Quelque part au sud-est de Cruce
Ici, les colargas s’organisaient par équipes de deux, de trois, ou de quatre. Là, les oiseaux chantaient, dignes et paisibles. Le vent du Nord lacérait les pics et les sommets, s’engouffrait dans les interstices, jusqu’au plus profond des sous-sols.
Il dispensait à sa sortie une fraîcheur vivifiante, une aubaine, au vu des températures estivales.
— Par ici, je vous prie, déclara l’éclaireur.
Le cavalier opina du chef, adopta le trot, afin de réduire la distance. Le teint rosé, badigeonné d’une huile végétale hors de prix, il chevauchait un Andalou pur-sang au pelage tigré. Un chapeau melon recouvrait ses cheveux, des gants d’un noir de jais, ses mains. De sa veste en satin bleu dépassaient les boutons d’une belle chemise de corps. Tout autour de lui, son escorte, à savoir deux membres de la garde Cruceoise accompagnée de leur capitaine : le dénommé Fabian Cansado. Ladron trottinait en tête. Recommandé par Miguel Comprar en personne, ce sexagénaire aux guenilles lacérées, à la barbe asymétrique, affichait les attraits d’un mendiant. Il en était un de toute évidence, mais disposait, contre toute attente, de compétences tout à fait remarquables. Enrayé dans sa course par la présence d’un éboulement, le groupe s’était résolu à quitter la route. « Maigre contretemps », selon les termes du miséreux qui, de mémoire, leur avait dégoté un nouvel itinéraire. Dès lors, ils avaient traversé les sous-bois (de véritables marais) puis les landes, sous une chaleur étouffante, avant d’atteindre un réseau de vieux sentiers inutilisés. Ils progressaient en lisière à présent. Les gardes tailladaient la végétation afin de faciliter son transport.
Noble de naissance, titré de par les faits d’armes de feu son arrière-grand-oncle, Marco-Antonio de Acabar assumait la charge de directeur dans pas moins de trois antennes de l’Hôtel du Convoyeur, franchise archiconnue développée en territoire étranger. Une semaine auparavant, il avait trouvé, couchée sur ses dossiers, une missive cachetée, sans symbole ni signature :
Un ordre officieux du département d’outre-mer.
L’entreprise, depuis les révoltes ouvrières de 763, appartenait corps et âme à la société Medellín, qui l’avait sauvé de la faillite. Dès lors, ce type de courrier apparaissait régulièrement sur les bureaux des responsables. Elles juraient foi du respect des aînés, de la confiance portée en ses destinataires. Les mandats distribués requéraient le plus grand soin, la plus grande discrétion quant à leur exécution. Les uns vous recommandaient d’attester de la conformité de telles cargaisons, d’autres vous priaient de jouer de vos relations, ou d’intercéder comme témoin dans divers procès. D’autres encore vous ordonnaient de vous rendre à l’étranger, afin de négocier quelques accords secrets avec la concurrence. En échange, l’entreprise vous rétribuait très largement, vous assurait de son soutien en cas de préjudice grave. Elle tenait parole, toujours.
Aujourd’hui, le département l’envoyait dans les massifs situés au sud-est de la petite Bourgade de Cruce. Là-bas, il rencontrerait un Orque, un mercenaire chargé de porter hors d’état de nuire la bande du célèbre Benedict Bolles. La lettre disait : « Monsieur. Vous accompagnerez Mr le maire dans les dernières procédures contractées par la municipalité. En outre, vous dirigerez une entrevue exceptionnelle avec un intermédiaire engagé par celle-ci. Veillez à nous retourner sans délai, au dos de la présente missive, votre rapport quant au bon déroulé des événements. »
Ils gravirent une côte abrupte, flanquée de ronces, d’orties et de chardons. Les gardes taillaient, sectionnaient la végétation. Fabian Cansado dispensait des directives. Bientôt surgirent sous leurs yeux les contours d’un maigre panache de fumée noire. Ils observèrent une pause, puis marchèrent, marchèrent encore, jusqu’à parvenir en lisière du plateau rocheux. En contrebas, au pied du canyon, se succédait un réseau de tunnels creusés, de cavités sculptées par l’érosion. On en discernait de toute taille, au sol comme surélevé, certaines à peine profondes, d’autres plongés dans les ténèbres. Un labyrinthe naturel. « Là ! » grogna Ladron, au détour d’un virage. « Nous y sommes presque, à présent ».
