Le terrier
Les sentinelles veillaient. Les habitants dormaient à poings fermés. Le teint clair, les cheveux longs, cuivrés, Maria s’abîmaient à contempler les stalactites, les bas-reliefs et les arabesques se succédant au plafond. Elle rêvait d’histoire de chevalier. Soudain, elle tendit l’oreille, s’emmitoufla dans ses couvertures.
Était-ce le vent ?
— Force, force, force, la demeure du capitaine, brise, brise, brise, le cou des hommes et des vieillards. Croque, croque, croque, en tout point la virginité. Qu’aucun, au ciel, ne puisse les reconnaître !
Non. Le vent ne soufflait pas de cette façon.
— Force, force, force le petit gîte de l’habitant, brûle, brûle, brûle, les corps de ceux qui t’ont fâché. Qu’aucun, au ciel, ne puisse les reconnaître.
Elle se leva.
— Force, force, force, la demeure du capitaine, brise, brise, brise, le cou des hommes et des vieillards. Croque, croque, croque, en tout point la virginité. Qu’aucun, au ciel, ne puisse les reconnaître ! (Pause) Force, force, force le petit gîte de l’habitant, brûle, brûle, brûle, les corps de ceux qui t’ont fâché. Qu’aucun, au ciel, ne puisse les reconnaître ! Force, force, force, la meunière...
— ON NOUS ATTAQUE ! ON NOUS ATTAQUE !
Hommes et femmes bondirent hors de leurs couches, se rassemblèrent sous les ordres des militaires. En amont brillait un trait lumineux continu. Un défilé de silhouettes monstrueuses chantait à tue-tête un hymne infernal.
Les rires enjoués, le fracas de l’acier frappé en cadence, le tout, à présent, produisait un vacarme assourdissant. Le gros des forces de la communauté, à savoir une dizaine d’âmes, se dirigeait vers l’entrée principale. Nathanaël, entouré de ses deux lévriers, marmonnait un cantique sous le regard de Galen. Celui-ci arborait son sempiternel pourpoint noir à manches tailladées, son bonnet rouge vif, un petit écu ainsi que sa lance de prédilection. Un mélange de pommade et d’alcool recouvrait son nez brisé. Enfin, équipée d’une simple épée, Eva distribuait des ordres en première ligne. « Julio ne répond pas. Et qui ? Qui, par le diable, a connaissance de l’emplacement du Terrier ? »
— Formez vos binômes ! Préparez-vous ! s’époumonait-elle. « Ne les laissez pas approcher ! »
Les choristes se scindèrent en équipes de deux, de trois, ou de quatre. Ainsi disposée de part et d’autre de la barrière, la lumière produite traçait des ombres portées le long de la paroi rocheuse. Le chant des intrus cessa, la régente, surprise, perçut les pleurs d’un enfant. On traînait quelqu’un dans la nuit. Un impact sonna, suivi d’un souffle, du bris du bois qu’on écrase. Mais la jeune femme n’y prêta aucune attention.
Devant eux gisaient, grandes ouvertes, les portes de la barricade, les cadavres de deux sentinelles cloués sur ses battants.
Une cellule d’individus accoutrés de vieux vêtements pourris, de haillons, de guenilles et de simples culottes rapiécées les attendait sur la voie. Ils affichaient à leurs ceintures des poignards, des marteaux, des hachoirs, des serpes de paysan. Au premier rang, un escogriffe au crâne nu, atteint d’un léger strabisme, contraignait les mouvements d’un garçon de dix à douze ans, recouvert de bleus, de cicatrices et d’hématomes.
Il s’agissait de Luis l’orphelin.
— P...Pitié, pleurait-il à chaudes larmes. « Aidez-moi ! »
— Tais-toi ! piailla son ravisseur. (Il se détourna en direction d’Eva) « Donnez-nous Benedict Bolles. Appelez-le, sans quoi je raccourcis ce p’tit gars d’une tête ! »
Trois des archers encochèrent une flèche sous la direction de Nathanaël qui, d’un geste, positionna ses deux lévriers. Galen s’avança au-devant de la foule, adopta son habituelle posture de combat. Luis se tortillait, sanglotait, implorait.
— Vous appartenez au groupe de Basile, cracha la régente. « Où est-il ? Qu’est ce que vous faites ici ? »
Mais déjà tonnait dans son dos un cri terrible. Elle écarquilla les yeux puis, attentive, distingua à travers l’obscurité le tintement de l’acier, les appels aux armes, les lamentations.
