CRUCE
Entrée Sud
Le soleil déclinait au-delà des limites de l’horizon. Le ciel, d’un azur net et soigné, revêtit une couleur cobalt, rompu seulement par la présence de quelques cumulus. Bientôt, les ténèbres engloutiraient les steppes, les monts et les forêts.
Les veilleurs de nuit ranimaient le feu des lanternes.
Deux chevaux progressaient au travers de cette atmosphère en demi-teinte. Les Cruceois, alors affairés à leurs dernières besognes, s’écartaient sous leurs sabots, échangeaient des murmures, des rumeurs à leur passage. Ceux-ci se fixèrent en un lieu retiré, non loin de la palissade d’une ancienne tour de guet. Jair quitta la selle, suivi de Pory, les deux autres cavaliers les imitèrent. Le premier, un colosse prénommé Isaî, affichait des traits sévères, recouvert d’une barbe et cerné de longs cheveux fourchus. Au sol, il retira son couvre-chef, puis s’empara du mors de sa monture, afin d’en guider l’élan. Derrière lui, Damian, son passager. Il s’agissait là d’un trentenaire aux cheveux courts, à la barbe brossée, parfaitement entretenue. Les quatre éclaireurs arboraient de simples chemises, ainsi que des vestes trouées, dépourvues de tout signe distinctif. L’enfant baya aux corneilles.
Celui-ci, l’esprit fasciné, le corps hésitant, s’approcha de la tête de l’alezan de Jair. L’animal respirait fort. D’épaisses bouffées d’air chaudes s’échappaient au rythme saccadé de ses nasaux.
— Nous sommes peut-être attendus, déclara son propriétaire, « alors, tenez-vous sur vos gardes. Damian, tu restes ici avec Pory. Isaî, avec moi. (Il plongea ses deux yeux vifs dans ceux de Damian) Au moindre doute, tu dégages. Même chose si dans une heure tu n’as pas de nos nouvelles. »
Satisfait, il se retourna en direction de Pory.
— À présent, je suis ton supérieur, pas ton ami. Ça veut dire aucune question. Tu m’obéis sans discuter. Je pars devant. Toi, tu restes sous la garde de Damian. S’il t’ordonne de fuir, tu fuis, s’il t’ordonne de te cacher, tu te caches. Tu as compris ?
— À vos ordres, s’exclama l’intéressé. « Je vais faire tout bien. Aaaahh non ! ».
Jair ne trompait personne, et il ne put s’empêcher de chahuter l’enfant. Pory, qui jusqu’ici ne s’exprimait que par monosyllabe, s’était comme régénéré à la vue des maisons, des commerces et des passants. Désormais, il ne cessait d’observer les alentours, interrogeait à tour de rôle les trois éclaireurs au moindre mystère rencontré. Il semblait ne rien subsister chez lui des horreurs vécues au cours de la matinée. Cet enfant est incroyable, songea Jair, qui l’aimait comme son propre fils. Ses pensées dévièrent vers Emilia, la mère du petit garçon. Il se représenta celle-ci dans sa tenue gris-bleu, une jupe serrée au niveau des hanches, un bandeau retenant ses longs cheveux bouclés. Son visage clair aux contours arrondis, ses deux yeux taillés couleur d’amande, ses lèvres fines formaient une harmonie remarquable.
Elle était belle, si belle, dans son ensemble usée.
Emilia était fille de paysan, une âme pure, façonnée dans la stricte tradition de l’Unique. Elle avait épousé à ses 17 ans un jeune officier Salamante, un homme admirable dont elle conservait toujours le nom. Elle donna naissance à deux garçons : Pory et Hiram, qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. En 759, son conjoint renonça à sa fonction, préférant le contact de sa famille au service du roi. Le ménage s’engagea deux ans plus tard dans la première flotte civile, transport gratuit proposé par la couronne à destination du Nouveau Monde. La désillusion naquit, le couple vécut longtemps sur le fil, peinant chaque semaine à produire le nombre de dots nécessaire à la location de leur logis. Les guerres se succédant, l’ex-officier reprit les armes, et disparut au cours de sa seconde campagne. Emilia, dès lors, s’était retrouvée sans le sou, forcée de quitter son domicile sous la pression de ses créanciers. Elle avait mendié, volé sur les marchés, puis vendu son corps dans les rues sordides, afin de subvenir aux besoins de ses deux enfants. Elle haïssait le roi, ses comtes, ses ducs et ses vassaux. Elle considérait ces terres comme maudites, responsables de chacun de ses tourments. Seul le Commandant lui tendit la main.
Le temps défila, les deux amants nouèrent des liens. Pory, à présent, baignait sous une chape d’attentions et de réprimandes, partagé entre Jair et sa mère. Le décès d’Hiram, mort depuis peu d’une pneumonie, avait profondément marqué la jeune femme. Jair ne reconnaissait plus son âme sœur, il ne savait que dire, que faire, devant l’immensité du traumatisme.
