Route de Cruce
Le chant des oiseaux cessa. Deux destriers aquilains pulvérisèrent la carcasse d’un vieux peuplier. Les montures rechignaient, hérissaient le poil à la vue du défilé de troncs rencontré. Cavaliers et passagers disparurent dans le lointain, ne léguant pour seul héritage qu’un simple sillon de terre retourné, témoignage temporaire de leurs passages en ces bois.
Leurs foulées ralentirent. Ils s’arrêtèrent au niveau d’un bosquet. Le premier homme balaya des yeux les alentours, une cicatrice en forme de croissant de lune imprimée sur la joue. Son regard se fixa sur la marque tracée à même l’écorce d’un arbre.
— Par là, déclara-t-il tout haut.
Les deux chevaux se détournèrent vers le Nord. Bientôt ils adoptèrent le trot, puis le galop. Jair Salaa répéta maintes fois l’opération, réduisant l’allure, observant les traits d’un chêne, d’un pin, d’un noisetier. Enfin, il sectionna d’un revers de lame le lierre tapissant la surface d’un large roc.
— Ça va, tu tiens le coup ? susurra-t-il par-dessus son épaule, « Pas facile d’avancer à travers toutes cette broussaille, pas vrai. »
Le garçon tapi dans son dos ne répondit pas. Il s’agissait de Poryduro, fils cadet d’Emilia, son amante.
— Regarde, reprit-il tout en traçant un cercle imaginaire à même la roche, « Le petit trait blanc qui pointe au Nord-Est, juste là, ça signifie qu’on est bien dans la bonne direction. (Il tira la bride et, en douceur, réajusta sa position) Le rectangle, c’est la ville. Les quatre ronds dessinés en dessous représentent les caravanes. Tu vois ? On dirait des roues. »
Aucune réponse. Il examina son passager. Pory, d’ordinaire si gai, si positif, n’écoutait qu’à demi-mot. Le fracas des sabots retentit, suivi aussitôt des cris des chevaux. Cheminant vers l’Est, puis le Sud, retournant sur leurs pas avant de prendre vers le Nord, les deux montures s’épuisaient à vue d’œil.
Plus tôt, aux alentours de midi, la communauté avait accueilli son ennemi mortel, un contrebandier adepte des transactions à risques. L’annonce d’un tel entretien avait suscité quelques méfiances, et Jair, en sa qualité de Meneur, avait endossé le rôle de pédagogue. « Il nous reste un allié en la personne de Vuelvo » ; « Basile connaît nos forces, il ne tentera rien de stupide. » Il avait tort. Basile était apparu en grande pompe, avait imposé son rythme et ses désirs. Il dévora sans vergogne une part des provisions, provoqua à l’envie, puis déclara sa dernière clause : l’ajout d’un enfant au cœur des négociations. Ces quelques mots lancés sans artifice avaient déchaîné la colère des habitants. Des échanges survinrent, les lames, les cordes sifflèrent à travers le camp. On avait frôlé de peu un véritable carnage. Le commandant Bolles était alors intervenu, avortant l’événement d’une exclamation forte et puissante. Jair songea au calme plat, aux frissons partagés en cet instant grave. Il avait déposé les armes, imperméable aux provocations, aux moqueries proférées par les fidèles de Basile. Il se souvint du choc, des rumeurs, des plaintes bourdonnants à ses oreilles. Émilia hurlait à s’en rompre la gorge. Dès lors, on réclama le silence. Galen quitta son face-à-face avec Basile. Il s’en retourna aux côtés du Commandant, tout près d’Eva, qui déjà veillait à l’éloignement des mécontents. Les deux adjoints avaient échangé un coup d’œil entendu.
— Nous acceptons tes conditions, répéta Benedict Bolles. « Le choix de l’identité de cet humble présent nous incombe toutefois, car il n’était question d’aucun individu cité. »
Basile approuva, le sourire aux lèvres. Le Commandant énonça le nom du malheureux, et l’on ordonna à trois soldats de se saisir de ce dernier. La petite forme prostrée laissa échappé un hoquet, suivi d’un concert de gémissements. Elle fut arrachée à grand mal, questionna ses ravisseurs, tendit les bras en avant, dans l’espoir de s’agripper à quelques soutiens parmi la population. Arrivée à destination, elle reçut un florilège de coups.
