois présentait pourtant un risque de taille. Derrière chaque sourire, chaque transaction, se tenait tapie l’ombre de la disette. Les locaux épargnaient, craignant la guerre, les intempéries, tout ce qui, en fin de compte, pourrait perturber le rythme du commerce.

Pepe jaugeait d’un œil d’expert l’ensemble des fournitures proposées. Il restait droit, les paupières fixes, semblable en tout point à une statue de cire. Pecq, son fils aîné, assurait le rôle de racoleur. Vingt personnes se succédèrent devant l’enseigne du forgeron, huit seulement se saisirent de leur bourse. Il s’agissait là d’un score honorable, un bénéfice suffisant quant au commun des commerçants. Mais pas ici. L’affluence manquait, les rues piétonnes, d’ordinaire bondées, n’affichaient que quelques badauds.

Midi sonna, Pecq, après une courte pause à la chapelle, endossa le rôle de son père. Pepe remonta la place, salua tour à tour bon nombre de ses confrères.

Nul ne semblait satisfait du déroulement de la matinée.

Installés sous quelques tonnelles, les commerçants partageaient un repas bien mérité aux côtés de quelques caravaniers. On échangeait à propos des rumeurs locales, débattait le montant des taxes appliqué à ceci ou à cela. De jeunes enfants chargés d’acheminer les victuailles trottinaient sans arrêt d’une table à l’autre.

— Quelqu’un saurait ce qu’il advient des carrioles de Medellín ? s’éleva une voix parmi les convives, « Une semaine qu’on les attend ceux-là. On commencerait presque à les r’gretter ! »

Pepe, qui mangeait non loin, écoutait en silence.

— Pas de nouvelles mon bon seigneur.

— Ah ! s’exclama un ancien, la bouche pleine, « les taxes, ça va, pour nous garder des vraies choses, plus personne. »

— Ils seraient tous cannés qu’ça m’étonnerait même pas !

— Mes champs sont détruits, ma vieille baraque tombe en ruine, mon toit s’affaisse sous les eaux ! Et Comprar ne fait rien ! À croire qu’cette pince a jamais marchandé comme nous.

— Il suffit, messieurs, il suffit, intervint un homme à la mâchoire carrée, aux dents blanches comme la craie, « les pluies ne datent que de deux jours, laissez donc quelques répits aux sociétés de rénovation ! Quant à Medellín, ceux-là souffrent de quelques retards, voilà tout. Je sais cela par mon cousin, il travaille comme maton à la Dulce, aux mines d’argent. »

— La belle affaire. Ton cousin est un fieffé menteur, tout comme vous autres, citadins.

— Répète un peu !

— Nous devons clamer notre indépendance, soutenu un nouvel intervenant, « instruire nos enfants, former les rangs d’un tribunal, ainsi que d’une milice privée. On protégerait nos familles, chasserait les bandits. On reprendrait nos terres. Quand comprendrez-vous que nul n’accorde d’importance à nos vies. Nous devons… »

— Envoyez la garde ! lança soudain un gaillard édenté. Il levait vers le ciel un gobelet au trois quarts pleins.

L’assistance partit d’un rire gras, on trinqua à la santé des bienheureux, des simples d’esprit. Chacune des bourgades fondées en Agesto comportait sa propre police municipale, des guerriers valeureux, solides, quoi qu’inexpérimentés. La garde arpentait les rues, les sentiers se profilant parmi les bois, en direction des montagnes. Ses meilleurs éléments stationnaient du matin jusqu’au soir aux alentours de la grand-place, à deux pas des portes de la mairie. « On veille mieux marchandises que marchand », se lamentaient sans cesse les locaux. Ils n’avaient pas tout à fait tort. Des actes de raquettes, rapines et vols à l’arraché balisaient la vie des honnêtes gens. Les pillards imposaient leurs volontés, les plaintes, elles, s’entassaient sur les bureaux du conseil adjoint. Aucune attaque, toutefois, n’avait suivi la tombée des pluies. Les malfrats, manifestement, souffraient tout autant des dégâts causés.

