puce_charnier
Au poste des oubliés

Les feuilles des arbres brillaient de mille feux, les massifs dispersaient les eaux de leurs sillons. Au loin, de larges torrents boueux descendaient le long du relief, comme des racines.

La pluie, enfin, avait cessé.

« Bang ».

Quatre écureuils disparurent à travers champs suite à l’impact d’un projectile. Celui-ci rebondit par deux fois, vrilla avant de s’enfoncer à même le sol. Depuis les hauteurs, un trentenaire à la barbe longue, au visage grêlé, coiffé d’un bonnet, se balançait d’avant en arrière, installé contre le dossier d’une vieille chaise en bois. Il piocha de nouveau dans la pile, considéra l’objet, puis, avec application, entreprit d’en retirer l’écorce.

Loin vers l’Est se dressait les portes du paradis, au sud-ouest la ville fortifiée de Rinera. L’axe de la Puerta contournait les lieux par le nord, ses routes tenaient de simples brindilles à cette distance. La vue était tout bonnement sensationnelle.

Nouveau lancer, le guetteur s’épongea le front, six mois qu’il stationnait ici, six mois à contempler les montagnes, à considérer le calme plat des steppes, sans en percevoir pourtant le moindre détail. Cet énorme roc central, cet épais cône creusé, érigé à la cime du coteau, le plongeait en une incurable nostalgie.

Fils d’artilleur, envoyé pour la première fois sur le front en 752, Jessy Nohgas avait vu bon nombre de ses camarades tombés au combat. Il ne disposait d’aucun talent particulier, maniait la lame comme chacun, avec rigueur et respect. Son instruction militaire, son patriotisme franc et solennel remportait un certain succès auprès de ses supérieurs. En 761, alors en pleine campagne face à la menace Mancros, il reçut l’ordre de se rendre ici même. La couronne souhaitait ériger un chemin de passage, un raccourci permettant aux futures compagnies la traversée directe du plateau. Deux tribus autochtones y résidaient toutefois.

Les négociations échouèrent. Les poissons, sous couvert de traditions, refusaient toute présence.

Un litige survint, suivi d’un conflit armé. Le haut conseil, en réponse, ordonna la construction d’un avant-poste. Bientôt, les deux parties affichèrent de lourdes pertes, des accrochages, des sièges, des escarmouches avaient lieu sans arrêt. Les militaires maigrissaient à vue d’œil, les soldes diminuaient, la colère grondait parmi les rangs. Deux unités voisines furent appelées en renfort. Elles renversèrent la tendance, dissipant du même coup tout risque de mutinerie. Enfin, les Mancros reculaient, bien des hommes, aveuglés par l’ivresse, redoublèrent alors de témérité.

Jessy fut sévèrement blessé au mollet, manquant de peu de subir l’amputation. Cet épisode restait flou dans sa mémoire, il se souvint de la douleur, de cet élancement aigu, avide, recouvrant tout son corps. On l’avait jugé inapte au combat, puis, sans même porter attention à ses suppliques, libéré de tout serment.

« Cette jambe ne vous soutiendra plus, j’en suis désolé ».

Une bourrasque s’engouffra soudain à travers les murs du bâtiment, produisant un son grave, artificiel.

— COJO ! hurla une voix féminine.

Le guetteur stoppa du pied le balancement de son siège.

— HEY COJO !

— QUOI ?

— RAMÈNE-TOI.

— POURQUOI ? rétorqua-t-il, le ton espiègle.

— BOUGE TON CUL, ET RÉVEILLE LES AUTRES.

Il acquiesça, rangea son couteau avant de se redresser sur ses jambes. Son arc en main, il se dirigea vers l’échelle, d’un pas net et précis, bien que quelque peu boitillant.

« Un miracle, un véritable miracle » s’étaient écriés en cœur tous les médecins : deux années perdues, alitées à l’ombre d’un dortoir, touchant une maigre pension intégralement reversée dans l’alcool et les femmes, que voici une conception singulière du miracle. Quand bien même, il s’était relevé puis marié. La vie, enfin, avait pu reprendre son cours normal.

La loi, toutefois, ne convenait point à son cas de figure.

L’usage reconquis de sa jambe gauche le rayait des conditions nécessaires à l’invalidité, mais l’armée lui refusait tout contact. Les entreprises, par principe, lui préféraient un homme valide à cent pourcent, ou la présence de Vaincus. Privé de tout salaire, son couple vécut de bien tristes années, ponctuées de disputes et de réconciliations. L’alcoolisme refit surface.

