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FORT DE BOLLES
Seconde enceinte

Les hommes, les femmes rassemblées tout autour de l’autel chantaient en communion avec le père Rezar. Une cohorte de fantassins patrouillaient aux alentours. Des sentinelles contemplaient l’horizon depuis le haut d’une tour de guet, attentives au moindre détail, au moindre soubresaut.

Les enfants dansaient.

À la droite du prêtre, célébrant chacun des cantiques, un trentenaire au front ample, au nez court, garni d’une moustache relevée, étudiait attentivement le comportement de ses compatriotes. Il arborait une chemise de corps noirci, un pourpoint rouge à manche déchirée ainsi qu’un pantalon de chanvre. Une belle alliance scintillait autour de son annulaire gauche. Julio Tener tenait du parfait bureaucrate. La guerre de terrain ne constituait en rien sa spécialité, il excellait dans l’art des comptes, capacité indispensable au bon fonctionnement de toute société.

Il redressa la tête, bomba le torse, en une posture fière et stoïque. Les habitants poursuivaient les célébrations.

L’air était sec. Le soleil baignait de ses rayons le visage des auditeurs. Ici, disposée en cercle, une cellule composée de fermiers, d’agriculteurs et de commis claironnait de vive voix. Les ferrailleurs et les chasseurs-cueilleurs conversaient à mi-voix avec les invalides, incapables d’apprécier la beauté des textes. Derrière eux, les veuves, discrètes, fredonnaient à l’unisson. Enfin, réunies en comité autour de leur propre autel, les Marhas récitaient des poèmes à la gloire de leur culte. Ils enflammaient à cet effet quelques rameaux dûment choisis plantés à la surface d’une effigie de leur confection. Julio ne leur tenait rigueur de telles pratiques, il ne comprenait pas, toutefois, que des êtres aussi fiables et civilisés idolâtrent un dieu barbare, réfutant par la même la parole des saints apôtres.

Son office terminé, le père Rezar se signa, referma d’un geste le volume sacré. Alors, il prononça une bénédiction à l’adresse du Commandant, puis engagea une minute de silence à l’égard des disparus. Les discussions cessèrent. Tous et toutes levèrent vers le ciel l’index de leur main droite, en une posture caractéristique.

— Merci, mon père, conclut Julio, sans laisser paraître son émotion. « À présent, que chacun retourne à son poste. (puis, d’un timbre métallique :) EXÉCUTION ! »

« Que chacun retourne à son poste, ordre de l’adjoint Tener ! », reprirent en écho les surveillants. Le comptable se saisit du calepin jusqu’ici fourré dans sa veste, dévala les marches de l’estrade. Le prêtre, un soixantenaire à la peau parcheminé, affichait deux sourcils épais ainsi qu’une barbichette surmontée d’un nez aquilin. Ses longs cheveux gris, telle une cascade argentée, descendaient le long de son cou. Il lui jeta un regard en coin, griffonna une note puis, à voix basse :

— Mon père, pourriez-vous, je vous prie, m’accorder quelques instants ? Il me faudrait recompter vos stocks.

D’origine conçue afin de subvenir à l’hébergement des élites, le vieil édifice dressé dans leur dos était la seule bâtisse encore en fonction. Elle abritait à ce jour une salle de réunion, l’armurerie ainsi que les quartiers personnels du Commandant. Aussi les deux interlocuteurs poussèrent jusqu’au dispensaire, où dormait, entassés dans des casiers, quantité de remèdes, lotions et pommades. Des traces de sang séchées gorgeaient une table d’opération branlante, consolidée par deux tréteaux. Un secrétaire décrépi reluisait dans l’ombre, au fin fond de l’exigu cagibi. Des flacons saturés d’huiles, des sacs de toile farcis d’ingrédients se trouvaient entreposés un peu partout. Le maître des lieux reposa le livre saint sur son éternel pupitre, retira sa soutane. André Rezar, malgré les notions d’anatomies mémorisées au cours de ses études monastiques, était un bien piètre soignant. Mais il donnait le meilleur de lui-même.

