Quelque part à l’Ouest des terres ingrates
De petits faisceaux lumineux perlaient à travers la paroi rocailleuse, révélant les traits sinistres des Colargas. Ils patientaient, trépignaient, se serraient les uns contre les autres en un véritable récital de mastication. L’obscurité ne les gênait pas, bien au contraire, ils se plaisaient à explorer les dédales souterrains, profitaient du calme, de l’humidité. La nourriture, toutefois, ne s’y trouvait point en quantité suffisante.
Le soleil poursuivit sa course, la lumière recouvrit les premiers rangs de son manteau. Les troupes engagèrent la marche. Le reste de la tribu suivit aussitôt.
Une cohorte de formes indistinctes fit irruption à travers le calme plat du monde extérieur. Elles serpentèrent entre les rochers, se scindèrent en trois groupes homogènes, ou presque, le dernier bataillon des récolteurs, constitué avec une demi-seconde de retard, affichait avec humilité deux trous dans sa formation.
Deux récents sacrifiés au seul bonheur des matriarches.
Les steppes foisonnaient d’arbustes, de fougères, de cactus, de fleurs et de plantes sèches, un gigantesque buffet garni dressé à la vue de tous. Il s’agissait là d’un piège, un appât brillant conçut par mère Nature, et ce afin de satisfaire son appétit. Les prédateurs ne manquaient pas, les Colargas n’excellaient en rien hormis la fuite.
Tour à tour, les maîtres de sections émirent un cri strident, les sous-fifres opinèrent de concert. Les trois groupes disparurent en file indienne, chacun dans une direction.
La première équipe, préposée à la collecte des feuilles et écorces, ne rencontra aucune difficulté. La seconde, affiliée à la capture d’insectes (nourriture pauvre, mais pratique sur le long terme) observa des résultats similaires. Les risques, comme toujours, étaient concentrés sur le dernier groupe, celui responsable de la collecte des fruits. Les délices sucrés ne constituaient en rien une nécessité, mais les matriarches, impitoyables, n’acceptaient rien d’autre à leur table. Elles décoraient même les collecteurs les plus compétitifs, chose rare au sein de la société Colargale.
L’unité parcourue le double de la distance de ses consœurs, repoussant jusqu’aux frontières de son maigre territoire. Elle trouva l’objet juché sur quelques arbrisseaux, décrocha ceux-ci tour à tour avant de reprendre la marche. Deux chats leur barrèrent la route non loin d’un second point de ravitaillement, par chance celui érigé au centre d’un abri rocheux.
Trois des rongeurs tombèrent entre leurs griffes.
Sur le chemin du retour, la compagnie fut témoin d’un spectacle tout à fait captivant. Deux cornus luttaient vaillamment contre les assauts répétés de quatre géants aux lames étincelantes. Ces derniers couraient puis reculaient, s’époumonant en divers cris confus. Ils semblaient étouffer sous ce soleil de plomb, si bien que l’on aurait pu croire, de prime abord, à la victoire des deux bovidés. Il n’en fut rien. Les bêtes hurlèrent d’impuissance, chargèrent, puis se ravisèrent devant les longues griffes tenues par leurs opposants. De leurs manteaux noirs coula par rigole un liquide pourpre.
Les Colargas piaffaient sous l’émotion, ils admiraient le spectacle, distinguaient chaque pose, chaque impact de ce balai macabre. La vue du sang les laissait indifférents. Ils observaient ici le combat de six entités divines qu’ils ne pourraient jamais égaler, aussi nombreux soient-ils. Deux martèlements répétés les tirèrent de leur contemplation. Aussitôt l’unité tout entière battue le sol de sa queue, puis bondit en une course effrénée.
Là-haut, parmi quelques nuages noirs, dansaient les serres d’un animal qu’ils ne connaissaient que trop bien.
Le Condor stabilisa son ascension, conservant une vue imprenable sur le combat des six terriens. Le scénario rêvé, songea l’oiseau, consistait à voir les deux parties s’estropier avant la fin du face à face. Il ne resterait alors qu’à descendre réclamer son dû. L’état des faits, toutefois, jouait en sa défaveur.
Les quatre bipèdes profitaient à la fois de l’avantage offensif, défensif et numérique. Le nombre permettait d’effectuer des roulements, les armes, elles, offraient à leurs détendeurs l’assurance d’une attaque sans risque, couverte de par une allonge certaine.
Il repéra le plus faible des cornues, qui déjà chancelait.
La bête s’effondra, le rapace exécuta une chute en piqué, gonfla les ailes afin de se réceptionner. À deux mètres, il détailla les alentours. Les bipèdes souhaitaient en finir rapidement. Ils se massaient autour du second cornu, le repoussaient en un espace confiné, loin de son camarade agonisant.
« Une minute », calcula l’oiseau avant de se ruer sur ce dernier. « L’autre ne tiendra pas longtemps. »
Il plongea son bec à travers la plaie centrale, sentit la chair ferme, tiède et vigoureuse. La part du lion. Il recula pourtant, évitant d’un demi-centimètre l’empenne d’une flèche.
