Quelque part au sud-est de Cruce
— Ola ola !
Le soleil, à peine visible, dardait de ses rayons les feuilles et les troncs. Une douce brise se leva, et nul ne perçut bientôt que le calme plat, l’imperturbable sérénité des bois au petit matin.
Le cavalier, un soixantenaire au teint bruni, à la barbe ronde, parcourut les alentours à la recherche de signes inquiétants. Il se saisit d’une branche, grimpa non sans difficulté jusqu’à la cime d’un arbre, avant de considérer l’horizon de son œil aguerri. Il redescendit, puis, de nouveau sur la selle, s’élança au triple galop aux côtés de ses deux lévriers. Nathanaël chevaucha ainsi longtemps, rectifiant sa trajectoire, maniant la bribe afin d’étouffer au mieux le fracas des sabots. Il pénétra une clairière, gravit un talus. Sa monture patinait dans la boue lorsqu’un tapage assourdissant tonna à travers ses oreilles. Aussitôt il empoigna son arc, maîtrisa l’animal. Le silence tomba tout d’abord, puis, brutalement, le vacarme frappa derechef. Les bras de l’éclaireur se figèrent, la pointe d’une flèche tirée en direction d’un chablis. Le bruit redoubla, suivi cette fois-ci d’un souffle rauque et saccadé. Une ombre se profilait derrière les troncs, elle reniflait, remuait la terre de ses griffes. Elle semblait vouloir éviter à tout prix le contact de l’air extérieur. Nathanaël, le visage blême, toujours figé, desserra la corde. Les chiens ne cessaient d’aboyer. Il descendit, contourna la bête avec mesure. Les souvenirs douloureux de quelques créatures horrifiques se succédaient dans son esprit.
Un Horgler ?
L’ombre tressaillit, couchée en travers des mousses. Elle se scinda soudain en une multitude de petits éclats autonomes. Le vieil homme expira tout son saoul, se signa puis but une gorgée d’eau. Il ne s’agissait là que d’une colonie de rongeurs.
Le cortège tenait pâle figure en comparaison des légions formées il y a de cela deux ans. Ne subsistait ici qu’une ombre, un simulacre des gloires passées du cartel et de la 22em capitania. En arrière garde, deux gaillards à la peau noircie s’inclinèrent de concert au passage de Nathanaël. Les militaires marchaient d’un pas régulier, les civils, déterminés, guidaient l’avancée d’un fourgon, l’encerclant de façon à ne laisser paraître aucun angle mort. L’intérieur de celui-ci croulait sous les paquets, les sacs et les outils. Les invalides, incapables de tenir une arme, s’étaient vus relégués au rang de bagagistes. Les chevaux suaient sous l’effort, accompagnés dans leur tâche des deux derniers bovidés du groupe. La nourriture manquait, et chacun, sans exception, s’était résolu à l’abandon d’une part de ses possessions. Une maigre rumeur survint. Le père Rezar, remontant d’un geste sa longue toison grise, salua à son tour l’éclaireur en chef. À ses côtés sursauta une jeune femme au visage boursouflé. Emilia boitait. Enfin, en tête de file, progressait le Commandant Bolles, encerclé du reste du corps adjoint.
— Mauvaise nouvelle, mon commandant, lança Nathanaël, tirant sur la bride afin de ralentir l’allure, « un éboulement nous barre la route au niveau des massifs. La voie est condamnée sur plusieurs kilomètres. »
Aucune réponse. Julio blêmit. Galen ainsi qu’Eva écoutaient avec attention.
— Forcer le passage est-il envisageable ? demanda celle-ci.
— Il nous faudrait couper à travers bois, Madame, mais je ne le conseille pas. C’est une véritable tourbière. Nous risquons l’enlisement. Ou pire, le bris d’un essieu ou de l’une nos roues.