L’inventaire terminé, le comptable s’en retourna à ses activités : le chiffrage et l’étiquetage des denrées, la vérification des outils et l’entretien des installations. Il emprunta le chemin de la première enceinte, lieu de vie principal de l’ancien avant-poste. Dans l’aile est, à l’emplacement premier des baraquements de la garnison, se dressait un essaim de tentes improvisées, de vieux matelas racornis, de couverture à demi déchirées. Les militaires disposaient d’un espace privé, les civils, logés par deux, observaient des règles strictes, afin d’assurer la paix et la tranquillité de tout un chacun.

L’aile Ouest, quant à elle, était réservée aux cuisines, aux tables de confections ainsi qu’au stockage des denrées.

Julio, de son pas vifs et déterminé, en gagna les flancs, où des ouvriers s’échinaient à redresser de larges troncs taillés en pointes. Le sol, d’ordinaire si sec, avait perdu de ses propriétés sous les ravages des pluies. La muraille s’en trouvait éventrée. Le comptable griffonna sur son calepin, puis s’entretint avec les hommes. Il prodigua conseil, promit solennellement d’augmenter les effectifs préposés aux réparations. Il défendrait l’idée le soir même, au cours de l’entrevue des adjoints. Satisfait, il marcha jusqu’aux cuisines, où les femmes et les invalides ravivaient les feux, découpaient les viandes, tout en veillant au bon confort du bétail. Julio sermonna à ce sujet la quasi-totalité des participants, vantant la productivité de Mme Vivir. L’intéressée, une Vénus au teint clair, aux cheveux bouclés, s’inclina avec humilité avant de reprendre le travail. Julio fut soudain frappé d’un éclair, un écho du passé à la vue de l’ensemble des installations. Jadis, cet endroit était une véritable fourmilière. Travailleurs et travailleuses s’activaient du matin jusqu’au soir, organisaient des jeux, des lectures, une fois la nuit tombée. Des cohortes entières de chasseurs-cueilleurs se relayaient dans les bois, d’autres s’abîmaient dans les jardins, dans les champs creusés tout autour de l’avant-poste. Ils disposaient d’un boulanger, d’un forgeron, et même de médecins. Rien à voir avec les pratiques d’André Rezar. En ce temps-là, les raids étaient fructueux, les ressources, abondantes. Basile lui-même ne daignait leur chercher des poux.

« Que de vide ! Que de vide, par le diable ! Que reste-t-il aujourd’hui du cartel ? », pensa Julio, les lèvres pincées.

En périphérie, couchée contre les murailles intérieures, s’étendaient les vestiges du vaste réseau de cultures suscités. Quelques plantations subsistaient ici et là : du blé, de l’orge, du maïs, des tomates, des pommes de terre. Les pluies avaient définitivement noyé la majorité des plans. Une cellule ouvrière s’employait à leur remise en forme. Un garçon à la peau parsemée d’une acné virulente s’affairait sous les yeux du comptable. Il titubait d’un côté, puis de l’autre de la voie, un seau tenu dans chaque main. Il se délesta de son chargement, ôta son couvre-chef, avant d’émettre un soupir de soulagement. Son petit camarade non moins paré lui fila sous le nez, raillant son incompétence. Dès lors, une fillette apparue dans son sillage vint le réconforter, mais sans succès. Vexé, le garçon redoubla d’efforts dans ses activités. Julio s’inséra parmi les manœuvres, poursuivit la rédaction de son rapport journalier. Il constata une maigre progression des rendements, une goutte d’eau dans l’océan, à dire vrai, mais suffisante à lui tirer un léger sourire.


On annonça bientôt l’arrivée des troupes, et Julio rencontra moult difficultés dans l’exercice de ses fonctions. Il assumait, en l’absence des trois adjoints, à la fois la direction civile et militaire du camp. Ainsi, il relégua une part de ses inférieurs au maintien des foules. Les ouvriers quittaient leur poste de travail, se faufilant parmi les ombres, malgré les protestations des surveillants. À présent, tous et toutes se pressaient derrière lui, contemplaient les portes closes. Ils avaient guetté des heures durant le retour du raid. « Que d’indiscipline », pesta-t-il à part lui.