En amont, en une balafre obscène infligée au vaste ciel bleu, le nuage se dressait au-dessus des montagnes.
— Cet Ikirau, demanda Marco-Antonio, aiguillant sa monture. « Comment s’y prend-il en de telles conditions ? Use-t-il de chiens, de furets peut-être, dans ces traques endiablées ?
— Je ne l’ai jamais vu en présence d’animaux domestiques, marmonna le capitaine Cruceois. » Mais il est pas du genre causant, vous savez, si bien que je ne m’avancerais sur quoi que ce soit. Me permettez-vous un conseil, monsieur ? Sauf votre respect.
— Faites, mon brave.
L’autre se renfrogna, décoiffa son morion, afin de profiter du vent frais. Il arborait l’uniforme complet, ainsi qu’une épée gainée sous un fourreau, le tout aux couleurs de la municipalité.
— Gaffe qu’il vous mente pas sur la marchandise. Des fraudeurs nés, ces engeances-là.
Un vieil arbre mort, une pente boueuse, en témoignage des dernières pluies. Ils longèrent la paroi rocheuse. Ici, le nuage décrivait des arabesques, remontait vers le ciel, en petites bouffées opaques. Enfin, ils dénichèrent une large ouverture, une brèche capable d’accueillir un fourgon. Des restes de branches, de troncs, de feuillages calcinés fumaient tout autour du boyau, lui-même noirci sur toute la hauteur. Le directeur étouffa une exclamation, suivi de Fabian Cansado et des deux gardes du corps, qui jurèrent de concert. La scène exhalait une odeur de chair brûlée, de cuir et de métal fondu. Une véritable infection.
« C’est ici », grommela Ladron, imperturbable.
Marco-Antonio démonta. Il épousseta le bas de son pantalon, réajusta sa veste et son chapeau. À l’intérieur, les ténèbres insondables, des bruits de succion, le brie de quelques objets singuliers. Il se redressa, bomba le torse.
— Je suis Marco-Antonio de Acabar, représentant des intérêts de Mr Comprar.
Aucune réponse. Piqué à vif, le locuteur gratifia d’un regard noir son escorte, plus particulièrement Felix Ladron qui, de son air pataud, s’avança au-devant des événements. Soudain, de petites percutions, suivi presque aussitôt d’un vacarme assourdissant. Il crut percevoir une fois, deux fois du mouvement, avant de constater la stupeur de ses associés. Cansado éructa un ordre de retraite, se saisit d’un geste de son arme de service. Le groupe recula jusqu’à piétiner les restes de l’incendie. Alors, dans l’embouchure se découvrit la silhouette massive, disproportionnée d’un Mancro. Ce dernier arborait pour seul vêtement une pièce de tissu plaquée sur la poitrine, un arc long tenu en bandoulière, ainsi qu’un carquois couché à l’horizontale. De sa crinière d’épines osseuses tintait un ensemble de bijoux, de breloques. Un sang noir et pâteux reluisait sur ses joues déchirées, gouttait le long de son torse nu, jusqu’à son entrejambe, elle-même aussi lisse que la peau d’un bambin.
Il contempla la scène, glapit une série de petits cris aigus, tel un artisan dérangé en pleine besogne.
— Posez vos armes, chuchota Ladron, déboutonnant sa ceinture, « ne criez pas surtout, ne baissez pas les yeux. »
— Par le diable, il…
— Ne le provoquez pas, Fabian, le coupa Antonio. « Nous n’aurions aucune chance d’en réchapper. (Il déglutit) Regardez. »
Déjà les contours d’une seconde, puis d’une troisième entité apparurent à leur tour. Ceux-ci piaillèrent de concert, honorèrent leurs invités d’une cacophonie pour le moins désagréable. Le directeur s’inclina à leur encontre. La vue des Mancros ne l’effrayait point. Il croisait des Vaincus tous les jours, au cours de ses balades autour du domaine. Ses filles en raffolaient. L’idée même d’engager de telles créatures lui répugnait toutefois.
— Sincères salutations braves autochtones, lança-t-il, se redressant. « Mon nom est Marco-Antonio de Acabar. Je travaille avec votre chef. Vous comprenez notre langue n’est-ce pas ? »
Les discussions cessèrent parmi les poissons.
— Aanskir, Kakreen, tonna une voix, depuis les abords d’une grotte voisine. « Terugkeer, terugkeer ».