Jessy Nohgas abandonna son nom en l’an 767, date à laquelle son épouse lui annonça la naissance future d’un être non désiré. Le bien nommé Cojo était né.

Aujourd’hui, il gagnait sa vie comme surveillant pour le compte de la « banque », célèbre et puissant collectif clandestin installé dans toute la région. Les équipes parcouraient les routes, puis, au terme de quelques rapines organisées, fournissaient les stocks de larges entrepôts. (Le poste des oubliées figurait comme l’un d’eux) Aucune enquête ni démarche, simple parrainage, tous ici travaillaient incognito, protégé par un pseudonyme.

Une fois parvenu au rez-de-chaussée, Cojo parcourut une salle recouverte de décombres, s’engouffra dans l’encart d’une porte donnant sur l’extérieur. Son entrejambe se souleva.

Son interlocutrice ne correspondait pas tout à fait aux canons de l’époque. Elle affichait un visage étiré, le cheveu ras, crépu. Son arrête nasale, largement renfoncée, rappelait à chacun son caractère bagarreur. « Elle n’est pas si vilaine », se rassurait-il sans cesse. Aujourd’hui, elle les réclamait tous trois. Le guetteur, toutefois, ne comptait pas prévenir les autres. Il prétexterait un oubli, la belle, à coup sûr, l’insulterait, le frapperait peut-être, mais n’en profiterait pas moins. Sa seule présence permettait à l’équipe de souffler de temps en temps.

Cojo sortit dans la précipitation, interpella sa régulière, le sourire aux lèvres. Il recula d’un pas, puis d’un second à la vue d’un invité tout à fait inattendu. Deux pupilles brunes luisaient au travers d’une couche épaisse de boue mêlée d’excréments, le tout recouvrait de la tête aux pieds un colosse au crâne lisse, aux deux canines tirées à la verticale. Un orque se tenait aux côtés de Beltia.

— Il veut traverser, s’écria la jeune femme. « Je lui ai dit qu’il pouvait, mais contre paiement (elle opéra un léger clin d’œil) à combien s’élève le droit de passage des peaux vertes ? »

— De... quoi ?

Le sourire benêt du nouveau venu laissait entrevoir l’état déplorable de sa dentition.

— Il veut traverser, renchérit-elle, le ton strident, « tu sais Coj (elle reproduit son clin d’œil, grossièrement cette fois-ci) le poste-frontière, tout ça. Il est seul. »

L’intéressé demeura pantois quelques instants. La surprise, la stupéfaction de croiser la route de quelques voyageurs parasitait chez lui toute notion d’initiative. « Un orque, un orque ici, comment, pourquoi ? Qui plus est après un tel déluge ». Il retira son couvre-chef, aplatit d’un air songeur ses longs cheveux décoiffés.

Enfin, il s’éclaircit la gorge, puis entonna de sa douce voix :

— Monsieur, je vais devoir consulter la hiérarchie. Nous ne rencontrons que trop peu de clients de votre espèce.

Beltia pouffa, le colosse, lui, demeurait impassible. Privés de leur chef, les orques ne disposaient d’aucune volonté propre. Ils ne bronchaient pas, pas même devant les pires atrocités.

— Oui oui, monsieur, émit-il avec latence.

— Et remettez-moi immédiatement vos armes.

— Elles… elles restent avec moi, monsieur. Le chef a dit : les lois sont les lois.

Cojo, dubitatif, scruta les lèvres de la créature. Elles semblaient fendues, déchirées par endroit. Une part différente de ses gencives se dévoilait à chaque expiration. La veste jetée sur ses épaules cachait un étrange plastron. Une épée courte pendait à sa ceinture, une hache à double tranchant dormait contre son dos. Stupide, mais fort bien armée. Les contours d’une main fine mais musculeuse le tirèrent de sa contemplation.

Beltia se blottit contre son torse.

— J’vais m’en occupé, toi, file chercher les autres, vraiment cette fois. On va s’amuser.

Ce sur quoi le guetteur s’en retourna vers l’édifice, gravit deux par deux les marches de bois, en direction des dortoirs. En tout, quatre surveillants travaillaient au poste des oubliés : Cojo et Beltia, mais également Herido, un échalas au teint cireux, au visage sévère, dont l’oreille droite manquait. Crocks, un gros bonhomme aux cheveux sales, assumait le rôle de cuisinier.