Il se sentait tout à fait impuissant.
Dix-huit heures, le soleil poursuivait sa descente. Les locaux circulaient au son des cloches, les mères rattrapaient leurs rejetons, en rang face au temple de l’Unique. Isaî et Jair aperçurent Fabian Cansado, le capitaine de la garde Cruceoise. Ce dernier, un cinquantenaire au teint rougeaud, promulguait quelques directives en direction des habitants. Il échangea un regard entendu avec les deux éclaireurs, leur signala d’un geste subtil qu’il acceptait de les rencontrer sous peu.
L’entretien débuta au bout d’un quart d’heure, autour d’une table, de deux tabourets et d’une bougie. Isaî patientait à l’extérieur du lieu du rendez-vous : le vieil atelier d’un tisserand.
— On aimerait voir Comprar. C’est possible ?
— Pas vraiment.
Jair méprisait l’attitude ronflante du maire de la ville. Il n’appréciait guère non plus celle du premier de ses fonctionnaires. Fabian Cansado affichait en toute circonstance une expression ramollie, désabusée. On notait toutefois chez lui un respect digne et sincère, la fiabilité sans failles de tout bon soldat d’infanterie.
— Monsieur Comprar est en déplacement, ajouta-t-il, le timbre métallique, « des histoires de taxes si j’ai bien tout suivi. Il sera de retour demain matin à la première heure."
— Vous avez des nouvelles de Medellín ?
— Pas depuis les fortes pluies. Pourquoi ?
— Une dernière question, évita Jair tout en époussetant le bas de son pantalon. « Avez-vous constaté la présence de quelques visiteurs inhabituels, des mercenaires par exemple, des représentants, ou des officiels ? »
L’autre ne répondit pas tout de suite. À la place, il tritura son bouc. L’éclaireur chercha à pénétrer ses pensées.
— Gueule d’ange est repassé par là il y a quelques jours, le quatre, je crois, dit-il au bout d’un moment. « Il a payé double chez Fundir pour faire vérifier son barda. Mes gars l’ont un peu titillé, les commerçants ont pris sa défense. (Il soupira) Après ça, aucune trace, pas même une note de frais dans nos belles tavernes. »
— Qui est-ce, ce Gueule d’ange ?
— Oh ! Vous le connaissez certainement, tout le monde le connaît par ici. C’est un Orque avec une gueule effroyable, d’où le surnom. C’est un mercenaire qui bosse pour les huiles, plutôt bien loti si vous voyez ce que je veux dire.
— Son nom ?
— Aucune idée. Je vous conseille d’interroger Fundir.
— Un indice sur sa destination ? Sur ses employeurs ?
Même réponse. Incapable d’obtenir satisfaction, l’éclaireur exigea l’adresse du forgeron, puis s’en retourna dans la nuit, escorté de son compagnon d’armes. Bientôt, les deux hommes reparurent auprès des chevaux. Pory, le visage larmoyant (il avait de nouveau bâillé) se rua au devers lui. Le petit garçon narra sans omettre le moindre détail chacun des éléments observés en son absence, à savoir : le passage de deux badauds et d’un mendiant. Le groupe alluma des torches, s’engouffra dans les ténèbres, jusqu’à l’orée des bois. Jair avançait en tête, Isaî, au centre, discutait avec Pory.
Enfin, Damian fermait la marche.
— Vous pensez que cet orque aurait descendu Rasguro ? demanda Isaî, les traits tendus.
— Le type était à cheval, répliqua Damian, visiblement contrarié, « Victor est tombé sur un cavalier. Les peaux vertes ne montent pas. Ce sont des piétons. »
— D’où tu sors ça toi ?
— De mon vieux père.
— Peu importe, reprit Jair. « Medellín a une dent contre nous et un mercenaire cinq étoiles décide de s’offrir une escale éclair dans le coin, dans la seule bourgade à des kilomètres à la ronde. Le temps lui manque, assez pour qu’il investisse dans l’entretien de son équipement, comme à la veille d’une bataille. Si c’est bien la Charogne, on est mal. »
Pory, qui caressait l’alezan, intervint :
— C’est qui ça, la Charogne ?
— Un Orque, indiqua son interlocuteur, « c’est un genre de géant avec deux mains énormes et deux canines qui dépassent. Ta mère ne t’en a jamais parlé ? (L’enfant déclina de la tête) T’en verras pas beaucoup dans la région. Retiens juste qu’il ne faut pas les approcher, surtout la Charogne. Même Basile irait pas chercher des noises avec un client pareil. »
— B… bien, le souffla le petit garçon.
— Quels sont les ordres ? On rentre ?
— Non, de simples supposions ne nous apportent rien. On dort sur place, comme prévu. Demain, on intercepte Comprar, on interroge les locaux, Fundir en priorité. Si Medellín prépare une offensive, les Cruceois sont au courant, c’est une certitude.