— Mes excuses, s’exclama Basile, après l’avoir rossé, « Mes excuses, les cris des mioches me filent de l’urticaire. (Il épousseta son pantalon, reluqua son interlocuteur) Son nom ? »
La vision d’un corps décharné, recouvert de crasse et d’ecchymoses, apparut au regard de Jair. Il entrevit son teint rosé, ses cheveux courts, l’acné parsemant sa peau. L’enfant le fixait.
Basile échangea avec le Commandant un dernier hommage, pressa ses fidèles de se saisir de la cargaison. Ceux-ci repartirent enfin, fredonnant un air de leur conception. L’étendard au serpent d’or oscillait au sommet de la bâtisse centrale. « Rassemble les hommes », ordonna Nathanaël. Julio surplombait la cour. À sa droite, Vuelvo. Au sol, Galen, Nathanaël ainsi qu’Eva. Jair régissait le bataillon des éclaireurs, alors disposés en cercle autour de la foule. Les contestataires s’étaient tus.
— Mesdames, Messieurs, le commandant Bolles s’est retiré dans ses quartiers. Il vous adresse à tous et toutes ses félicitations. À présent, approchez, nous allons procéder au décompte des blessés. Le père Rezar prépare en ce moment même son laboratoire, il vous administrera quelques pommades, voire un allégement de vos travaux si jugé nécessaire. Ce soir, une ration supplémentaire sera distribuée à chacun d’entre vous. (Il se racla la gorge) Manifestez-vous à l’écoute de vos noms et prénoms.
Les habitants patientaient, apathiques. Aucun son, aucune clameur ne survint lorsque l’orateur marqua la pause, bafouillant à la lecture du prénom du disparu. Luis l’orphelin s’était comme volatilisé, effacé d’un revers de main de la mémoire collective. Une faible rumeur naquit toutefois, soulignant l’absence de Victor Rasguro, un éclaireur patrouillant à l’extérieur au cours des négociations. On congédia les civils, qui s’en retournèrent sans un mot à leur poste respectif.
Des recherches furent organisées.
— HERNAN ! interpella Julio. Les militaires se dispersaient sous les ordres d’Eva. « Hernan, venez ici ! De quel droit votre frère et vous avez engagé les hostilités ? Votre intervention de tout à l’heure a bien failli tous nous faire tuer. Vous en répondrez, je vous le garantis ! (Il se racla la gorge, resserra sa ceinture, puis, solennel :) Le Commandant souhaiterait vous voir tous les deux. Je… je vous charge de prévenir Galen. Exécution. »
Jair, préposé comme surveillant, assista au passage à savon. Hernan ne bronchait pas. Le pansement pressé contre son oreille exhalait une odeur pestilentielle.
— ICI ! tonna une voix au bout d’un quart d’heure.
Ignorant les règles et le respect de toute hiérarchie, les habitants s’acheminèrent d’un trait jusqu’au lieu de la découverte. Ils semblaient à la fois optimistes et désespérés, colériques et effrayés, comme un plein régiment de chevaux dont on aurait soustrait les œillères. Surpris par ce remue-ménage, Julio poussa un cri strident. Eva suggéra qu’on laisse agir la foule. Sur place, Jair opéra deux appels au calme, les yeux fixés sur le corps sans vie de son malheureux camarade. Celui-ci, un trentenaire aux cheveux court, à la barbe ronde, gisait sur le dos.
Nathanaël, impassible, interrogeait un soldat du bataillon armé. Un agrégat de boue, de fragments osseux et de viscères flottait en travers de sa chemise.
— Où l’avez-vous trouvé ? Soyez précis.
— Là-bas, sous cet arbre, Adjoint Cazan. Il était à demi enseveli. Je l’ai tiré sur la route afin de faciliter l’identification.
