puce_charnier
Le terrier

L’écorce des troncs et des rameaux s’écaillaient au contact des flammes. Une épaisse fumée grise remontait le long des parois, se déversant inexorablement à travers les sous-terrains.

Les chants avaient cessé.

À la lueur du brasier se pressait un défilé de silhouettes hétéroclites : au premier rang, affublées de haillons, de guenilles et de chemises de corps salies, les premières soutenaient du mieux les blessées. Une demi-douzaine de soudards, comme recroquevillés, trépignaient en arrière-garde. Ils arboraient des armures de cuir bouilli, des rondaches, des casques, de vieilles épées et des matraques. Parmi eux, un quarantenaire au bras droit sanguinolent, au long tatouage figurant l’aspic, déclara d’une voix grinçante.

— Un pourparler ! Je requiers un pourparler !

Devant lui, à la tête d’une dizaine d’hommes, Eva se dressait aux côtés de Galen. Ce dernier, le visage marqué d’une cuisante estafilade, n’en affichait pas moins un sourire narquois. La régente, impassible, leva deux doigts vers le ciel. Les archers postés dans son dos encochèrent une flèche. L’assistance retenu son souffle.

— Qui sont ces gens avec qui tu t’entends si bien ? Combien sont-ils ? Parle, et je consentirai à t’achever dignement.

Le silence tomba dès lors, perturbé seulement par le souffle du vent, par le crépitement du feu. Eva songeait. Basile disposait encore de l’atout numérique. Il pouvait tout à fait entreprendre une charge suicide, un ultime cadeau offert à son ennemi juré. Il n’en ferait rien toutefois. Celui-ci, malgré ses vices et ses coutumes, apportait une attention toute particulière à la vie des siens. Il préférait toujours le repli à l’acharnement.

Elle avait appris à le connaître au fil du temps, au cours des deux dernières années de conflit ouvert. Elle l’exécrait de tout son cœur, mais, sans savoir pourquoi, ne l’en respectait pas moins.

— P… Petite garce, cracha Basile. « Ces gars-là, dehors, ces fils de putes, ce sont des pros. Leur chef vous traque depuis plus d’une semaine, il s’est farci vos éclaireurs, en a tiré tout un tas d’infos, comme la position de ces grottes. Il vous veut mort, tous, sans exception. Jurez sur votre dieu, escortez-moi jusqu’à Benedict. Vous sortirez pas d’ici vivant ! Pas sans mon aide. »

La régente ne pipait mot. Les militaires le tenaient en joue.

Au bout du compte, le meneur ennemi s’avança à travers la foule. Il détacha de sa main valide les sangles de sa ceinture, retira les poignards cachés dans ses bottes, avant de déposer ses deux serpes, bien en évidence. Ceci fait, il se redressa.

— Vous avez gagné. Je me rends, mais sous condition. Hâtons-nous, il ne restera pas...

Un impact tonna soudain. Un projectile d’un blanc laiteux, translucide, apparut en travers du sol. Basile s’effondra avec fracas, l’arrière du crâne défoncé. Les soudards, maculés du sang de leur leader, rugirent de concert avant de rompre la formation.

Une pluie diaphane perça à travers l’incendie.

Les flèches sifflaient, les boucliers se fracturaient sous la puissance des carreaux. Un fantassin jura à la droite d’Eva, un autre, dans un déluge de chair et d’os, bascula sur le dos. Les ordres, les cris tonnaient dans toutes les directions, jusqu’au repli complet des deux compagnies.


— NE PRENEZ QUE LE STRICT NÉCESSAIRE !

Le père Rezar, appuyé sur ses béquilles, clopinait entre les couvertures. Il barbouillait en vitesse des pommades, bandait, suturait les plaies des mutilés. Les hommes, les femmes encore valides désossaient les deux fourgons afin de former des brancards. D’autres charriaient leurs camarades, filaient à travers le camp, en un vacarme abominable. Enfin, parqués non loin, se massaient les derniers vestiges du groupe de Basile.

Ceux-ci, une dizaine d’âmes, s’organisaient sous le regard de Vuelvo et d’Eva.

— Quelle est la situation ?

— Nous avons subi de lourdes pertes, coassa le vieil estropié, « Sur dix-neuf engagés, cinq ont péri durant les combats. Huit ont sévèrement dégustés. Coté civil, nous déplorons la disparition de Julio Tener, ainsi que deux décès pour autant de blessés graves. Nos chevaux, nos vaches, ont été égorgés dès le début des hostilités. L’embuscade, selon les dires de ces messieurs, ne visait qu’à nous affaiblir sur le plan militaire. »

La régente, sur ces entrefaites, s’immisça entre le père Rezar et deux de ses compatriotes. Ceux-ci, le visage piqué de cloques, d’entailles et d’ecchymoses, réclamaient l’appui du prêtre. Elle leur intima tout d’abord de se calmer, puis, observant son échec, leur ordonna de reculer. Bien des militaires revendiquaient la primauté des soins, bien des civils, se sachant en supériorité numérique, en exigeaient tout autant. Certains proposaient à demi-mot d’abandonner les blessés, d’autres, furieux, réclamaient à grands cris la mise à mort des hommes de Basile.

Les plafonds, petit à petit, se drapaient d’un manteau gris, opaque. Chaque seconde comptait.

— RASSEMBLEMENT ! tempêtait cependant la voix de Galen. « RASSEMBLEMENT ! NOUS PARTONS ! »

Parmi l’ensemble des galeries, des grottes percées à travers la montagne, le Terrier figurait une formation tout à fait singulière. Sa première entrée, façonnée en forme d’entonnoir, facilitait la construction d’une barricade. La seconde, fin sillon creusé dans la roche, était un pied de nez calculé, un contre parfait à toute tentative d’enfumage. Benedict Bolles connaissait bien ladite stratégie. Il l’avait pratiqué lui-même, des années durant.