Les débats terminés, Jair remonta en selle, suivi d’Isaî et de Pory. Damian ne bougeait pas, le regard perdu dans l’obscurité.
— Qu’est ce que tu fais ? Dépêche-toi ! lui chuchota Isaî.
Les chevaux hennirent de concert, comme surpris devant la nature des paroles prononcées. Jair tira la bride, effectua un demi-tour. Isaî descendit, puis s’avança au-devant de Damian. Les lumières croisées de leurs deux torches s’entremêlaient.
— Regardez la vérité en face, nous sommes piégés, ruinés au point de donner l’un des nôtres. Medellín, les désertions, les pluies et maintenant la Charogne, il ne nous reste aucune issue.
— Calme-toi ! Tu racontes n’importe quoi ! Nous allons repartir de zéro, tout ceci n’a aucune importance.
— Je suis très calme au contraire. Nous n’iront jamais dans l’Ouest, nous n’en aurons pas le loisir, poursuivit Damian, glacial. (Il dévisagea Jair puis revint sur Isaî) « Je connais vos passifs, je comprends votre engagement envers la communauté, mais Medellín va nous balayer, peut-être même est-ce déjà fait. (Il expira) Hernan, et l’Unique me pardonne mes avis sur cet individu, Hernan a raison. Le Commandant perd la tête. Cette expédition n’a aucun sens. »
Pory demeurait interdit, paralysé sur la selle.
— ASSEZ ! Nous allons poursuivre les raids. Nous nous retrancherons « là bas » si nécessaire !
— Et nous périrons bien avant l’hiver.
— Pas du tout. Le Commandant nous guidera ! Il nous guidera comme il nous a toujours guidé ! Tu me déçois Damian, tu me déçois beaucoup. Tu deviens fou, mon ami.
Damian, dans un geste purement symbolique, étouffa la torche d’Isaî à l’aide d’un linge. Les deux opposants se jaugèrent l’un l’autre, en un délai à la fois bref et sans fin. Un choc survint. Jair, hébété, contempla ses deux camarades. Ceux-ci roulaient sur le sol échangeaient une série de coups et d’insultes, comme des enfants. Il hésita, examina son jeune passager, avant d’adopter le parti d’Isaî, son frère de cœur. Au bout du compte, et malgré de franches discussions, les trois intervenants partagèrent un ultime hommage.
L’un disparut à pied parmi les arbres, les deux autres, à cheval, s’en retournèrent jusqu’au hameau.
Isaî, Jair et Pory parvinrent sans difficulté jusqu’au Repaire du Convoyeur, établissement implanté au nord-ouest de la bourgade. Le bâtiment principal consistait en trois niveaux composés de moellons liés à la chaux. Les murs comprenaient de courtes figures de bois, celle-ci décrivant tantôt des croix, des cadres ou des rayures. Un escalier courait autour de l’édifice, remontait jusqu’au dernier étage, surplombant l’arrière-cour. À l’extérieur, des granges, des mangeoires et des fortifications. Les terres voisines, éclairées par des réverbères, formaient un aplat lisse et parfait où s’alignaient des véhicules. Chaque emplacement disposait d’un ou de plusieurs casiers renforcés, le tout permettant d’entreposer les chargements. Des miliciens veillaient nuit et jour à cet espace clos.
— Ils sont riches ici, observa Pory.
— Tenez votre langue, murmura Jair, une fois sur le seuil. « Personne ne doit savoir qui nous sommes. »
Par chance, l’enseigne ne brillait pas par sa clientèle. Quelques marchands discutaient, d’autres jouaient aux cartes, d’autres encore partageaient un copieux repas. De frêles et belles adolescentes circulaient dans tous les sens. Elles affichaient sur leur tablier la célèbre rengaine :
« Chez nous, vous êtes le roi ».
— Bienvenue repaire du Convoyeur, s’exclama l’une d’elle, se pressant au-devant des trois nouveaux venus. « Désirez manger ? Reposez ? Nos chambres disponibles 20 dots de bronze. »
— Rien de moins cher, je suppose ? murmura Jair.
— Non. 20 Dots de bronze, chambre simple. Offre unique.
— Une chambre suffira, je vous remercie.
La jeune fille s’inclina, esquissant un nouvel hommage à l’attention de son interlocuteur. Elle les guida jusqu’aux caisses, où deux miliciens les attendaient. Ils furent fouillés.
La somme réglée, Isaî emprunta un premier escalier. Pory, perplexe, s’attarda en bas de celui-ci.
— Elles sont bizarres.
— Qui donc ? demanda Jair de sa voix de stentor.
— Elles là-bas.
— Tu parles des hôtesses ?
— Oui. Elles sourient tout le temps, même quand on les insulte. Elles oublient la moitié des mots.
— Elles n’oublient pas. Ce sont des esclaves Mahras. Elles ne maîtrisent pas notre langue. On leur apprend simplement quelques phrases, juste histoire de distinguer le bon du mauvais client.
