puce_charnier
Quelque part au sud-est de Cruce

Le silence régnait. Les pins, les chênes, les anacardiers jalonnaient la surface d’une terre encore imbibée d’eau. Le bris d’une branche retentit. La forêt, tel un colosse généreux, semblait s’éveiller à mesure de la levée du jour.

Un sexagénaire aux cheveux gris, au visage sévère, avançait avec prudence. Il portait une chemise de corps usé, un bonnet rouge vif ainsi qu’un pantalon de lin. Ce dernier se délesta de sa musette, puis, sans un bruit, banda son arc long. Le projectile chanta, un cri répondit aussitôt. Le tireur se redressa de toute sa hauteur, balaya les quelques fougères, en ressortit les traits frissonnants d’un renard dont il s’empressa de tordre le cou. Ses chiens, deux magnifiques lévriers couleur fauve, patientaient en silence, assis quelques mètres derrière lui.

« Belle prise », songea le vieil homme, plongeant l’animal au fin fond de son sac à dos.

Il observa les alentours, plissa les paupières, puis poursuivit sa route, le son de ses pas étouffé au contact du sol boueux.

Nathanaël demeurait en totale autarcie, ne payait aucun loyer, aucune taxe ni impôt. Il aimait cette vie, ce périple vécu au jour le jour, au gré des éléments et de l’adversité.

Il ne regrettait rien de ses choix passés.

Noble de naissance, cultivé de surcroît, Nathanaël Cazan avait suivi un cursus scientifique. Il s’agissait là d’un petit garçon calme et réservé, un étudiant modèle qui, au doux plaisir de ses deux parents, fit montre de capacités tout à fait exceptionnelles. À vingt ans seulement, il obtint le titre de mathématicien, ne rencontra aucune difficulté à s’attirer la protection d’un maître. Ses quelques travaux lui valurent succès, des mécènes assurèrent sa subsistance. En 748 toutefois, il s’engagea aux côtés des forces du Saint Empire, parmi les stratèges. Il s’ennuyait, d’autres horizons, peut-être, apporteraient un regard neuf sur son quotidien. Les grands rois formèrent alliance, les troupes repoussèrent les Orques, fondues en une seule et même armée. Un jour, par le biais de quelques connaissances, on présenta à Nathanaël un trappeur : un aventurier au respect immense, un ermite vivant à la fois de la chasse et de la vente de peaux. Sa démission fut portée deux ans plus tard, temps nécessaire à la conclusion de ses derniers travaux.

Le soleil perçait à travers les branches, il récolta la production de quelques collets. Trois rongeurs s’ajoutèrent aux maigres prises obtenues au cours de la matinée. Il reboucha son outre d’eau, se signa, l’index de la main droite porté vers le ciel.

Après quoi, il se rendit en un point dégagé, auprès d’un énorme avocatier au tronc roussi, en partie calciné par la foudre. Trois individus s’y trouvaient adossés.

— Ça a été ?

— Acceptable, intervint un jeune homme à la barbe fournie, découpée en une profonde estafilade, comme un croissant de lune.

Il se leva, tira du bras son voisin.

— Moué, parle pour toi.

Le dernier, un colosse, ne pipait mot.

— Toi ? poursuivit Nathanaël en sa direction.

— Laissez, reprit celui à la cicatrice, « Les coyotes se sont servis dans ses pièges. Il n’a presque rien pu récupérer. »

Une légère brise souffla, le vieil homme contempla les massifs. Au bout d’un instant, il corrigea l’angle de sa bandoulière, redressa son bonnet avant de constater du doigt la bonne présence de sa hache. Enfin, il déclara d’un ton ferme :

— Les prises relevées ce matin, vous les placerez dans les caches prévues à cet effet, puis vous retournerez sur vos pas. Jair et moi allons rejoindre les autres. Nous partons sans plus tarder.

Le groupe se scinda sans le moindre commentaire. Nathanaël et l’homme à la cicatrice parcoururent de nouveau la forêt, longèrent un sentier tracé de deux sillons. À mi-chemin, ils enjambèrent un rocher orné d’une ligne blanche peinte à la chaux, un avertissement destiné à tout gêneur potentiel.

— Séparons-nous, lâcha Nathanaël, « toi au nord-est, moi au nord-ouest. N’agis qu’à mon signal. »

Ce sur quoi les deux camarades poursuivirent leur avancée, chacun dans une direction opposée.

Les vivres ne manquaient pas par ici. Des cerfs, des élans, des rongeurs, des sangliers peuplaient les environs, des fruits et légumes poussaient en des zones bien précises, aux abords des rivières. Il était difficile, toutefois, de dénicher quelques nourritures. Des raids entiers de coyotes sillonnaient les bois, les Mancros, ces êtres abjects, ne cessaient de chasser les honnêtes gens. Le tout sans compter la présence de Basile.