Le son des bottes, la rumeur produite par la foule suivit ses quelques mots. Nathanaël contempla le Saint Trait des Justes, éminente distinction pendue autour du cou du Commandant. Il songea au sacrifice de Luis, au regard froid, détaché de son ami au moment de la condamnation du petit garçon. L’humidité des bois lui manquait. Ses longs cheveux gris volaient au gré d’un vent sec. Une vague de désertion avait frappé de plein fouet l’ensemble de la communauté. Figuraient parmi les départs des membres de tous bords : des militaires, des mercenaires, des civils et des invalides, que d’individus recrutés au cours des derniers mois ! Les groupuscules d’insurgés avaient formulé leur intention de vive voix, sans reproches ni violences à l’égard des responsables.
Il se détourna en direction de la colonne.
Ne subsistait ici que le noyau dur des habitants qui, depuis lors, avaient adopté un comportement très étrange. En journée, un calme surnaturel régnait parmi les rangs. Chacun travaillait d’arrache-pied, les contestataires connus s’étant retirés du groupe. Le soir venu, en revanche, les incidents se succédaient. Les sentinelles se blessaient dans des duels improvisés, les civils déclaraient la battue sur l’un des leurs, sous couvert de vieilles rancunes oubliées. Une fois, les membres du corps adjoint s’étaient retranchés derrière les murs de la seconde enceinte, supposant observer ici un élan insurrectionnel. Il n’en était rien. Les vestiges du collectif s’entre-déchiraient, mais conservaient une foi inébranlable dans la hiérarchie. « Que le diable t’emporte, Benedict, toi et toutes ta foutue clique », avait fulminé Vuelvo le matin même, au discours promulguant la séparation précipitée des deux clans.
Il ne leur en avait pas moins cédé une demi-douzaine d’hommes, et ce afin de garantir leur sécurité.
Aux alentours de neuf heures (le soleil brillant à la position estimée), le Commandant susurra à Nathanaël ses ordres. Le convoi stoppé, le père Rezar rassembla les civils.
Le bataillon des éclaireurs souffrant des récents départs, les adjoints s’associèrent afin d’en combler les effectifs. Eva couvrait les premiers mètres, Galen et ses hommes, la mi-distance. Enfin, Nathanaël chevauchait auprès de ses deux chiens. Les vérifications terminées, celui-ci confia son poste à l’un des éclaireurs de Vuelvo, avant de se diriger aux côtés du Commandant. Ce dernier, profitant de l’office religieux, avait fait mander ses conseillers dans l’intimité. « Disposons-nous d’un second itinéraire ? » demanda Eva.
— Il existe un sentier si mes souvenirs sont bons, assura Nathanaël, « celui-ci, en l’état, pourrait nous permettre de contourner les massifs. Ne nous avançons pas, toutefois ».
On commanda à Julio de se saisir des cartes, et l’une d’elles, sans tarder, fut bientôt déployée sous les yeux de tous. Nathanaël plissa les paupières, songea, puis, d’un doigt, remonta le circuit recherché. Il déglutit devant la portée du détour.
— Combien ? souffla Julio.
— Trois heures dans les meilleures conditions, quatre ou cinq en cas d’avarie. (Il expira) Bien plus que je ne l’imaginais. Poursuivre notre route nous expose toutefois à de sérieux dangers. Nous emprunterions les landes le long de la coulée, à la vue d’éclaireurs potentiels. Le risque est grand, mon Commandant. Ils pourraient repérer l’entrée des grottes, ou sonner l’alerte. Nos effectifs actuels ne nous laisseraient aucune chance.
— Prolonger notre voyage n’est-il pas tout aussi risqué ? reprit Julio, le front luisant.
— Cela relève de la probabilité pure et simple.
— Alors, misons, et prions. Profitons de la fraîcheur de la matinée pour pousser nos gens jusqu’au Terrier. Regardez-les mon ami, songez à leur état. Ils ne supporteront pas la traversée.
L’entretien se poursuivit, les alternatives en lice divisaient le conseil adjoint. Nathanaël écoutant plus qu’il ne parlait, détailla tour à tour la posture de ses camarades. Il reconnut la fatigue, la peur, la tension. Eva proposa un repli vers l’avant-poste. La colère, malgré ses efforts, perçait à travers sa voix.