— C’est bien. Retournez jusqu’au camp, équipez-vous du nécessaire. Nous l’enterrerons après examen.
Eva, suivi de Julio, de Galen et d’Hernan parvinrent jusqu’au centre de la mêlée. Ils se séparèrent, traçant en quelques mots un périmètre de sécurité autour de la victime. Les fantassins formèrent un cordon sous les ordres d’Eva. Nathanaël s’accroupit auprès du défunt. Galen, quant à lui, échangeait avec son frère.
— La mort remonte à deux heures maximum, déclara Nathanaël au bout d’un moment. Il a l’arrière du crâne fendu.
— Vous perdez votre temps, intervint Julio. « Il n’y a qu’un seul responsable. »
— Vous avez vu sa tête quand il est arrivé ? ajouta Eva, adossée au tronc d’un châtaignier. « Basile pensait nous renverser. Il avait un intérêt à remplacer nos hommes par les siens. »
— C’était un cavalier, reprit Nathanaël, imperturbable. « Basile possède deux chevaux : un aubère ainsi qu’un alezan. Ils étaient harnachés à leur chariot. Un embusqué à cheval, ça n’a pas de sens. Victor l’aurait aperçu, il aurait donné l’alerte. »
L’auditoire, alors confiné hors du cercle, produisait un éventail de théories divers et varié. Les uns confirmaient la manœuvre orchestrée par Basile, d’autres songeaient à l’incident isolé, un vagabond peut-être, ou l’un des fidèles agissant de sa propre volonté. Un vieil infirme avança l’idée d’une mise en scène. Mais de qui ?
Hernan et Galen poursuivaient leur entretien.
— Galen, le commandant vous attend, asséna Julio, jusqu’ici perturbé par le meurtre du patrouilleur.
Ce dernier resta bouche bée, les traits détendus en une expression de pure franchise. Nathanaël monologuait quant à l’identité du tueur.
— Que dites-vous là, Adjoint Tener ? Le commandant m’attend. Et comment pourrais-je le savoir ?
— Votre frère a reçu l’ordre de vous ramener.
La fratrie, d’abord, s’entretint à voix basse, puis, brutalement, Hernan rompit la formation, marcha jusqu’au chevet du corps brisé de la victime. Nathanaël se redressa. Galen, immobile, affichait un sourire indéchiffrable.
— Que signifie tout ceci, fulmina Julio. « Hernan… »
— Assez ! le coupa l’intéressé de son timbre sec et guttural. « Assez de cette mascarade ! »
Jair se souvint des murmures, des rumeurs colportées parmi les rangs. Les hommes, les femmes s’étaient tut. Les invalides et les chasseurs jugeaient son insubordination. Les Mahras, eux, le foudroyaient du regard. Une part de l’assistance salua son intervention.
Hernan, morne et sévère, confronta l’assemblée. Il respirait avec difficulté.
— Victor Rasguro, notre frère et camarade, est mort des mains de Basile. L’enquête est close ! Vous perdez de vue l’essentiel ! (Il observa une pause, renifla) Les habitants des terres nous traitent de pillards, de bandits, d’assassins. C’est vrai, tout est vrai, n’en déplaise à certains. Mais nous n’en sommes pas moins des êtres humains. Que pensez-vous que Basile va faire de Luis, le choyer, l’instruire ? Vous tous savez parfaitement à qui nous l’avons confié. Vous en avez la preuve ici même, sous vos yeux ! Nous devons rattraper cette vermine, puis l’exterminer. Il a pris l’un des nôtres, réveillez-vous ! Le Commandant perd la tête !
Un concert de menaces, d’insultes et d’imprécations tonna à l’écoute de ces derniers mots. Les habitants beuglaient, ruaient en direction d’Hernan, malgré le cordon formé par les militaires. Un échalas habillé de guenille se saisit d’une pierre.
Il fut bientôt imité par ses voisins.
— Traître !
— Il est notre sauveur !
— Quelle ingratitude !
