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CRUCE
Le repaire du Convoyeur

Les ténèbres régnaient sans partage, tapissant l’ensemble des couloirs du bâtiment. Au second étage, plaqués contre la porte ornée du chiffre 23, les contours de deux silhouettes se dessinaient à la lueur des flammes.

Pory sursauta soudain.

— Fatigué ?

— Non, ça va, mentit le petit garçon.

Celui-ci renifla. Ses articulations lui brûlaient, tout comme son crâne et son estomac. Il n’avait pas fermé l’œil depuis la veille.

Bientôt, le duo se redressa, puis, une lanterne à la main, emprunta la route du corridor. Les ombres fuyaient leur passage, les nœuds du plancher grinçaient sous leurs pieds. Ils contemplèrent les courbes de l’escalier central, dont Jair entreprit de sonder les profondeurs. « Rien », murmura ce dernier, avant de remonter aux côtés de son petit compagnon. Celui-ci admirait une fine traînée dorée perlant au-dessous du numéro 17. La ronde terminée, les deux éclaireurs s’assirent de nouveau à l’entrée de la chambre 23. Le silence tomba dès lors, perturbé seulement par les ronflements d’un homme aux narines bouchés.

— Jair ?

— Oui ?

— Isaî, tout à l’heure, il a frappé Damian. Je l’aime bien Damian. Mais s’il veut pas rester avec nous, c’est son choix, non ?

— Il… (il soupira) C’est compliqué, admit son interlocuteur. « Ces deux-là s’adoraient. Mais Damian est allé trop loin. Je crois qu’il n’a pas supporté la pression. »

— À cause de la Charogne ?

— Peut-être. Oui.

— Tu en as peur toi ? De cet Orgue ?

— Orque. Et oui mon garçon, j’en ai peur. Les rumeurs qui circulent sur son compte font froid dans le dos. Il est très cruel, très fort, et ne lâche pas l’affaire facilement.

— On lui a rien fait pourtant.

— C’est un mercenaire Pory, comme Hernan et Galen, tu te rappelles. Crois-moi, il n’a rien contre nous, au contraire. Les erreurs des autres, c’est son gagne-pain.

L’enfant, à ces mots, ne put réprimer le souvenir de Victor Rasguro. Il revit celui-ci de son vivant, puis, à la suite d’un flash, considéra son cadavre. Son corps baignait dans un liquide bariolé, un mélange jaune-grenat, parsemé de petits points blancs.

— Il nous trouvera jamais ! protesta-t-il, indigné. « On aura qu’à retourner vivre au Terrier, comme la dernière fois que... »

— Tais-toi.

— Mais Isaî tout à l’heure...

— Isaî a parlé sous la colère. Ceux qui savent ne prononcent pas ce mot. C’est interdit. Ta mère s’échine à te le répéter.

Le silence tomba. Le duo patienta longtemps, sans échanger ni paroles ni regards. Le flambeau des lanternes traçait des formes complexes au travers du brouillard obscur.

— Jair ? chuchota le petit garçon.

— Quoi ?

— Monsieur Bolles, je veux dire le Commandant, tu trouves pas qu’il... qu’il a changé ?

— Comment ça ?

— Avant, il venait toujours nous voir, Maman et moi. Il disait qu’il remplaçait un peu Julio. Moi j’avais bien compris qu’il voulait juste discuter. Maintenant, il ne sort plus du tout. Il reste dans ses quartiers. Il est pas malade au moins ?

L’éclaireur ne répondit pas tout de suite. Il ferma les paupières, expira, puis reprit d’un ton cassant :

— Il est fatigué. On l’est tous, je crois. (Son timbre se radoucit) Pardon. Tu es fier d’être ici ?

— Oui. Très fier.

Pory, malgré la fatigue, la douleur et les privations, vivait un véritable rêve éveillé. Il avait contre toute attente intégré le bataillon des éclaireurs. Son cerveau d’enfant lui commandait de ne rien dire, mais il ne comprenait pas les événements survenus au cours de la matinée. Il ne percevait qu’une vague esquisse, une image floue, tronquée de la situation. Son meilleur ami et rival amoureux s’était porté volontaire, suggérant de son propre chef le sacrifice de sa personne. Le commandant Bolles avait salué son choix, suivi d’un torrent de cris, de fureurs et d’encouragements. Les célébrations passées, on avait découvert le corps sans vie de Rasguro, un éclaireur patrouillant à l’extérieur. Hernan s’était alors mêlé aux conversations. Il avait clamé haut et fort sa colère, condamnant la prétendue folie du Commandant. (Luis n’était pas mort. Il s’était porté volontaire.) Enfin, au cours de la formation du groupe de reconnaissance, le Commandant avait proposé personnellement de l’intégrer parmi les éclaireurs, et ce malgré la limite d’âge !