Un bipède était revenu veiller la carcasse.
Aussitôt, le Condor se jeta sur son agresseur. Il l’égratigna au niveau du cou, manqua de peu de crever son œil gauche. Chacune de ses actions se voyait ponctuée d’un horrible piaillement. Le bipède se retira, puis, acculé, se délesta de son équipement. Il entreprit de se saisir d’un couteau, mais n’y parvint pas. Il protégeait son visage de ses deux mains. Alertés, deux de ses camarades vinrent lui prêter assistance. Le premier exhibait une lance, le second, l’arc gisant depuis peu sur le sol. L’opération semblait compromise, en apparence tout du moins.
Surgissant à la fois des quatre points cardinaux, un gigantesque nuage noir à collerette blanche s’abattit d’un trait. Les bipèdes relevèrent la tête, puis, au terme de quelques échanges, s’enfuirent à toute jambe. Ils beuglèrent à pleins poumons, embrochant à l’aveuglette, lançant leurs armes dans les airs, sans même réfléchir. Bientôt les cris cessèrent, laissant leurs places à de simples gargouillis, le tout ponctué par de longs et faibles râles.
Le Vol festoyait sa victoire, déchirait les muscles, gobait les yeux. L’éclaireur, lui, guettait la présence de gêneurs, les serres coiffées autour d’un vieil arbuste.
L’apéritif terminé, on entama les deux cornus.
Par trois fois, le Condor fit mine de s’enfuir, exécuta un demi-tour, une vrille, puis revint à la charge. Les autres se regroupaient, le repoussaient loin du festin.
Débité, il jeta un dernier regard sur les carcasses encore chaudes. Le Vol dominait les steppes, les corps, bientôt, seraient vidés de toutes substances. Les grands oiseaux se reversaient les meilleurs morceaux, eux s’arrachaient les miettes.Il s’engouffra dans un courant ascendant, battit des ailes afin d’en accélérer le processus. Les éclaireurs vivaient seuls, relégués en toute saison à la surveillance du territoire. Ils ne bénéficiaient d’aucun traitement ni privilège, n’obtenaient soutien qu’au tout dernier moment, une fois la où les cibles placées. Que récoltaient-ils en échange d’un tel sacrifice ? Rien, pas même le respect du reste du Vol. Leurs parts concurrençaient à peine celle des oisillons.
Gagner la haute-altitude remédia quelque peu à son anxiété. Ici, au-dessus de la couche nuageuse, il ne craignait rien ni personne. « Personne hormis la famine ». La période, il fallait le reconnaître, n’entrerait pas dans les annales. Les colargas ne quittaient que trop peu les rocailles ; les chats l’évitaient comme la peste ; quant aux cornus, il ne serait bientôt plus à même de les combattre. Il désertait aujourd’hui même, bon débarras.
Le Condor observa l’horizon. À l’Est, sous les contours de l’astre solaire, gisait un sol boisé, une oasis naturelle juchée sur le versant d’un vaste plateau rocheux. « La zone verte », pesta l’oiseau, « atteindre le site ne devrait pas poser problème, et j’y serais fort bien nourri ». Le rythme de ses battements augmenta. Le vent redoublait d’intensité. « J’y serais fort bien nourri », récita-t-il de nouveau, pour se rassurer.
« Je n’ai pas d’autres choix ».
En pleine journée, la forêt tenait lieu d’un authentique paradis : une myriade de feuillages entremêlés pavait chaque centimètre, la végétation, belle et dense, s’élevait tel un dôme, vaste coupole percée en son centre, éclairant d’un rayon les alentours. Elle se métamorphosait une fois la nuit tombée. Les nuances perdaient leur éclat, leur indépendance. Le chant des oiseaux cessait, tout comme celui du reste des habitants.
Les oreilles du Coyote se soulevèrent. Il se leva, pourlécha ses babines, le corps tendu. Le bris d’une branche sonna non loin, une autre, puis quelques frottements. La bête se détendit. L’odeur pestilentielle de son ami constituait un signal efficace. Les hautes herbes frémirent de concert, s’écartèrent au passage de la silhouette élancée d’un glouton.
Les deux mammifères se jaugèrent du bout du nez.
Salutation terminée, ils débutèrent leur entreprise. Le glouton avançait en tête, suivi de près par la masse imposante du Coyote. Par deux fois ils s’immobilisèrent, le glouton humait à plein museau, le canidé trépignait d’impatience, la gueule sans cesse portée aux alentours. Moins d’un quart d’heure plus tard, le duo dénicha la trace d’une colonie de tamias. Ils approchèrent en silence, tirèrent un à un chacun des rongeurs de leur demeure souterraine. Ils partagèrent un copieux repas, le premier d’une longue liste.