— Non, intervint Benedict Bolles sur le ton de la conversation. « Il est trop tard pour faire demi-tour. J’ai pris ma décision messieurs, madame, nous allons couper à travers bois. Poursuivons notre route. (Il se signa) Que l’Unique nous protège. »
Tous s’inclinèrent à l’adresse du Commandant. Celui-ci s’en retourna vers la procession, suivi tout d’abord de Galen, puis d’Eva, de Nathanaël et de Julio. La lumière courait à travers les branchages, leurs ombres portées se profilaient en un damier complexe, recouvrant le corps mouvant des responsables. Les oiseaux chantaient. Julio se rapprocha de Nathanaël.
— Ce diable de va-t-en-guerre obtempère à tout bout de champ, pesta-t-il entre ses dents. « Vois-tu sa démarche habile, toujours au plus près des foulées du Commandant ? Comment peut-il agir ainsi impunément ? »
— Galen n’a jamais refusé nos ordres ni manqué à sa parole, répondit l’éclaireur en chef d’une intonation ferme et monotone. « Il respecte nos lois. »
Car parmi les derniers départs figurait l’impitoyable, à la fois subalterne et frère cadet de l’adjoint Galen. Depuis son intervention au chevet du corps de l’éclaireur Rasguro, Hernan n’avait cessé de critiquer la politique du Commandant. Il avait condamné la formation du groupe de reconnaissance, avait averti Jair et ses hommes de la vacuité d’un tel dispositif. Sans succès. Son franc-parler, son insolence affichée à l’endroit du corps adjoint lui avait attiré les foudres de son frère. L’attitude de Galen avait marqué les esprits. Chacun connaissait son air suffisant, son phrasé, son indifférence. Nul ne comprenait son choix cependant. Hernan et lui différaient à tout propos, de leurs caractères à leurs tournures, de leurs prestations à leurs apparences. Galen, du haut de sa superbe, prenait un malin plaisir à rabaisser son frère qui, docile, tolérait sa domination. Il en allait ainsi, selon les dires des deux partis, depuis leurs seize ans. Alors pourquoi, pourquoi se séparer maintenant ? Nathanaël porta son regard sur les contours élégants, vêtus d’un vieux pourpoint noir et d’un pantalon de chanvre de Galen. Julio prétendait que les deux frères ne s’étaient pas vraiment brouillés, qu’ils fomentaient quelques plans, sans savoir quoi. Eva suggérait une vulgaire dispute. « Simple jalousie fraternelle », avait-elle déclaré la veille au soir. Nathanaël, lui, entendait ce départ comme un déclic, un appel à l’indépendance. Il suspectait Galen toutefois.
Il l’avait toujours suspecté.
— Mes hommes le surveillent de près, mentit-il, alors que le père Rezar prononçait la conclusion de son sermon.
L’office terminé, le Commandant Bolles remplaça l’ecclésiastique. Son arme de service, un magnifique sabre nu à la lame recourbée, reflétait l’éclat du jour. Son fameux médaillon brillait à son cou. On eu crû l’avènement d’un saint.
— L’adjoint Cazan m’a fait part de la présence d’un obstacle un peu plus haut sur la voie. À ce moment-ci, nous délaisserons ce sentier au profit d’un nouvel itinéraire. Ayez foi en l’Unique, mes frères, mes sœurs. Il nous assistera dans cette épreuve.
Les quatre roues du fourgon grincèrent, les forces des deux bataillons s’associèrent de nouveau afin d’assurer la sécurité. À dix heures, Nathanaël galopait à travers les sous-bois. Le soleil poursuivait sa course, la végétation s’épaississait à mesure de son avancée. Il aperçut au détour d’un virage deux silhouettes encapuchonnées, adopta le trot puis, à l’affût du moindre geste, chevaucha à leur rencontre. Il s’agissait là de deux Cruceois aux sourires édentés, aux guenilles couleur d’ébène. Terrifiés, ils présentèrent leurs arcs et couteaux, affirmant tous deux mener la chasse à quelques gibiers. « Prenez garde aux pillards, lâcha l’un d’eux, ces canailles ont déjà tué trois d’nos voisins. » Nathanaël, tirant sur la bride, requit leur départ, prétextant patrouiller sous la tutelle d’un vaste convoi marchand. Les deux vieillards obtempérèrent.