Les Mancros, dès lors, courbèrent poliment l’échine, puis se retirèrent parmi les ombres. De leurs dos massifs émergèrent alors, à la lumière du jour, trois hottes en bois sculpté. À l’intérieur de celles-ci s’entrechoquaient des monceaux de pieds, de jambes, des viscères et des crânes bosselés. Le tout suintait par tous les orifices, en une bouillie proprement abominable.
— Vous fatiguez pas, gronda le nouveau venu, « y bittent pas un broc aux langues humaines, sont pas pressés d’apprendre avec ça. (Il renifla) Vous bossez pour Medellín, je présume. »
Marco-Antonio, se retournant, jaugea de pied en cape le nouveau venu. Il nota la présence d’un plastron lamellaire recouvert de boue, d’une hache d’armes ainsi que d’une épée suspendue à sa ceinture. Un défilé de petites cicatrices pavait la surface de sa peau. En outre, un épais bandage recouvrait la moitié supérieure de son cou. Une cuisante entaille infligée tout récemment.
Il portait du reste une pelle salie, ainsi qu’un baluchon.
— Monsieur Ikirau ? s’enquit-il, le bras tendu. « Je me présente, Marco-Antonio de Acabar, représentant des intérêts publics de la petite bourgade de Cruce. Je suis ici afin d’attester du bon déroulé de votre travail. »
— Un « De », s’esclaffa l’autre. (Il déplaça d’une épaule son chargement, déposa la pelle) « On a presque fini justement. Suivez-moi, qu’on règle ça en vitesse."
Une fiole, un craquement sec, et la torche de son interlocuteur flamboya sous ses yeux. « liquide inflammable », songea Marco-Antonio qui, dès son entrée dans le boyau, recouvrit sa bouche et son nez à l’aide d’un mouchoir. Le souffle du vent propageait des odeurs de carcasses calcinées, d’excréments, de viscères avariés. Le directeur se détourna à la vue des os brisés, des visages tordus par la terreur, des bustes broyés, réduits à l’état de bouillie sanguinolente. Ici pendouillait la dépouille d’un jeune garçon, là, la cervelle pulvérisée d’un homme répandue aux quatre vents. Des monticules de chair informe reposaient le long des murs, leurs occupants liquéfiés, fondus dans leurs vêtements. Couinant, sursautant à tout bout de champ, Les Mancros fourrageaient parmi ceux-ci. Ils triaient, mâchouillaient les muscles et les tendons, afin d’en attester la qualité. L’un d’eux, gracile, pratiqua une incision sur la poitrine d’une petite fille, en purgea l’abdomen, savant d’installer le restant dans sa hotte. Les deux recrues vomirent leur déjeuner. Fabian Cansado, rouge de honte, les taxa d’inaptes au service. Ladron s’arrêta à leurs niveaux, les décrivit, puis poursuivit son avancée.
« De bons camarades. »
— Je vous demande pardon ?
— Les poissons, reprit l’Orque, sans même se retourner. « Ils sont fiables, forts et courageux. Oh, ils ont leur p’tit caractère. Faut savoir leur parler, les respecter, selon leurs coutumes bien sûr, sauf si vous êtes du genre suicidaire. Ces quelques contraintes exceptées, ils connaissent bien la région, et se payent à la bidoche.
« Digne représentant de son espèce », pesta Marco-Antonio à part lui. Ce type était une brute épaisse, un boucher dépourvu de la moindre empathie. Il ne s’encombrait ni de chiens ni de furets, mais de tueurs avides de chairs humaines. Il n’éprouvait aucune gêne, aucune honte à la vue d’une telle alliance. Pire, il semblait se repaître de l’énergie de ces monstrueux acolytes. Ceux-ci, cependant, se disputaient les proies, rechignaient, vidaient les intestins, dans une cacophonie infernale. La loi, de nos jours encore, permettait les pires exactions sous couvert du mot « justice ».
— Pardonnez-moi, mais je ne partage pas votre avis.
Ils poursuivirent jusqu’au dispensaire où reposaient, disposés en ordre, les contours de silhouettes emmitouflées sous des couvertures. Son interlocuteur se délesta de son baluchon, s’assit à même le sol, en un râle appuyé.
Alors, il pointa de son énorme index un premier lot.