Contrariés de prime abord, les deux dormeurs le suivirent sans histoires. « Un orque, qui l’eut cru », répétaient-ils sans cesse. Les peaux vertes vivaient à l’Est, loin, très loin au-delà des océans. Deux décennies durant, ces primates avaient pillé, brûlé, ravagé les terres sacrées du Saint Empire. En réponse, les grands rois avaient formés alliance, constituant la plus puissante armée jamais connue de mémoire d’homme. Aujourd’hui, et malgré divers traités garantissant la paix un peu partout, les orques restaient cloîtré dans leurs cahutes. La rumeur avançait qu’ils préparaient vengeance, pactisant avec le diable, buvant le sang de pauvres vies sacrifiées. Cojo n’en avait pas vu depuis ses dix huit ans.

Les trois surveillants adoptèrent une attitude hautaine, semblable à celle de citadin. Herido, d’entrée, jaugea le colosse à l’odeur d’excrément. Crocks éclata d’un rire joyeux. Tous tentèrent d’user d’une belle gestuelle, s’efforcèrent d’adapter leur vocabulaire. Leurs tenues, toutefois, ne trompaient personne.

— Faut le fouiller, lâcha Herido.

— Pas la peine, répliqua Beltia depuis le confort d’une vieille souche, elle pointa du doigt un amas de plaques métalliques, « Tout est là, plastron compris ».

Herido déclara souhaiter un nouvel examen, Cojo approuva. Ce premier conflit déboucha sur un conseil qui, règlement oblige, produisit un vote. « Les Orques sont dangereux » soutint le groupe devant Beltia. La prudence l’emporta, Crocks obtint à l’unanimité le poste de fouilleur en chef. Le soleil, en ce milieu d’après-midi, projetait de longues ombrées contre l’ancien édifice. Autour de la cour intérieure courraient un ensemble de barricades, d’herbes folles et de clôtures éventrées. Un florilège de mousses et autres feuillages recouvrait par endroit l’immense construction.

Le poste des oubliés portait bien son nom.

Fin 761, trois mois tout au plus suite à la débâcle Mancro, les trois unités avaient reprit la route. Le terrain, après fouilles et calculs topographiques, ne convenait point aux architectes. Les ouvriers plièrent bagage, les poissons, eux, déclarèrent les lieux maudits, souillés par la haine et la débauche. Des corps voûtés, squelettiques, arpentaient les ruines en quête de vengeance. Bientôt, des marcheurs jurèrent apercevoir lesdites silhouettes. Chacun offrit de sa version, décrivit moult horreurs et créations du diable. L’endroit, en définitive, fut en tout point abandonné. Il fut l’un des premiers bastions occupés par la « banque ».

— Rien, conclut le grassouillet.

Croks jeta en toute discrétion une petite bourse à l’adresse d’Herido. Il s’approcha dès lors.

— Comment tu t’appelles ?

— U’ru, monsieur.

— Ourou, répéta l’échalas, la tête inclinée de côté.

L’orque dansa d’un pied sur l’autre, à la manière d’un chien comblé de servir son maître. Il reçut dans l’instant un violent crochet du droit, au niveau du menton.

— J’viens de me souvenir d’un truc, Ourou, oh rien de bien méchant t’en fais pas. Il existe une taxe réservée aux gens comme toi. On va s’battre tous les deux.

— Comme au tribunal de sang ?

Le colosse l’observait à présent d’un œil morne, un filet rouge vif en travers des lèvres. Crocks étouffa un ricanement, Beltia ne pipait mot. Cojo, lui, n’appréciait guère la tournure des événements. Herido, comme toujours, agissait tel un chef de bande.

— C’est quoi ça, le tribunal de sang ? poursuivit ce dernier.

— Eh… eh bien ! Quand deux des nôtres sont pas d’accord et qu’on arrive pas à les départager, on appelle le Gakou. Après, ils se battent dans le tribunal de sang. On utilise pas d’armes, juste les poings. Le gagnant mange le cœur.

MISE A SAC Illu02

— Peut-être, balbutia Crocks, « peut-être qu’on devrait... »

— Boucle-la gros lard. Je marche, Ourou, et tu sais quoi ? J’ai pas été cool avec toi tout à l’heure, alors j’te laisse me rendre la pareille. (Il tapota sa joue gauche, bien en évidence) Frappe, fais-toi plaisir mon vieux.