Cette attitude-ci l’irritait au plus haut point.

Des cris de joie mêlés de sanglots tonnèrent au passage d’un premier cavalier. Sur ses flancs, deux superbes lévriers. Le nouveau venu tira la bride, manœuvrant les rênes avec dextérité. Il démonta, congédia ses deux chiens, qui s’élancèrent gaiement à travers la cour. Il retira son bonnet rouge vif, exécuta un salut militaire. Une tache de sang avait imprégné ses vêtements, dégoulinait jusqu’au bas de son pantalon. Peu loquace de prime abord, Nathanaël s’employait sans relâche au bien-être de la population. Le comptable partageait avec lui l’amour des sciences, débattait quelquefois des recherches, des lectures, des anecdotes datant de leurs services communs parmi les tacticiens Salamante. Un exemple à suivre, songea-t-il, admiratif.

— Qu’on nous apporte des brancards, qu’on déchire des draps ! fulmina l’éclaireur en chef. (Il se détourna) « Soldat, Préviens Rezar. Qu’il prépare ses scalpels."

— À vos ordres, adjoint Cazan.

Les secondes s’écoulaient. Julio recompta les étoffes, ordonna qu’on dépouille les tentes de leurs couvertures, afin d’engorger au mieux les potentielles infections. Deux voitures tirées par des chevaux, suivies d’une galerie de combattants habillés de guenilles, de haillons ensanglantés, débouchèrent à leurs tours dans la première enceinte. Les uns, le regard las, le fer tintant à leur ceinture, accueillirent dans un concert de geignement les soins appropriés. Les habitants couraient se réfugier entre les bras d’un proche, d’un ou d’une amie revenue vivant des terres extérieures. En arrière-garde se situaient les militaires de profession, qui le torse recouvert d’une armure de cuir bouilli, qui paré d’une lance, d’une épée ou d’un arc. Une quarantaine d’hommes avaient investi la place.

Eva remonta à grande enjambée le long de la colonne. Elle dédaigna les convenances habituelles, jeta des ordres à tue-tête, jusqu’à fournir à Julio un rapport complet.

Son éternel pourpoint noir le distinguant du commun, Galen pérorait aux côtés de son frère cadet, Hernan. Ce dernier, le visage blême, enturbanné d’un linge, tituba jusqu’aux deux voitures. Il s’immobilisa, adossé au croupion du premier animal rencontré. Il repoussa du bras son parent, beugla sous la douleur, la tête écrasée dans l’étau formé sous ses doigts.

— Ne t’avais-je pas prévenu, dis-moi ? ricana Galen. « Ne t’avais-je pas prévenu qu’un jour, tu paierais pour ta témérité ? Estime-toi heureux qu’ils ne t’aient pas tué ! Que cela te serve de leçon, une bonne fois pour toutes ! »

— Fous-moi la paix !

On déplaçait des corps à la lumière du soleil couchant. Les enfants, gardés à l’écart de l’horreur, observaient la foule se disperser. Le père Rezar, d’un coup sec, sectionna la chair de la lame de son couteau. Hernan jura, réclama de nouveaux pansements, insensible à la vue des restes de sa propre oreille.

Enfin, le conseil adjoint se réunit, traversa la cour en direction de la seconde enceinte. Eva ouvrait la marche, ses longs cheveux auburn attachés dans son dos. À sa droite, Nathanaël pestait contre la raréfaction des proies, retraçait son périple, au détail près. Il lançait et relançait un jouet de sa confection, afin d’amuser ses chiens, qui le lui rendait par des aboiements appuyés. Galen, une torche à la main, détailla à son tour la stratégie employée au cours du raid. Il rédigea son autocritique, proposa une tout autre formation, dans l’espoir de limiter les dégâts futurs.

— Qu’en est-il des vivres, Julio ? s’enquit Eva.

Le comptable, toutefois, ne l’écoutait pas. Il admirait, aux portes de la bâtisse centrale, la silhouette éclairée du Commandant Bolles.

Vous lisez l’édition Live de MISE A SAC, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-22 (révision : -non défini-)
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