— Le commandant Bolles a pris la bonne décision, intervint Galen, sans même élever la voix. « Il a fait preuve de discernement, de sagesse même. Notre situation est désespérée. Le sacrifice de Luis était on ne peut plus nécessaire. »
Les insurgés reculaient devant la répression. Nathanaël et Julio aboyaient des ordres à tue-tête. La foule, hystérique, refusait de se disperser. Enfin, Eva, son épée tintant à sa ceinture, s’était avancée au-devant de l’agitateur.
Galen s’était alors interposé.
— Ce… non… ne sois pas ridicule ! balbutia Hernan.
— Au contraire. C’est toi qui déraisonnes, répliqua Galen. « Le commandant se porte très bien. Reste à ta place, imbécile. »
— Mes frères, mes sœurs, rugit Eva en direction des mécontents. « Dispersez-vous et j’oublierais cet incident. Hernan sera jugé pour ses fautes. Vous avez ma parole. Galen, retirez-vous. Votre présence aggrave la situation. »
— Bien Madame.
— Sous tes airs de grandeur, tu n’es qu’un pleutre ! cracha Hernan en désespoir de cause. « J’aurais dû t’abandonner, te laisser crever la gueule ouverte, dès ta première mise à pied ! Par le diable, j’aurais des terres aujourd’hui ! »
Galen s’en retourna de sa démarche élégante, comme s’il eut affaire à quelques inconnus. Hernan étouffa un hoquet. Il recula, les lèvres serrées, le regard bas. On devinait la colère, la rage, la détermination. La tristesse aussi.
Le courroux des masses, en définitive, s’était envolé dès l’apparition du Commandant. Benedict Bolles avait traversé la cohue de sa carrure imposante, exigé qu’on lui rapporte toute information recueillie. Julio s’était empressé de délivrer ses conclusions, suivi de Nathanaël qui, après une légère révérence, ordonna qu’on aménage une tombe. Hernan se retira, Eva sur ses talons.
— Nous allons former une équipe de reconnaissance, proclama Benedict Bolles. « Elle partira ce soir même, afin d’interroger sans délai nos voisins Cruceois. Je crains que notre meurtrier ne soit lui-même un espion à la solde de l’ennemi. Nathanaël, veuillez, je vous prie, rassembler vos meilleurs éléments. »
— À vos ordres, mon Commandant.
Nouvel arrêt, cette fois aux abords des vestiges d’un vieux sentier. Les chevaux engloutirent un parterre de fleurs, suivi de quelques gorgées portées à l’aide d’une gourde. Les deux cavaliers burent à tour de rôle, recouvrirent leur visage d’une eau tiède et poisseuse. Le cœur de Jair se souleva à la vue d’ombres mouvantes, deux formes indistinctes progressant parmi les bois. Une branche craqua. Pory remuait dans son dos. Il tira vers lui la bride, intima à son acolyte la prudence.
— Des Cruceois ? chuchota celui-ci.
Il examina les environs.
— Nous ne pouvons pas prendre de risque, conclut Jair, « Ce sont peut-être des espions »
Ils adoptèrent le trot, puis le galop. Des cris retentirent par devant. Pory protesta sous la surprise.
Un premier marcheur tomba, suivi du second, un fin sillon tracé en travers du dos. Les montures hennirent, les plaintes, les gémissements des victimes tonnaient à travers toute la forêt. Satisfait, le second cavalier perfora les corps. Jair serrait Pory dans ses bras. Il avait peur. Peur de perdre son seul foyer. Une vision du passé lui apparut : à genoux parmi les tripes, les boyaux et les excréments, il redressait la tête. Le contact de l’air lui brûlait les poignets. Partout autour de lui, des soldats tranchaient des doigts, arrachaient des dents, retiraient les possessions des mercenaires occis sous ses yeux. Un cinquantenaire de bonne taille, au visage clair, à la moustache relevée, était penché au-dessus de lui. Cet homme le fixait, le pénétrait de ses deux yeux brillants.
Le commandant Bolles.