L’escogriffe, le sourire aux lèvres, les paupières mi-closes, s’empara de son couteau. Il laboura le torse du garçon, le propulsa d’une botte en direction du groupe. Les projectiles sifflèrent, les chiens, ventre à terre, se jetèrent à corps perdu dans la mêlée. Une lame frappa. Eva, se dépêtrant du corps de l’enfant, évita d’un cheveu un coup d’estoc. Elle se redressa, bloqua un second assaut, pivota et, animée soudain d’une célérité stupéfiante, riposta. L’escogriffe s’effondra en hurlant, tenant des deux mains les restes de son propre nez. Ici et là ferraillaient les hommes des deux bataillons. Nathanaël arma son arc. Galen bondit en avant, pulvérisa de son bouclier le visage d’un premier assaillant, transperça d’un pas chassé le jarret d’un second. Un troisième tentait de profiter de l’ouverture produite lorsque l’ex-adjoint, de sa main libre, le repoussa d’une ruade avant de l’embrocher à son tour.
Il semblait danser.
— Resserrez les rangs, pesta Nathanaël tout en terrassant d’un trait son plus proche adversaire. « Tenez vos positions ! Tenez vos positions ! » L’hymne reprenait en arrière-plan. « Force, force, force le petit gîte de l’habitant, brûle, brûle, brûle, les corps de ceux qui t’ont fâché. Qu’aucun, au ciel, ne puisse les reconnaître ! »
La bise soufflait, lacérait ses joues, sa chemise de corps, son pantalon de chanvre. L’odeur du sang remontait dans ses narines. Elle contempla alors une ombre gigantesque, un colosse au regard vide, affublé d’un arc, d’un carquois et des restes d’un manteau militaire. Une couronne d’épines, enchâssée de bijoux, de camelotes en tout genre, brillait dans son dos. Le nouveau venu se fraya un chemin à travers la foule. « Non », songea-t-elle, interdite.
— MANCRO, rugit-elle, « MANCRO ! »
Il était trop tard cependant. La créature, en une charge endiablée, étendit tel un bras son énorme cou. Elle jeta son dévolu sur un fantassin isolé, perfora le cuir des protections, épousa la chair avec une facilité déconcertante. Le malheureux abattit son épée, brailla, gesticula. Sans succès. Il tenta par deux fois de s’extraire de ses mâchoires, fut soulevé, fracassé contre la pierre, avant de reposer, inerte, contre le sol froid. Son agonie, exhibée tout du long, avait recouvert ses camarades d’une pluie écarlate. La peur, à cet instant, resserra les cœurs, les militaires se repliaient. Or, Eva apparut aux pieds du Mancro. Ce dernier, surpris, se mit en garde. La lame chanta, entama la peau dans un raclement, le long de ces deux avant-bras dressés en barrage. L’attaque ne produisit qu’une vague éraflure. Aussi la bête, hystérique, chargea la jeune femme qui s’élança en avant puis, accroupie, évita la mâchoire meurtrière. Elle se redressa, pivota sur elle-même, avant d’asséner une botte dans le dos voûté de l’abomination.
Elle expira tout son saoul.
Les râles, les suppliques, bourdonnaient dans ses oreilles. Le Mancro, ses deux pupilles noires fixées sur sa personne, amorçait une nouvelle offensive lorsque l’empenne d’une flèche se ficha en travers de son armure naturelle. Il avança d’un pas, poussa un hurlement terrifiant à la vue de Galen. L’ex-adjoint, l’arc à la main, piétinait le cadavre d’un opposant. D’un geste, il ôta de son carquois un projectile, l’encocha, répéta l’opération. La créature recula, protégeant ses yeux et la longueur de sa nuque. Son étui épuisé, Galen se délesta de son arc, retira la pointe de sa lance du corps de sa victime avant de se jeter au-devant de la bête. Le massacre se poursuivait.
— Filez, Madame. Votre place, en ce genre de situation, est au commandement. Je me charge de lui.
La régente opina du chef, puis se replia. Un contrebandier entreprit de lui porter un coup de taille. Elle l’esquiva, l’égorgea d’un geste. Un second, qui s’approchait à pas feutrés, se vit percer tel un tonnelet. Haletante, la peau recouverte de boue, de viscères, elle rallia la queue du détachement armée. Son cerveau compilait les informations obtenues jusqu’ici.