Il se souvint de ses nausées, des traits blanchis, atterrés de celui-ci. Sa mère pleurait. Les habitants l’acclamaient.

— Acceptes-tu cette première affectation ?

— Oui. Oui Monsieur, avait déclaré Pory tout en épongeant des doigts le contour de ses lèvres.

Aux environs de deux heures du matin, on entendit frapper depuis les étages inférieurs. Un concert de petit pas se précipita, suivi aussitôt d’un terrible fracas. Jair se leva d’un bond, la silhouette éclairée sous la lumière de la chambre voisine. Un homme sortit, un bonnet de nuit plaqué sur le front.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien, répondit-il, par réflexe (il se retourna vers le petit garçon) « réveille Isaî, préparez-vous. Si je ne suis pas là dans cinq minutes, vous dégagez. »

— Mais…

— Exécution !

Le ton sec, le visage froid de Jair balaya la fatigue de Pory, son cœur battait la chamade, comme aplati sous un étau. L’éclaireur s’éloignait, écartait de son chemin deux nouveaux badauds à demi somnolents. La porte de la chambre 23 s’ouvrit à la volée.

— Il… il est parti voir, marmonna l’enfant en direction d’Isaî. « On doit se préparer ».

Le colosse acquiesça, une main lourde, noueuse, posée sur son épaule. Pory attrapa son sac à dos et son stylet, qu’il s’empressa d’équiper au crochet de sa ceinture. En recouvrant le tout de sa chemise trop longue, il songea au plaisir ressenti, à l’assurance procurée par la possession d’une arme. Les leçons de Jair et d’Eva se succédaient dans son esprit. Quelques minutes s’écoulèrent, ou quelques heures. En bas, les ordres se substituèrent aux échanges.

Le son du métal chanta.

— Ce sont peut-être de simples vagabonds égarés, suggéra Isaî, le nez dans ses affaires.

Isaî et Pory s’apprêtaient à partir vérifier lorsque Jair reparut à la lueur des torches. Il parcourut l’allée au pas de course, repoussant d’un geste tout obstacle vivant dressé sur son passage.

— On est mal. Cansado est en bas avec les responsables. Il est pas venu seul, ils ont un mandat d’arrêt contre nous.

— Mais Comprar…

— Est certainement bien au chaud dans son lit, le coupa Jair, « Ce fils de pute n’a jamais quitté la ville. On dégage d’ici. »

Les trois fugitifs s’emparèrent des sacs et des couvertures. Celles-ci furent disposées le long du couloir. Isaî, secondé de Pory, chassa les badauds. Jair s’avança au-devant de l’un d’eux, arracha une lanterne, qu’il fracassa d’un coup puissant. Il recouvrit le sol de son contenu, puis, à l’aide du système d’allumage, provoqua une série d’étincelles. Le liquide flamba, un carré de langues incandescentes apparut sous le regard sidéré des voisins. Le groupe engagea alors une course effrénée au travers du second étage, jusqu’au pied d’un premier escalier, qu’ils gravirent.

— On s’enfuit par le toit ? demanda l’enfant.

— Oui, souffla Jair. « Allez, dépêche-toi ».

Sous leurs pas sonnait un flot continu d’ordre lancé à tue-tête, le son des bottes grondait sous les sollicitations des employés et des clients. Un cri désespéré retentit, de toute évidence à la vue des flammes. Fort d’une avance considérable, le trio aborda le troisième et dernier palier. Ils virèrent sur la droite, puis sur la gauche, jusqu’au centre du bâtiment. Là-bas, une trappe les attendait. Les sécheresses constatées dans la région érigeant le risque d’incendie à des niveaux sans précédent, l’enseigne s’était équipée d’un dispositif adapté. Une rampe d’accès serpentait tout autour de l’édifice, rattachant le toit aux terres extérieures. Pory, qui courrait derrière les deux éclaireurs, redoubla d’effort à la vue de cette issue providentielle.