— Les lieutenants, grogna-t-il. « Au premier rang, Eva Derrocado. Là, Nathanaël Cazan, Galen Golpear et Julio Tener. Quatre sur quatre. Tenez, utilisez ça. »
Son calepin en main, Marco-Antonio empoigna la torche, entreprit son inspection. Il examina les corps, compara les croquis, les corpulences, avec les informations obtenues au cours de son entrevue avec Miguel Comprar. Son escorte patientait aux quatre points cardinaux. Ikirau, lui, le fixait, son armure et ses deux pupilles brunes baignées dans la lumière du flambeau. Bientôt, le colosse interpella Ladron qui, sans un mot toujours, rallia sa position. Ils bavardaient lorsque l’administrateur se redressa.
— Bien. Brûlez-les une fois cet entretien terminé.
La discussion des deux acolytes cessa.
— Qu’en est-il du Commandant ? Asséna-t-il aussitôt, « le dénommé Benedict Bolles si je ne me trompe pas. »
Les piailleries des Mancros retentissaient en arrière-plan. L’Orque se releva et, non sans gratifier l’assistance d’un affreux reniflement, empoigna son ballot. Ce dernier vint s’écraser aux pieds des bottes du responsable, qui recula d’un pas. Il reprit d’une voix caverneuse : « Mort au combat, vaillant jusqu’au bout. »
Une odeur de viande avariée remonta à l’ouverture. Marco-Antonio, pourtant, entreprit de se saisir des quelques cheveux épars du malheureux. Sans succès. Le cœur au bord des lèvres, il tourna, tritura un long moment la toile avant d’en extirper un crâne ensanglanté. Il était intact. Un linge imbibé, serré à l’aide d’un nœud, recouvrait l’incision effectuée au col, engorgeant les coulés liquides. « Un soin tout particulier apporté à la cible principale ». L’identification, en effet, était de première nécessité. Son inspection révolue, il s’aperçut de la disparition de Felix Ladron.
— Tout est conforme, admit-il dans un souffle, ne laissant rien paraître de son incommodité. « Permettez-moi, au nom de Monsieur Comprar de vous… »
— Nous n’en avons pas terminé.
« Si si », eut-il bien rétorqué à son monstrueux locuteur, « Si, vraiment. J’en ai soupé de votre repoussant minois ». Il s’en abstint toutefois. Il était le digne représentant du géant Medellín, un émissaire émérite, reconnu pour ses services, son professionnalisme. Aussi se contenta-t-il de répondre : « Dites-moi. ».
Un tapage de tous les diables tonna dans ses oreilles. Il se détourna, en contempla la source, sans n’y percevoir que l’implacable noirceur des grottes. Là-bas, des cris, des suppliques perçaient dans la nuit. Quelqu’un piaillait, chouinait, sans discontinuer. Un impact, deux, puis le silence. Un léger frisson remonta le long de sa colonne vertébrale. Alors, Ladron reparut à la lumière de la torche. Derrière lui, attaché par les poignets, titubait un jouvenceau à la chevelure de feu, à la peau racornie, sanglante. Dans son sillon traînaient des guenilles et des haillons. Ladron le tira devant lui, le frappa du pied, l’écrasa, jusqu’à le forcer à s’incliner.
— Un cadeau pour vos employeurs, preuve de ma bonne conduite, pesta le colosse défiguré. (Il cracha, renifla de nouveau) Il parlera. On vous l’a mitonné bien comme il faut.
— Je ne comprends pas.
— Eux comprendront, vous en faites pas. Vous ajouterez dans vot’rapport qu’il fait partie du groupe de Basile Loco. Il sait pour le magot. Il pourra vous dire dans quelle main le récupérer. Maintenant, partez, j’ai du travail.
Marco-Antonio de Acabar échangea avec son interlocuteur les usages en vigueur, s’en retourna d’un trait, escorté de ses hommes et du captif. Il ne rencontra aucune difficulté durant son périple, renvoya le soir même, depuis son bureau, la fameuse missive cachetée. Il s’esclaffa à la seule pensée de la surprise reversée au demi-géant : trois des chambres de son hôtel avaient brûlé au cours de la descente organisée du mercenaire. Les boiseries s’en trouvaient roussi, tout comme les plafonds, les tapisseries et le mobilier. Cet Ikirau pouvait bien jouir des primes.
Mais que resterait-il de la somme perçue, une fois les coûts des réparations dûment déduits ?
