RINERA
Siège de la société Medellín
— Je vous prie de m’excuser, monsieur...
— In’kiro, appelez-moi In’kiro.
Éclairé à la seule lumière d’un lustre, un homme au visage rond, au nez mince et allongé, se tenait assis derrière un énorme bureau en bois sculpté. Il portait un somptueux pourpoint rouge, des chausses, ainsi qu’une paire de souliers de soies assorties. Ses longs cheveux cuivrés descendaient à l’arrière de son cou.
Recommandé par son oncle, recruté sans même passer le moindre entretien, Alessio Gustar de Cortos avait gravi les échelons au prix d’une remarquable abnégation. Les heures supplémentaires ne le gênaient pas outre mesure, pas plus que les nuits blanches. Il avait appris à vivre ainsi au gré des années, assurant les rencontres, redressant les tords. Sauter quelques repas, l’heure de la prière, ou même quitter les bureaux sous un ciel étoilé, tout ceci constituait un prétexte idéal, un alibi permettant d’éviter d’emprunter trop tôt le chemin de la résidence familiale.
Il vivait par et pour la compagnie.
— Bien, dit-il tout en reculant son fauteuil de quelques centimètres, « si je comprends bien, vous vous présentez de votre propre initiative, sans sélection aucune. De quelle façon avez-vous obtenu connaissance de ces entretiens ? »
— Sauf votre respect, mes sources ne vous regardent pas.
— En effet, reprit l’autre d’une voix tout à fait modulée, « intéressons-nous donc à ce document, la garde ne saurait attester avec précision de son authenticité. »
D’un geste souple, il tira jusqu’à lui la poignée d’un tiroir, en ressortit une loupe. Ses traits se durcirent, non pas à la vue du cachet, mais bien en conséquence de la crise actuelle.
Deux jours durant, il avait subi du regard un défilé ininterrompu de visages sales, ceux de mercenaires soi-disant triés sur le volet. Bouffi d’orgueil, chacun d’entre eux déclarait être l’homme de la situation. Les uns disposaient du meilleur réseau, d’autres de connaissances majeures, ou d’un arsenal conséquent. Tous, une fois les faits éclaircis, ne présentaient aucun de ses attributs. Quelques-uns même, partaient sans dire mot à la vue de l’échec de leur argumentaire. Cet orque était apparu quelques minutes auparavant, imposant sa présence tant au sein des prestataires que parmi la milice armée de l’entreprise. Il avait traversé la pièce sous escorte, un cachet soi-disant officiel à la main.
— Officiel oui, conclut le directeur des ressources humaines. « Un taureau noir dressé de profil et surmonté d’une rose, les armoiries de la famille de Vega. »
Le demi-géant se rembrunit.
— Les miens ne mentent pas, humain.
— Loin de moi l’idée de vous calomnier. Je me devais toutefois d’attester de vos références.
Alessio se surprit à déglutir en silence. La bête approchait les deux mètres, présentait un visage sévère, parsemé de petites aspérités. Une horrible cicatrice sillonnait le tour de ses mâchoires, éclatant les lèvres par endroit, remontant jusqu’à son oreille droite, elle-même en partie arrachée. Nulle arme autre que celles de la milice ne se trouvaient autorisée au sein des murs de la compagnie, le directeur, pourtant, ne s’en sentait pas plus rassuré. Mais de tout ceci, rien ne devait transparaître.
— Soit. Le duc de Vega compte parmi les membres de la fédération, un grand homme, vraiment. Mais asseyez-vous, monsieur In’kiro, asseyez-vous, je vous en prie.
Le directeur congédia d’un geste le reste des prétendants. Une fois les portes closes, il repoussa du doigt un manifeste imprimé en direction de son interlocuteur. Le quatrième en deux jours.
— Votre signature s’il vous plaît. Les paroles prononcées ici ne devront point quitter ses murs.
L’orque s’exécuta.
— Comme vous le savez sans doute, Medellín entretient des relations commerciales avec la plupart des hôtels de vente. Nous rencontrons des difficultés sur la ligne de Puerta, artère primordiale à nos échanges. Deux attaques ont eu lieu dernièrement, non loin d’un point d’escale obligatoire, une petite bourgade prénommée Cruce. On nous a rapporté les faits et gestes d’un gang, un certain Benedict Bolles à sa tête. Vous connaissez sans doute les...
— Intéressant, le coupa le demi-géant sans manifester la moindre hésitation, « vous, le grand et puissant Medellín, empereur du fer et de l’argent sur ces terres. Vous avez peur ».
— Je vous demande pardon ?
— Les routes demeurent silencieuses, les panneaux, vide de toutes offres vous concernant. Vous dites « rencontrer des difficultés », ce que je vois, moi, c’est un chef de guerre tremblant, pressé d’en finir avec l’épine qui bientôt l’empoisonnera. Aucun groupe n’avait encore osé lever la main sur vous, pas même ceux des autochtones. Voilà que les choses changent, et le changement, c’est mauvais pour vos affaires. Vous saignez, Medellín, et vous avez tout intérêt à bander la plaie rapidement, à l’abri des regards. Si vous échouez, les corbeaux ne tarderont pas, et votre empire s’effondrera en quelques mois.