Elle avait suivi les conseils de Vuelvo, étouffant toute exaction nocturne au détriment de la sécurité extérieure. Une erreur lamentable. Quelqu’un les avait trahis, les hommes de Basile stationnaient ici bien avant le début des hostilités. Ils avaient consciencieusement assassiné les sentinelles, pratiqué une ou deux percées dans la barricade. Cette mise en scène macabre, les chants, les torches et l’exécution sommaire du pauvre Luis visaient à les diviser. Une seconde équipe, celle dirigée par Basile, les prendrait sous peu à revers. Ainsi, ils périraient sous l’étau.
Eva, le Saint Trait des Justes pendu autour de son cou, contempla le champ de bataille : un balai d’étoiles flamboyantes, de comètes ponctuées de cris sauvages, de grognements, de rires enjoués se produisait en deux points des sous-terrains. Le timbre grave et profond de Vuelvo se profilait en un écho. Le vieux vétéran pestait, toussait, renâclait. Il rassemblait ses gens. Elle songea à Basile, à sa présence, son mobile. Il recherchait la vengeance, c’était un fait. Mais comment, comment avait-il procédé ? Une liste de noms s’imposa dès lors : ceux de Jair, de Poryduro, d’Isaî, de Damian, d’Hernan. Si tout les membre de la communauté connaissait l’existence du Terrier, bien peu, en définitive, étaient en mesure de le placer sur une carte. Parmi eux : le Commandant bien sûr, ainsi que les adjoints et les Meneurs. Jair témoignait d’une fidélité sans failles, à la limite du fanatisme. Il aurait préféré se suicider plutôt que de trahir son serment. Non. Son attention se portait sur Hernan. Hernan le lâche, le déserteur, le frère cadet de Galen. Lui pourrait tout à fait troquer ses secrets sous la torture.
Elle se détendit.
Julio était introuvable. Basile parviendrait bientôt à les encercler. Ce dernier, toutefois, ne disposait à ce jour que de piètres effectifs. Ne demeurait ici, à l’exception du Mancro, qu’une simple avant-garde : des meurtriers, des violeurs, des proxénètes qui, à défaut d’obtenir de bons résultats individuels, s’imposaient par le nombre. De véritables professionnelles constitueraient à coup sûr la seconde frappe. Basile était un asocial, un partenaire ingrat dont nul ne souhaitait la compagnie.
Au moins attaquait-il seul, de sa propre initiative.
Pratiquant une ouverture à travers les lignes adverses, Eva échafauda une stratégie. « Basile est faible en terrain découvert. C’est pourquoi il a contourné nos défenses. En ce cas... »
Assistant de ses talents ses quelques alliés, Eva commanda aux archers de rechercher, puis de concentrer leur effort sur l’homme-murène. Ladite manœuvre se révéla parfaitement inutile. Galen, en effet, reparut à la lumière des torches, badigeonné d’un sang noir et visqueux. Il arborait une cuisante estafilade en travers du visage. Celle-ci, partant de son cuir chevelu jusqu’au bas de sa pommette gauche, avait emporté son œil et la partie supérieure de son oreille. Sa lance fétiche, brisée, reposait dans chacune de ses mains. Il cracha, avant de déclarer dans un sourire :
— Il ne m’a pas raté, le bougre.
Le plan d’attaque fut proclamé de bouches à oreilles. Les militaires consentirent non sans difficulté à se séparer en deux équipes. La première, constitué de Nathanaël ainsi que de trois solides recrues du bataillon armé, tiendrait la barricade. La seconde, composée de cinq personnes, se replierait sous la direction d’Eva et de Galen. Ceux-ci se délesteraient des torches, longeraient la paroi, en direction du groupe de Vuelvo. L’idée consistait à surprendre l’ennemi, à démolir ses flans, sans lui laisser le loisir de riposter. Se sachant perdues, les forces de Basile se disperseraient, il ne resterait plus qu’à les cueillir, à les achever. La victoire leur reviendrait. En cas d’échec, ils seraient massacrés.
Nathanaël ne survivrait pas longtemps.
— LA NUIT TOMBE ! claironna la régente, ferraillant aux côtés de Galen. « LA NUIT TOMBE, MES FRÈRES ! »
Un à un, les flambeaux échouèrent sur le sol. Les troupes adverses, d’un geste tacite, ruèrent dans un élan redoutable. Les flèches, les pierres, frappèrent les pavois. Nathanaël exécutait à tour de bras, déclamait des ordres, envoyait ses chiens en renfort. La régente, cependant, guidait ses équipiers en direction du camp. Ils trottinaient, se pressaient vers l’objectif. Basile ne venait pas.