Un sillon métallique parut tel un éclair, avant de fondre sur Isaî. Un choc survint, suivi aussitôt d’un fracas assourdissant. Le petit garçon constata la chute du colosse. Jair s’arrêta tout net, comme pétrifié. Son premier réflexe consista à se dresser en travers de la route du nouveau venu. Il s’agissait là d’un individu de taille moyenne, un large manteau noir jetée sur ses épaules. Des bandes de tissus enveloppaient ses doigts, une capuche serrée dissimulait son visage, si bien qu’il était tout à fait impossible d’en identifier les traits. L’inconnu plongea un bras à l’intérieur de son vêtement, en extirpa deux couteaux dont il usa sans délai. Isaî grogna sous la douleur. Jair repoussa l’enfant, puis s’élança au-devant de l’agresseur. Au moment de porter son estocade, celui-ci s’effaça parmi les ombres. Pory, dos contre mur, pressait à s’en rompre les os le manche de son stylet. Il redressa la tête, fixa les lèvres de Jair, à l’affût du moindre mot. Isaî se tenait à plat ventre, le bout du nez au contact des lattes du plancher. La lame d’un poignard brillait sous son omoplate. L’encapuchonné reparut à la lumière, s’avança, puis recula, un couteau dans chaque main.

— Posez vos armes devant vous.

L’odeur de fumée se dissipait. Le colosse, après deux tentatives, parvint à retrouver son équilibre. Il cracha, puis boitilla jusqu’à Jair, avec lequel il échangea quelques paroles. Les deux éclaireurs invitèrent le petit garçon à resserrer les rangs. Isaî, gémissant, affichait un regard résolu.

Le parquet grinça sous les pas ennemis.

— J’aurais pu trancher la gorge de votre ami, j’en avais tout le loisir, mais je ne l’ai pas fait. Posez vos armes sur le sol, obéissez et je vous assure, par l’Unique, que vous sortirez d’ici vivant.

Pory grelottait. Il souhaitait revoir Maria, serrer sa mère contre lui. Jair lui sourit tendrement.

— Dernier avertissement. Posez vos armes. Séparez-vous et il ne vous sera fait aucun mal. Vous avez ma parole.

— À la vie à la mort, mon frère, chuchota Isaî.

Le colosse poussa un hurlement sauvage, puis bondit en direction de l’encapuchonné. Surpris, celui-ci recula de nouveau, et les deux opposants disparurent dans les ténèbres du corridor. Les yeux clos, la tête plaquée contre le torse de Jair, Pory sentit les vibrations répétées d’une lame en pleine action, puis les gonds d’une porte, un sanglot, suivi d’un claquement sourd. Le vent glacé lui lacéra la peau, sa gorge se resserra. Il comprit le sacrifice d’Isaî. Jair le retint de toutes ses forces, le plaqua contre les garde-corps, afin d’obtenir le silence. Ils dévalèrent les escaliers dans un concert de fracas métalliques. Le petit garçon sanglotait, griffait, gesticulait. Il tentait de rediriger l’éclaireur dans le sens opposé. Leur course s’interrompit, et Pory, alors tenu d’une main de fer, perçut une voix grave et traînante remontée depuis les étages inférieurs.

Il jeta un coup d’œil par-dessus la rambarde. Une équipe composée à la fois de policiers et de miliciens patientait dans l’arrière-cour, éclairée à la lueur de quelques lampadaires, au centre, un cinquantenaire aux traits tirés, aux cheveux secs, coiffés en brosse. Il s’équipa d’un Morion aux couleurs de la ville.

Jair jura, exécuta un volte-face, puis s’en retourna dans l’escalier. Quatre silhouettes descendaient du dernier niveau. Plus bas, les miliciens commençaient leur ascension. Ils étaient cernés.

— La promenade est terminée, déclara le capitaine de la garde Cruceoise.

Il se décala, dévoilant les pointes de deux flèches aiguisées. L’encapuchonné observa le même procédé.

— Je ne vous ai pas menti, reprit Fabian Cansado, l’expression inerte. « Monsieur Comprar est bien absent, et nous n’avons rencontré personne hormis cet orque ces jours-ci. Je ne connais pas son nom ni celui de ses employeurs. Tout ceci ne m’intéresse pas. À présent, collaborez. Ne m’obligez pas à sévir. »

Jair n’eut pas même le temps de réagir. Il reçut un violent coup sur le crâne, et s’effondra dans une marre de sang.