Rassasié et quelque peu déçu, Pepe termina son assiette et prit congé, sans piper mots. Il quitta le confort des tonnelles, observa un détour jusqu’à la chapelle. À sa sortie, il jeta quelques piécettes à l’adresse d’un vieux sans-abri au teint bronzé, aux cheveux mi-longs, emmêlés à la manière d’un pelage sale. Il arborait une veste militaire, un bonnet ainsi que des bottes trouées.

Le mendiant se redressa sur ses jambes, échangea une poignée de main avec le forgeron.

— Mes respects à votre femme, votre mère et vos enfants, Monsieur Fundir. Pas trop gêné par la pluie ?

— La maison a tenu bon, l’essentiel est là. Et vous, ça a été ?

— Oh ! j’me débrouille toujours, vous savez. (Il renifla) Dites, je sais que c’est pas votre genre de d’mander conseil, mais y’a un sérieux client qui vient d’arriver en ville. Il est pas commode, mais à votre place, j’éviterais d’faire la fine bouche.

Les deux hommes contemplèrent l’horizon.

— Oué, reprit Felix Ladron d’une voix pâle et désagréable. « Gueule d’ange est d’retour parmi nous. »


De retour aux affaires, on vendit trois sceaux de clous à l’un, huit bobines de fil de fer à l’autre. Un groupe de cavaliers, des nomades de toute évidence, tournèrent un moment parmi les étals. Ils repartirent aux trots, la bourse intacte. L’arrivée d’un nouveau convoi suscita un certain émoi. Les allées étaient vides, les clients, bien sûr, manquaient toujours à l’appel. Chacun savait se satisfaire de l’instant présent. Une silhouette massive, disproportionnée, apparut alors à l’horizon. On s’écartait, surveillait, chuchotait à son passage. D’autres, non moins téméraires, se signaient, l’œil tourné vers le ciel. Sans autre son que celui du métal, le nouveau venu s’arrêta devant l’échoppe du forgeron.

Pepe Fundir, les bras fermés en croix, redressa du pouce sa longue moustache tombante.

Le colosse contempla une épée exposée en première ligne. Il décrocha celle-ci, exécuta quelques moulinets, sans se soucier des regards dirigés vers sa personne. La lame, épaisse pourtant, prenait des airs de cure-dents entre ses énormes doigts.

— Acceptable, grogna Gueule d’ange tout en effectuant un mouvement de balancier.

Il reposa l’objet.

À distance respectable se tenait une assemblée fourmillant à chaque instant. Les badauds se regroupaient, les marchands quittaient leur poste afin de ne rien rater du spectacle. Pepe reconnut deux membres de la garde municipale, ainsi que son fils, qui parvint non sans mal à se frayer un chemin jusqu’à sa position.

— Bienvenue, s’écria le forgeron tout en décoiffant Pecq d’une main, « bienvenue dans notre belle bourgade. Comment puis-je vous servir aujourd’hui ? »

Aucune réponse. L’intéressé, à présent, portait son dévolu sur quelques couteaux. Il en testa la solidité, puis l’aiguisage. Enfin, il le dévisagea de ses deux yeux bruns. Pepe considéra la créature au crâne lisse, à la peau vert-pâle, parsemée de petits éclats boueux. Une horrible cicatrice fendait les lèvres de sa mâchoire inférieure, remontait jusqu’à son oreille droite, elle-même en partie arrachée. Il étudia son équipement : une hache de bataille à double tranchant, une épée courte, de belles bottes de combat. L’orque exhibait toujours cet étrange plastron.

— J’ai besoin d’un contrôle complet avant demain matin, armes et armures comprises. Vous faites ça ?

— Le délai me semble trop faible.

— La récompense sera à la hauteur de l’effort fourni.

La garde, alors, écarta d’un geste l’assistance. Elle appela au calme, vint stationnée du côté droit de l’étal du forgeron.

— Un problème ? intervint un premier agent.

— Aucun, simple transaction entre Salarites, déclara Gueule d’ange tout en reposant l’article à son emplacement.

Pepe, à l’écoute de ce dernier mot, crut percevoir une touche de lassitude sur le visage de son interlocuteur. Il se renfrogna. Les Orques étaient des brutes, des monstres assoiffés de sang courant la guerre tel un lévrier sillonne derrière sa proie. Ils n’éprouvaient ni honte, ni compassion, ni pitié, ni honneur.