L’obscurité les encerclait. La lumière leur brûlait la rétine. Les carreaux sifflaient, le chant se poursuivait dans leur dos. « Force, force, force, la demeure du capitaine, brise, brise, brise, le cou des hommes et des vieillards. » Aucun signe de Basile.
Après une éternité à errer dans les ténèbres, ils débouchèrent enfin sur le camp. Les fantassins commandés par Vuelvo guerroyaient en rang serré. Les chevaux hennissaient. Les civils et les estropiés s’éparpillaient dans la confusion. Le second groupe ennemi, une douzaine d’hommes équipés d’armures en cuir bouillies, de boucliers, de casques, chantait, courrait, saccageait à perte de vue. Les uns molestaient du pied les malheureux incapables de se lever. D’autres ricanaient, raclaient de vieilles épées, des masses, des couteaux, des matraques contre la roche. D’autres encore s’organisaient autour des femmes. Au centre de l’attention progressait un quarantenaire à la carrure fine, affublé d’une veste ouverte, de divers colliers ainsi que d’un pantalon gris. Un tatouage symbolisant l’aspic enserrait sa gorge. Basile se stoppa net, grinça des dents en direction de l’assistance :
— Tu m’entends, foutu renard ?! Sors de ta cachette, par le diable. Viens m’affronter ! Tu n’es pas un couard que je sache.
Le locuteur, bondissant, fourragea à travers les couvertures, dont il retira une jeune fille affublée de haillons. Cette dernière piaffait, hurlait, suppliait lorsque celui-ci reprit la parole.
— Tu refuses ? Très bien. Madame paiera les pots cassés.
Le scintillement d’une lame survint. Eva, profitant de l’ouverture affichée, trancha à travers le chef ennemi. Celui-ci, d’un réflexe instinctif, évita de peu un coup mortel. Il recula, pivota sur lui-même, se délesta de sa victime, avant de faire tinter la serpe attachée à sa ceinture. Les chants, les rires enjoués, les supplications tonnaient aux alentours.
— CHARGEZ, rugit la régente, alors que se profilaient derrière elle les membres de son maigre bataillon.
Les rangs ennemis, surpris par ce soudain déchaînement, rompirent la formation. Eva terrassa à elle seule deux de ses opposants tandis que Galen, égorgeant d’une estocade son adversaire principal, fendit le crâne de son plus proche voisin. Sa blessure à la tête saignait abondamment. Bientôt, Vuelvo et les siens rejoignirent la mêlée. Ceux-ci arboraient des masses, des piques et des protections de bonne facture. Basile, le bras droit ensanglanté, reçut un violent uppercut, qui le poussa à se replier derechef.
Il se redressa, renfrogné.
— DISPERSION, brailla-t-il à s’en déchirer les poumons, « La mission est un succès. Je répète : la mission est un succès. »
Tous, parmi les habitants, laissèrent échapper un hourra. Les fidèles, se saisissant au passage de leurs blessées, formèrent autour de leur leader un halo lumineux. Ils s’en retournaient alors qu’Eva, immobile, commandait une nouvelle charge.
— ACHEVEZ-LES, scandait-elle, troublé de par les paroles prononcées. « Achevez-les, ils ne doivent pas s’enfuir ! »
Déjà, les combats reprenaient. Les fantassins s’élançaient la torche à la main, les civils accouraient auprès des mourants, des infirmes. Ils quémandaient des soins, des pommades. La régente ne les écoutait pas. « Ils reviendront. Dès lors que leurs plaies seront bandées, que leur stratégie sera révisée ! Chacun d’entre eux, à présent, dispose de nos coordonnées. »
— Occupez-vous des blessés, lâcha-t-elle en direction de Vuelvo. « Confiez-moi vos hommes. Galen, avec moi. »
— Comptez sur moi, Madame.
Crac.
Le tonnerre frappa dès lors, la lumière de la lune, portée jusqu’à présent depuis l’entrée principale, disparut dans un genre d’éboulement. Les habitants encore valides, les militaires restés en arrière-garde se massèrent afin d’observer l’événement.
— QUE SIGNIFIE TOUT CECI ? s’insurgeait Basile, qui, de toute évidence, ferraillait malgré ses blessures. « Hey ! c’est trop tôt, mon équipe et moi nous nous trouvons toujours à l’intérieur. OUVREZ ! OUVREZ PAR LE DIABLE ! »
Les langues d’un feu gigantesque surgirent dans la nuit, aux côtés des nombreux flambeaux tenus de vives mains. Le monticule brûlaient sous les yeux des témoins.
Ils étaient piégé.