Deux hommes ainsi qu’une femme tombèrent à genoux aux alentours de onze heures du matin. Le Commandant Bolles ordonna qu’on leur propose une légère collation, à savoir deux gorgées d’eau tout au plus. Les nécessiteux repus, on initia les manœuvres requises à la traversée. Nathanaël remonta au galop la lisière extérieure, observa l’éboulement, puis l’horizon à la recherche de potentiels guetteurs embusqués. Les landes d’Agesto constituaient un lieu propice aux guets-apens, un désert aride, où chaque excavation, chaque oasis, offrait une vue imprenable sur ses alentours. Le sentier était impraticable. Le sol flasque, gonflé d’humidité, menaçait de briser les essieux du fourgon. Or, la voiture devait traverser, puis longer la forêt jusqu’à dépasser la coulée. Les militaires seuls marcheraient à découvert.
Un cri épouvantable tonna depuis le lointain.
Effrayé, Nathanaël s’en retourna la bribe au vent, les traits déformés sous la vitesse. Il pénétra les sous-bois, corde tirée, muscles tendus, pointés en direction de la scène. Les chevaux hennissaient de terreur, le bétail meuglait sous les aboiements des chiens. Nathanaël blêmit devant le conglomérat décharné, affublé de loques et de haillons formés par les habitants. Ceux-ci, hystériques, se pressaient les uns contre les autres, bourdonnaient autour des cloisons du véhicule. Julio ne bougeait pas, Eva repoussait les badauds amassés sur son passage. Les râles d’un homme percèrent à travers la foule.
— Reculez ! ordonna la voix du Commandant Bolles. « De l’air, par le diable, laissez-le respirer. »
Le calme revint progressivement. Nathanaël desserra la corde. Il venait d’apercevoir du haut de son perchoir le visage contraint de Paco Cursilla, membre du bataillon armé. Le garçon semblait s’être blessé à la jambe. Soulagé, il redirigea sa monture du pied, puis s’éloigna du groupe. Son cœur battait la chamade, son cheval renâclait lorsqu’il perçut à travers la végétation le reflet d’une pointe aiguisée. Le temps se figea, son esprit aguerri déchiffrait la situation à toute vitesse. Quelqu’un se tenait tapi dans l’ombre. Un homme isolé. Un tueur à gages. Nul autre qu’un assassin ne compromettrait sa position. Le commandant Bolles était en danger. « Je. pourrais. laisser.faire. » Ces quatre mots terribles s’immiscèrent soudain dans ses calculs. Bolles avait provoqué cette crise. Il avait commandité l’attaque sur Medellín, ignoré les avertissements de Vuelvo et de lui-même. Il avait sacrifié Jair et ses hommes, livré Luis, puis Poryduro. Il s’entêtait dans son idée, s’accrochait à son rêve, tel un enfant. Tout leader valeureux qu’il fut, le Commandant Bolles perdait la tête. Il le savait, il le savait depuis longtemps sans vouloir l’admettre. Hernan avait raison. Or, il était trop fier, trop confiant. Il n’accepterait jamais ses torts, inconscient de son propre état.
Il vivrait, vivrait jusqu’au déclin de la communauté.
Ou jusqu’à sa mort.
— COUCHEZ-VOUS !
Le projectile adverse siffla. Nathanaël sauta au bas de sa selle. Poignard au poing, il s’élança, commanda à ses chiens une manœuvre d’encerclement. L’assassin recula tout d’abord, puis, se redressant parmi les arbres, jeta son arc et son épée à même le sol.
Les deux bras tendus vers le ciel, ses deux mains bien en évidence, Galen souriait de son air insolent.