— Soyez franc, mon ami, reprit Eva. « Mettons que l’évacuation se déroule sans anicroche, dans le calme et la sérénité, combien pourront être transportés ? »

— Trop peu jeune fille. Trop peu, j’en ai bien peur. Il va de soi que nous prioriserons les blessées graves, les nôtres, bien sûr. (Les fidèles de Basile, soudain affolées, plaidèrent en cœur leur cause) Je n’veux rien entendre ! Où peut-être préféreriez-vous que je vous jette moi-même dans les flammes ?!

À peine les mots avaient effleuré ses oreilles que Nathanaël apparut dans son dos. Une bouillie bigarrée camouflait son teint bruni. Ses longs cheveux gris, d’ordinaire constellés de pollens, de granules et de limailles, avaient revêtu un masque sanglant. Au sommet de son nez et tout près de sa nuque, se succédait un défilé de petites entailles. La jeune femme déglutit, interdite. Nathanaël tremblait. Il tremblait de la tête aux pieds.

— Le second accès... la chaleur... l’odeur du souffre. Ils nous tiennent Madame. Nous sommes coincés.

— QUE LE DIABLE EMPORTE CES SALOPARDS !


La fournaise grondait dans le lointain, le nuage, tel un miasme meurtrier, s’affaissait en direction du camp.

Les habitants se figèrent tous ensemble à l’écoute de la nouvelle. Des pleurs, des lamentations retentirent. La stupéfaction pétrifia les cœurs. Puis la colère, jusqu’ici tenue sous cloche, explosa en une série de huées frénétiques, concentrés en totalité contre le corps adjoint. On hurla au complot, à l’incompétence. On condamna la régence. Les sentinelles, ne parvenant qu’à grand mal à contenir la foule, reçurent l’ordre d’employer la force, ce qui donna naissance à de nouvelles émeutes. Le sang badigeonnait les matraques, reluisait sur le front des membres de la communauté. Les militaires laissaient libre cours à leur sauvagerie.

Face à la répression, deux d’entre eux se liguèrent aux côtés de la population civile. Galen, sa demi-lance et son écu en main, embrocha les séditieux à la première occasion. Dehors, le brasier poursuivait son effort avec ardeur.

Les insurgés fourmillaient, s’organisaient.

— FORMEZ LES RANGS !

Eva, pressée par les événements, résolut à tirer l’épée contre son propre peuple. Elle ignorait la fatigue, les écorchures et les douleurs musculaires. Mais pas ça. Hier encore elle vivait parmi eux, rigolait, partageait, s’enquérait de leur bien-être, de leur santé. Aujourd’hui, ils souhaitaient sa perte, sa destitution. Elle reconnut le bras tendu d’une femme, puis la poigne d’un homme. Celle-ci, enrayé dans sa course par le bouclier d’un fantassin, se pressait vers son cou. C’était elle qu’on visait, elle qu’on tenait pour responsable. Nul autre. « J’assumerais tout sacrifice nécessaire ».

Que n’avait-elle escompté, en endossant le rôle de Commandant, en acceptant ces fonctions ? La situation l’exigeait pourtant, comme jadis, alors que son frère aîné s’effondrait sous ses yeux. Elle se remémora les odeurs de la fromagerie, la mer, le confort de l’appartement de son oncle. Puis les rues glaciales, la main tendue du Commandant, la chaleur de la communauté. Elle percevait encore le doux tintement de l’acier. Ce jour-là, elle avait agi par instinct, par vengeance, mais pas seulement. Son frère le lui avait toujours défendu. « Une femme ne combat pas. Ce n’est pas dans l’ordre des choses. » Il avait succombé peu de temps après. Benedict Bolles avait offert de l’intégrer parmi les bataillons. Elle leur devait tant. Ces gens demeuraient sa seule famille. Les flammes brillaient à travers la nuit. « J’assumerais tout sacrifice nécessaire ».

Le soulèvement étouffé, les émeutiers se replièrent en sous-factions avant de disparaître, torche en main, à travers les ténèbres des sous-terrains. La régente, estomaquée, constata alors l’ampleur du carnage. Le père Rezar, accompagné de Nathanaël, accourrait auprès des blessés. Les uns boitillaient à leur encontre. D’autres pleuraient, trébuchaient sur les cadavres de leurs concitoyens. Ici et là gisait, autour des survivants, un parterre de formes prostrées, piétinées. Les fidèles de Basile, dont il ne restait qu’une poignée, avaient de toute évidence servi de bouc émissaire.

Eva, d’une voix éraillée, rassembla les volontaires. Elle commanda à chacun de se draper de couvertures, de se saisir des réserves d’eaux, puis des pièces de bois arrachées aux deux fourgons abandonnés. Ils s’en retournèrent ainsi jusqu’au brasier, équipés d’épées, de lances, de matraques, de boucliers improvisés. Nathanaël marchait en tête, ses deux chiens sur ses traces, suivi de Galen, d’Eva, de Vuelvo. Les cris, les suppliques bourdonnaient dans leurs oreilles. La fumée, à présent, recouvrait les grottes à mi-hauteur. Neuf hommes, femmes et enfants les précédaient.

Vous lisez l’édition Live de MISE A SAC, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-22 (révision : -non défini-)
Un bug ? Des difficultés de lecture ? Parlez-nous en !
Ce livre a été créé avec l’aide de Fabrilivre.