« Aucune alliance, aucune amitié ne subsiste à la lumière de la lune », il s’agissait là d’un consensus, un véritable couvre-feu suivit à la lettre par chacun des habitants des bois. Ou presque. Profitant du calme plat du crépuscule, les deux comparses arpentaient les lieux à la recherche de provisions. Le glouton occupait le poste de limier, le coyote, celui de garde du corps. Par trois fois ils rencontrèrent de nouveau la piste désirée, se régalèrent sans bruit d’un nouveau festin, sans même penser aux conséquences.
Ils jubilaient tous deux devant une quatrième itération lorsque les événements prirent une tournure tragique.
Un brin rocambolesque.
Mulot en bouche, le Coyote fut soudain projeté sur le flanc. Son acolyte n’en vit rien, trop affairé par la traque du reste de la couvée. Lorsque enfin les geignements de son ami le tirèrent de sa transe, celui-ci opéra un retrait stratégique. Le glouton disparut sans un mot, le Coyote, lui, se tortillait à même le sol, un cylindre étincelant enchâssé en travers de la gorge. Il roula sur lui-même, tenta sans succès de se redresser sur ses pattes. Un balai de petits points noirs dansait devant ses yeux. Le rongeur à demi-dévoré remuait dans sa gueule, son sang se mêlait à celui de son agresseur.
C’est alors qu’il le vit.
Plongeant depuis la cime des arbres, deux serres immenses se saisirent de ses flans. Elles percèrent sa peau, déchirèrent ses muscles, provoquant une série de spasmes violents. Il tenta de se dégager, de retirer la masse inerte coincée entre ses dents. En vain. Un rapace, reconnut-il enfin, suffocant. Jamais il n’en avait observé d’aussi gros. Ou peut-être était-ce la peur.
Une douleur abominable survint. L’autre piquait, perçait de son bec les contours déjà meurtris de son pauvre cou. Un piaillement aigu, plaintif, venait ponctuer chacune de ses actions.
Puis, plus rien.
Les serres relâchèrent ses flancs, les percussions cessèrent. L’oiseau s’envola, rua, évita avec aisance les assauts répétés d’un énorme objet verdâtre, comme un rocher. Quelque chose heurta alors le visage du canidé, un ensemble gluant, aux effluves de suc, de sang, de chair. Sa propre chair.
—Saloperie ! pesta une voix caverneuse.
Le Coyote se ramassa sur lui même. Ses forces l’abandonnaient. « Un homme » se dit-il dans un râle.
« Quelle étrange odeur ».
L’astre lunaire tapissait d’un éclat bleuté l’ensemble des terres alentour. Il s’agissait là d’un événement exceptionnel, un spectacle nocturne ne se produisant qu’une fois le mois. Ainsi, les colargas courraient de nouveau le monde extérieur, le Vol sortait, éclaireurs en tête. Les cornues poursuivaient la moisson.
La forêt gisait dans une obscurité à demi-teinte, constellée de petites zones lumineuses. Il y régnait un silence absolu.
Le seigneur des bois progressait à pas traînant. Tout à coup il se figea, puis, sans effort, se redressa sur ses membres postérieurs. « Quelle étrange odeur », déclara-t-il tout haut, recouvrant les lieux d’un concert de sifflements. « Celle d’un homme ? Non. Je connais celle des hommes. » D’autres présences remontaient à ses narines, celles d’un garde-manger varié, inépuisable, dans lequel il puisait chaque nuit. « Des rongeurs de toutes sortes, des sangliers, des élans, des renards, des coyotes », reprit-il dans un langage connu des seuls membres de son espèce. Les coyotes surtout, leurs viande était dure, musculeuse. Ils dominaient ce secteur depuis longtemps, jusqu’à son arrivée tout du moins.
« Quelle est cette odeur. »
« Je ne la connais pas, non. »
« OÙ TE CACHES-TU ? »
« Camouflée, chair calcinée, un feu »
« Quel goût pourrait-elle avoir. »
Nouvel arrêt, cette fois non loin d’un chablis.
Le seigneur des bois ne parvenait plus à se contenir. Du sang s’écoulait non loin, le sang d’une proie. De nouveau il se redressa, examina les alentours, tant avec son nez qu’avec ses yeux.
« Ploc »
Un impact, deux, trois, puis des centaines, des milliers retentirent soudain dans toute les directions. L’eau glacée frappa son corps rachitique, ses orbites renfoncées, ses oreilles pointues. La foudre tomba presque aussitôt, projetant un instant durant un balai d’ombres dansantes. La végétation s’affaissa, les dômes se retirèrent, comme conscients de la crise à venir. Le sol, garni à présent, tenait lieu d’un véritable marécage. Un cri strident retentit soudain à cinquante mètres, un chevreuil entamait une course effrénée. Il s’effondra dans l’instant, foudroyé non pas par le ciel, mais bien par le seigneur des bois. Ce dernier brisa ses os, déchira ses muscles, vida le contenu de son abdomen. La pauvre bête hurla tout du long.
La pluie, elle, poursuivit son périple deux jours durant.