— Qu’est-ce que vous faites ! tonna Cansado.

— Taisez-vous, répliqua l’encapuchonné, une matraque à la main. « Vous ne tirerez rien de cet homme-là. (Il renversa le corps du pied) Regardez sa peau, cette cicatrice sur sa joue. »

Le mourant s’anima d’une toux. Celui-ci pleurait, gémissait, les muscles tétanisés contre le métal froid. Un second coup tomba. Fabian Cansado acquiesça sans grande conviction, puis commanda à ses troupes de se saisir du survivant. L’inconnu déboutonna son manteau, révélant les formes d’un vieillard au teint bronzé, aux cheveux mi-longs, emmêlés à la façon d’un pelage sale.

Interdit, le petit garçon n’opposa aucune résistance.


Les poignets liés, les bras tendus au bout d’une corde, Pory progressait au clair de lune. Il ne pouvait ni voir ni parler, respirait avec difficulté au travers d’un voile. Il gravit un talus, courba l’échine, en prévision du relief. La torche tenue par son ravisseur agissait sur lui tel un phare.

On tira soudain sur ses chaînes.

Il songea à Jair, à ses sanglots, ses gémissements. Son esprit, incapable de réfuter les faits, se remémorait la scène, indéfiniment : les deux éclaireurs courraient dans les couloirs de l’auberge, poursuivis par les ténèbres formées autour de son kidnappeur. Celles-ci les encerclaient, puis les broyaient, sans leur laisser la moindre chance. Isaî et Jair étaient perdus, mais Damian était toujours là. Il regagnerait le camp. Il allait prévenir le Commandant.

Pory, à présent, arpentait un sol boueux. Une légère brise survint, et son interlocuteur lui recommanda d’avancer avec prudence. Celui-ci marqua la pause, se défit, puis fouilla dans son sac. Au bout de quelques instants, quatre tonalités nettes et répétées formèrent un écho, comme à l’entrée d’un puits.

— C’est bien ce que tu crois, signala son ravisseur, comme conscient de son état d’affolement. « Mais te fatigue pas, mon pauvre ami. Personne ne t’entendra grogner par ici. »

Pour toute réponse, Pory tenta d’ôter ses liens, sans la moindre conviction. Ils reprirent la marche. L’éclat lunaire déclinant, il contempla les contours des galeries empruntées par le vieil homme. La vue des flammes lui permettait d’éviter les trous, les stalactites et les variations du plafond. Ils marchèrent, marchèrent encore, une éternité passée en un dédale froid aux parois glissantes. Enfin, ils débouchèrent dans un vaste espace muni d’une voûte. Le petit garçon devinait au loin les contours d’un camp, quelques rivières souterraines chantaient. La corde se tendit, et celui-ci se sentit soudain saisi par les poignets. Il éprouvait une étrange sensation d’apaisement, de vide, celle du condamné entamant le tout dernier acte de sa propre vie.

— Mes respects, Monsieur In'Kiro.

Une large silhouette veillait devant le feu central. Elle se redressa, recouvrit de par sa carrure celle du kidnappeur.

— Un enfant, grogna le nouvel intervenant.

— Oui en effet. Ils étaient quatre pour tout vous dire, dont deux tout à fait inexploitables. J’ai perdu la trace de ma cible, ignorant qu’il retournerait au camp si tôt. Je me suis donc rabattu sur celui-là. La présence de cet enfant témoigne de leur faiblesse.

Le silence tomba, perturbé seulement par le souffle du vent et le crépitement des flammes. Pory saliva malgré lui, une odeur de viande grillée remontait à travers ses narines.

Le son de quelques piécettes sonna à ses oreilles.

— Soit, rugit la bête. « Voilà ta part. Reste dans le coin, Ladron, j’aurais de nouveau besoin de toi très bientôt. »

Deux doigts puissants retirèrent alors la cagoule pressée contre le visage de l’enfant. Il se débattit, remua la tête, jusqu’à s’en débarrasser. Une lumière vive l’aveugla, suivie des traits d’une créature au crâne nu, à la peau verdâtre, à la mâchoire démolie. Pory, malgré son bâillon, poussa un cri déchirant.

Vous lisez l’édition Live de MISE A SAC, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-22 (révision : -non défini-)
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