— Vous m’impressionnez, vraiment, répliqua Alessio dans un souffle. « Que vous pensiez cela est une chose, que vous l’évoquiez ici devant moi, le second plus haut responsable de l’antenne d’outre-mer, en est une autre. »
Il réajusta sa position. Son visage, neutre jusqu’à présent, changea du tout au tout.
— Ne songez-vous pas que l’empereur de fer et d’argent, comme vous dites, pourrait souhaiter votre disparition après un tel étalage de sagesse ? Nos miliciens commettent parfois des erreurs vous savez, la recommandation même de Monsieur de Vega ne saurait garantir de votre sécurité entre nos murs.
L’orque observa quelques secondes de silence, le directeur le vit alors suer, implorer, paniquer puis se replier en un volte-face. Les portes s’ouvraient à son passage, déversant un torrent continu de lames et d’acier sur sa personne. Sa carrure couplée à sa sauvagerie toute naturelle lui permit de se défaire de trois de ses assaillants, mais trop tard. Il s’effondra dans une symphonie de cri, percé en tout point par les guisarmes des miliciens.
Rien de tout cela ne se produisit.
— Je vous l’ai dit, humain. Les miens ne mentent pas.
Le visage de pierre, les nerfs d’acier du colosse troublèrent Alessio, si bien qu’il ne put, cette fois-ci, dissimuler sa déglutition.
Lucius Medellín, l’actuel président de la compagnie, pourrait en effet par bien des égards se voir couronner du titre d’empereur. Dirigeant d’une main de fer, l’industriel trônait parmi les grands, ne courbant (à peine) l’échine que devant la royauté. Rinera constituait son fief, un joyau aux propriétés uniques au regard de ses nombreux chantiers d’exploitation. Simple hameau sans nom fondé au cours des premières expéditions portées dans l’Ouest, la découverte des mines de la Dulce avait, en son temps, provoqué une vaste explosion démographique. L’entrepreneur injecta des fonds, puis baptisa le fleuve sillonnant les versants de la montagne. Ce dernier donna par la suite son nom à la cité.
Rinera, ou « rivière d’argent. »
Le commerce minier constituait une manne sans équivoque, un marché commun aux quatre coins du globe. Les sous-sols du Nouveau Monde semblaient intarissables, les prix, eux, ne cessaient d’augmenter par le biais de la désinformation. Au courant de telles pratiques, la couronne n’avait osé se dresser face aux compagnies, celles-ci pourvoyant en majorité les fonds nécessaires au maintien des institutions d’outre-mer. Lucius Medellín détenait des parts dans la quasi-totalité des marchés, graissait les pattes, obtenait sans mal n’importe quelle autorisation. Aucun homme n’irait s’imaginer braver une telle hégémonie.
Mais il s’agissait là d’un orque.
— Chez nous, parmi les clans, l’hypocrisie n’a pas sa place, reprit la créature défigurée, « Elle ne sert qu’à nourrir les disputes, elle délie les traités. »
— Une attitude qui doit vous valoir bon nombre de désagrément parmi les nôtres, nota le directeur avec une touche de malice.
— La plupart de mes employeurs voient ça comme un gage de qualité. La fidélité est un trait rare dans la profession.
La langue de l’orque parcourut la longueur de ses lèvres en un geste tout à fait répugnant. Il se retourna, pointa du doigt les deux soldats postés au garde-à-vous de part d’autre de la porte. Un bandage imbibé recouvrait le tour de son avant-bras.
— Ceux-là par exemple, sont compétents, je le vois à leur façon de tenir la anse, à leur regard aussi. Ce sont des chiens, attirés seulement par la main des puissants.
— Accusez-vous mes gens de trahison ?
— Non. Je les crois faibles.
Alessio quitta d’un bond le confort de son siège. Les tentures et tableaux se succédèrent jusqu’aux miliciens qui, à présent, réprimaient du mieux une colère légitime.
— Laissez-nous.
— Mais, Monsieur de Cortos.
— Exécution.
Les portes à double battant refermées, il épousseta le bas de son pourpoint d’un geste symbolique, puis regagna sa position.
— Veuillez m’excuser. Continuez, je vous prie.
— Vos gars sont clean, quoiqu’ils traînent sûrement une fouine ou deux aux frais d’la concurrence, enfin c’est pas le sujet. Les hommes sont faibles, vos alliés se retourneront contre vous à la première occasion. Pas moi. Les orques n’ont qu’une parole, votre ami le duc de Vega pourra vous le confirmer. Je reste fidèle, n’accepte pas les pots-de-vin. Je ne changerai pas de camp, même devant le double de la prime prévue.
Le directeur frôla d’un geste sa barbe ronde aux contours parfaits. Ses doigts scintillèrent d’un florilège de pierres précieuses. Cet In’kiro se fourvoyait quant à la fiabilité des miliciens. Ceux-ci appartenaient corps et âme à la compagnie, une filiale forgée par et pour les actionnaires. Impossible, donc, d’observer les « fouines » pulluler parmi ses rangs. Du reste, son argumentaire touchait juste. Les peaux vertes étaient des brutes, des barbares dépravés réprouvant la paix sous toutes ses formes. Ils n’en demeuraient pas moins des êtres fiers, des soldats sans peur respectant à la ligne un code de l’honneur strict et réfléchi. La parole d’un orque sonnait plus concrète, plus noble que celle de tout homme vivant de par le monde. Le rêve de tout employeur.