« Bang »

Tous sursautèrent suite à l’impact d’un projectile. Le colosse venait de se défaire de son sac à dos. Il décrocha son énorme hache, son épée, ainsi qu’une poignée de dagues de combat. Le tout fut déposé sur le comptoir en compagnie d’une bourse bien remplie. Il était riche, plus encore que par le passé.

Les deux agents s’interposèrent, gratifiant la bête de quelques regards inquisiteurs.

Le premier afficha un rictus satisfait.

— Vous avez un permis pour tout ça ?

— Bien sûr que j’en ai un.

— Je ne vous crois pas.

Les lèvres de l’orque se retroussèrent.

— C’est pas mon problème.

— Je vous arrête pour trouble à l’ordre public.

— VOUS SAVEZ PARFAITEMENT QUI JE SUIS !

Pepe, tout comme son fils, tressaillit en cet instant. Il jaugea son interlocuteur, ses tatouages, sa mâchoire tranchée, contractés sous la colère. La peur le saisit, et il vu tout à fait Gueule d’ange se retourner l’arme au poing.

Ces deux-là ne tiendraient pas une minute.

— Suivez-moi monsieur, je vous prie.

La foule se tut, puis, d’un geste tacite, irréfléchi, groupa ses efforts à dessein d’enrayer les déplacements des forces de l’ordre. Les uns condamnaient un comportement scandaleux, d’autres hurlaient au racisme pur et simple. Confiant tout d’abord, les deux gardes se virent ballotter d’un bras à l’autre, en une véritable frénésie. Ils délaissèrent leur entreprise, relâchant le captif, fuyant à toutes jambes, sous les cris et les sifflets.

Le calme revint dès leur départ.

— Mais, intervint Pecq, perdu, « pourquoi tout le monde... »

Il ne put toutefois exprimer son ressenti. Son père y veilla, écrasant d’un geste sec l’un des souliers du petit garçon.

Les négociations reprirent. L’orque, sans prononcer le moindre merci, marchanda avec une extrême dextérité. Il se défit de son manteau, remit au forgeron son plastron, ses bottes, ainsi que quelques couteaux. Enfin, il s’en retourna, pieds nus.


Le crépuscule tombait, les honnêtes gens comptaient leurs gains, repliaient les bâches, ciraient les présentoirs. Bientôt sonnerait l’heure de la dernière prière, on relancerait alors le feu des lanternes, sous la direction des veilleurs de nuit.

Pepe s’affairait à quelques préparatifs lorsqu’il surprit une expression contrariée sur le visage de son fils. Il hésita, puis, délaissant ses tâches, se rendit à ses côtés.

— Pose ça une seconde, mon garçon.

L’enfant déposa sur le sol une caisse de clous.

— Je... je te dois des explications pour tout à l’heure.

Pecq se renfrogna, détourna la tête. Pepe mit un genou à terre, de façon à se trouver à son niveau. Il reprit :

— Les Orques sont les créatures du diable, qu’ils endossent nos couleurs, celles des Ordanais ou de quelques compagnies. Personne ne les aime, personne ne les aimera jamais.

— Mais tout le monde...

— Laisse-moi terminer. Ce que tu as vu cet après-midi est une chose terrible. Les gens d’ici ont besoin d’argent, tu comprends. Ils ne pouvaient pas courir le risque de perdre un tel client, et moi non plus. L’armistice touche à sa fin. Pecq, mon garçon, ne fait pas cette tête, ton frère et toi vous devez manger à votre faim. Grand-mère aussi. Elle le mérite bien, tu ne crois pas ?

Ils finirent d’emballer les huit dernières caisses.

— Pas un mot de tout ça à ta mère.

— Sinon quoi ?

— Sinon, interdiction d’approcher le plastron.

À ces mots, le visage de Pecq se détendit. Il écarquilla les yeux, à la façon d’un nouveau-né.

— T’as pas le droit ! s’écria-t-il soudain, les sourcils froncés.

Les deux Fundir ne firent qu’une brève apparition au cours du souper. Ils travaillèrent d’arrache-pied, et jusqu’au matin.

Vous lisez l’édition Live de MISE A SAC, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-22 (révision : -non défini-)
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