L’autre, sur ces mots, asséna un direct en travers du visage de son interlocuteur. Herido se contorsionna, recula d’un pas avant de porter un genou à terre. L’air satisfait, il cracha puis se redressa, un bras derrière le dos. Les trois surveillants observèrent alors l’apparition d’un couteau.

— ÇA SUFFIT !

Beltia quitta le confort de son siège, projeta Herido en arrière, de ses deux mains. La lame fut rengainée dans l’instant.

— Tu fais quoi là ?

— Me touche pas.

Un conflit survint. Le devenir de l’orque, selon la jeune femme, appartenait au groupe, et non à un seul individu. Herido ne l’entendait pas de cette oreille. Les deux opposants haussèrent le ton. Cojo intercéda en faveur de Beltia. Il souhaitait rester en bon terme avec sa régulière, il détestait Herido aussi. Croks n’intervint pas. Comme toujours, il ne prendrait parti qu’à la dernière minute. Bientôt, un nouveau vote fut organisé. Deux écoles s’y confrontèrent : la première, défendue par Herido, consistait en l’ouverture d’un genre de tournoi. Chacun affronterait le colosse à tour de rôle, en un duel en trois rounds. Beltia, elle, espérait en apprendre davantage sur son histoire et ses antécédents Elle n’accordait aucun crédit aux propos de son adversaire, avis partagé par Cojo.

« Il le tuera à la première occasion ».

La curiosité l’emporta sur la barbarie. Crocks déclara avoir aperçu une feuille de papier parmi les cargaisons entassées dans l’avant-poste. Il partit chercher l’objet, et tous, à l’exception d’Herido, se joignirent à lui lorsqu’il reparut.

— Quelques questions, à présent, annonça-t-il page à la main. Ni lui ni aucun de ses compagnons ne savait lire ni écrire.

S’en suivit un passage des plus grotesque. Crocks, Beltia puis Cojo interrogèrent à tour de rôle le colosse quant à ses antécédents. Ce dernier décrivit son enfance, ses motivations, ses rêves, ses ambitions. Il récita les règles imposées parmi les clans, décrivit ses chefs, ses modèles, des étoiles plein les yeux. Enfin, il fut contraint d'exposer ses fautes, d’expliquer pourquoi il se trouvait aujourd’hui recouvert de boues et d’excréments. Tous trépignaient, riaient à gorge déployée devant le récit de ses quelques mésaventures. Herido lui-même se mêla finalement à la conversation.

Tous partagèrent un instant convivial, s’enivrèrent de concert, au nez et à la barbe du règlement. Eux-mêmes ignoraient pour quelles raisons ils agissaient ainsi. Un moment d’égarement peut-être, avanceraient les uns, le poids de la solitude, soutiendraient les autres. Quoi qu’il en soit, chacun se surprit à éprouver un genre de sympathie à l’égard d’U’ru.

Ils festoyèrent longtemps, et sans retenue.

Au crépuscule, tous s’installèrent à l’intérieur de la bâtisse, échangèrent jusqu’à la nuit tombée. Lorsque l’heure des adieux retentit, l’orque palpa les bords de sa ceinture.

— Attrape !

Il se saisit au vol de l’objet recherché, puis releva les sourcils, incapable de prononcer le moindre le mot.

— On a décidé d’te faire cadeau du passage, admit Herido.

Beltia lui lança un regard noir. Cojo tapota du bout des doigts l’épaule de l’orque, sans même se soucier de son hygiène corporelle. Crocks, lui, dormait à poings fermés.

Il ne tenait pas l’alcool.

— Prend pas la confiance, crétinus, s’exclama Beltia. « La prochaine fois, c’est plein tarif. Hésite pas surtout, si jamais tu repasses dans le coin. »

U'ru disparut à la lueur de la lune, la routine, dès lors, frappa de nouveau les quatre surveillants. Crocks et Herido débutèrent leur tour de garde, Beltia et Cojo, tout deux perclus de fatigue, s’en retournèrent vers les dortoirs. « Perdu par-delà les océans », songea l’ex-militaire, échangeant un baiser avec la jeune femme.

« Vraiment, quelle drôle d’histoire ».

Vous lisez l’édition Live de MISE A SAC, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-22 (révision : -non défini-)
Un bug ? Des difficultés de lecture ? Parlez-nous en !
Ce livre a été créé avec l’aide de Fabrilivre.