— Impressionnant, conclut Alessio, un sourire artificiel aux coins des lèvres « votre profil dénote de l’ordinaire. Mais recentrons-nous à présent sur notre affaire, voulez-vous. »
Il déplaça de son bureau la réplique d’un petit autel érigé en l’honneur de l’Unique, puis, d’un geste simple, tendit à la créature trois feuillets dûment classés. L’intéressé parcourut ces derniers en biais, plissa les paupières, relut à trois reprises avant de retourner le premier formulaire à l’attention de son interlocuteur. Il pointait un paragraphe de son énorme doigt vert pâle. « Ici, sous l’esquisse, je ne comprends pas ce qui est écrit. »
— Vous permettez, émit le directeur tout en reprenant la copie des mains de la créature.
Il eut grand mal à cacher son amusement. Cet Orque, de prime abord, semblait manier l’art du verbe avec une certaine aisance. Il le laissait croire tout du moins. « Le langage est une arme redoutable mon ami, cependant ton intellect limité m’apparaît au premier coup d’œil. Tu ne loges point ici en présence du vulgaire».
— Il est écrit : la municipalité de la bourgade de Cruce, car il s’agit là de votre employeur officiel, adjure qui…
Le colosse renifla sans retenue, ce qui le coupa Alessio dans son élocution. Il reprit, le sourire aux lèvres.
— La municipalité de la bourgade de Cruce adjure qui voudra bien l’entendre de porter hors d’état de nuire le groupe du dénommé Benedict Bolles. Tout exécutant est prié, à cet effet, de privilégier la capture à l’assassinat.
— Qu’en est-il du chargement, et combien d’hommes compte engager la... municipalité ?
— Nos stocks ne vous regardent en rien. Quant à vos effectifs, ils se composent d’une dizaine d’âmes, les forces de Bolles s’avèrent… enfin, vous conviendrez des détails en temps voulu. (Il lui rendit la copie) La prime s’élève à vingt dots d’argent divisées par le nombre d’intervenants. Le double vous sera distribué une fois la tâche accomplie. Il va sans dire qu’elle requiert le dépôt des têtes de chacun des responsables du groupe.
— Laissez-moi vous faire une proposition.
La coupe était pleine. Ce sous-homme, ce perroquet malfamé ne cessait de porter préjudice à sa position. Personne ne pouvait se permettre de lui parler ainsi, personne, pas même Lucius Medellín. Il avait fait preuve de patience, acceptant la critique, reléguant son amour-propre au second plan. Cet orque constituait un allié de choix, un combattant hors pair tout indiqué à mener à bien une telle entreprise. « Un entretien », s’était-il rassuré tout du long, « un entretien, un seul entretien à contempler ce spectacle, à rester impassible devant cette épouvantable respiration. »
Alessio souhaita soudain sonner la garde à grands cris. « Dehors le sauvage ! Non, mieux, égorgez-le sans attendre. » Au lieu de cela, il se contenta d’acquiescer. Nul ne recevait la grâce de Monsieur de Vega sans faire montre d’aptitudes exceptionnelles.
— Réunir une équipe prend du temps, déclara la créature, « et vous n’obtiendrez rien d’autre qu’un rassemblement désordonné. Confiez-moi l’argent, et je me charge du recrutement. »
Le directeur entreprit d’intervenir, puis se ravisa.
— Vous savez parfaitement que la nouvelle gagnera bientôt toutes les tavernes. Réfléchissez, Monsieur de Cortos, la blessure est nette, l’infection, garantie. Si cette affaire prend l’eau, vous en assumerez l’entière responsabilité.
L’orque se redressa sur ses jambes, Alessio observa alors l’ampleur des tatouages recouvrant les deux bras de ce dernier. Il reconnut les célèbres crânes Ozugai.
— J’ignore pour qui vous vous prenez, mais...
— Charogne de l’Est.
— Je vous demande pardon ?
— Les mots ne sont pas toujours suffisants. Épluchez vos registres, répétez ce nom à votre chef, je suis sûr que vous obtiendrez satisfaction. Donnez-moi réponse demain matin.
La bête s’en retourna. Elle ouvrit les portes puis disparut de la vue du directeur des ressources humaines. Alessio Gustar de Cortos auditionna en hâte le reste des prétendants au poste, puis, après réflexion, fit quérir le président des territoires d’outre-mer. Il quitta les bureaux sous les coups de minuit passé, n’opéra aucun détour, et se rendit d’un trait jusqu’au centre-ville, au pied de ses appartements. Ni les commentaires de son épouse, ni la présence de ses deux enfants n’attirèrent son attention lorsqu’il s’écroula dans son lit. « Si cette affaire prend l’eau. Oui. il m’en cuira ».
La fièvre s’empara de lui au petit matin.