Nathanaël vivait dans la région depuis trois ans déjà. Il avait appris avec six mois d’écart l’existence du Nouveau Monde, s’était émerveillé devant les descriptifs et les cartes tracés par les évêques. En 759, il s’engagea auprès de la 22em capitania, sacrifia tout une année ramassé au fond d’un bateau, puis en un dortoir exigu, couché entre deux valises. Son objectif tenait en quelques lignes : « atteindre les rivages du continent par le biais du service du roi, apporter la foi en ces terres souillées, puis, ceci-fait, partir seul à sa découverte. » Son statut de petite noblesse lui donnait voix à quelques avantages, il n’en jouit point pourtant, et obtint de ses propres talents le garde de premier éclaireur. Les Mancros, bien que désorganisés, se révélèrent tout à fait redoutables. Le conflit s’enlisa, la pénurie toucha chacune des divisions déployées. En 765 vint le tour de la 22em, et Nathanaël, si fier, si pieux, souffrit de la répression des forces du haut conseil.

Il déserta cette fois, et ce au cours de la même année.

Arrivé sur place, le vieil homme contempla les contours d’un chêne. Il se dévêtit, posa devant lui sa hache, son arc et son carquois. Ses deux chiens embusqués, il se saisit d’une pelletée de boue, lança un regard par dessus son épaule avant de s’en enduire les parties visibles. Le souffle de toute vie recouvrit ses oreilles, le chant des colibris, le bris des branches, des gouttes se fracassant à même les feuillages. Tout ceci, il s’en délectait.

Le temps fila, Nathanaël se tenait à l’ombre, l’expression froide, sa barbe grise et bien taillée frémissant sous quelques courants d’air. Le soleil poursuivit sa course, jusqu’à son plein zénith. Le tronc du chêne affichait une profonde entaille, à quelques centimètres de la rupture. Enfin, un premier sifflement survint.

Le vieil homme se redressa, empoigna sa hache, puis, d’un mouvement simple, se tint prêt à abattre le végétal.

Second signal, Nathanaël frappa de toutes ses forces, une fois, deux fois, puis trois, puis quatre. Un dernier coup produisit un craquement grave et continu. Il se rua, dès lors, s’empara à pleine main du corps de sa victime, afin d’en contrôler légèrement la trajectoire. L’arbre chuta à même la voie. Le front luisant, la respiration coupée, le vieil homme reprit son souffle avant de se ressaisir de son équipement. Il courut parmi les bois, remonta le long de la lisière tout en veillant à dissimuler sa présence.

Au loin apparurent coup sur coup quatre silhouettes armées, elles-mêmes précédées de deux attelages tirés par des chevaux. Les deux lévriers ne bougeaient pas.

«Quinze en tout, deux voitures», confirma l’éclaireur, à présent à bonne portée. Il se plaqua contre le tronc d’un pin, généra à son tour le cri d’un oiseau. La chute d’un nouvel arbre retentit au bout de quelques instants. Les forces ennemies, observant cette fois-ci l’événement dans leurs dos, poussèrent en cœur une série de jurons. Les deux voituriers fouettèrent les bêtes, accélérèrent la cadence, jusqu’à se trouver bloqués de l’autre côté.

Le piège se refermait.

Considérant la situation, Nathanaël effectua un volte-face, puis s’accroupit de sorte à obtenir une vue d’ensemble. Les hommes dégainaient les lames, bandaient les arcs, guettaient les alentours. Le premier cocher, un grand gaillard à la mâchoire carrée, à la dentition blanche comme la craie, rugit à toute voix quelques ordres en direction de ses protecteurs.

Il s’agissait là à coup sûr de l’entrepreneur.

Se révéla alors depuis les sous-bois une véritable marée humaine. Des troupes de tout âge, des lanciers, des épéistes, des archers stationnèrent sous les yeux des convoyeurs. Ils affichaient de vieux uniformes en haillon, des bottes trouées, des casques aux visières à demi retirées. La moitié d’entre eux portait un bonnet rouge vif, réplique pâle et dégarnie de celui arboré par Nathanaël. On appela au silence, les rires, les insultes proférées cessèrent aussitôt. Pas moins de quarante soldats patientaient en rang serré.

Cinq se détachèrent du troupeau, dont une femme au teint rosé, aux cheveux longs, rassemblés en queue, l’emblème tissé de la 22em capitania gisait sur sa veste. Elle avança d’un pas à l’encontre des deux voitures.

— Vous arpentez ici les terres de Benedict Bolles, déclara-t-elle d’une voix claire, d’un timbre tout à fait harmonieux, « votre cargaison nous appartient donc de plein droit. Nous allons prélever celle-ci de gré ou de force, et je vous conseille vivement d’opter pour la première de ses solutions. Déposez les armes, abandonnez vos biens et vous avez ma parole qu’il ne vous sera fait aucun mal. »

L’agitation s’empara des hommes. Le propriétaire, à présent debout à l’avant du véhicule, cracha à même le sol.

— Votre parole ? Fillette, cessez s’il vous plaît de vous moquez du monde. Les individus de votre race ne promettent point. Ils prennent, ils arrachent aux honnêtes gens le fruit de leur labeur. Dites à votre maître que j’exerce une profession honorable, que toute ma vie durant j’ai veillé sur ces deux voitures. Je les brûlerais, vous m’entendez, je les brûlerais plutôt que d’accepter de les léguer à quelques parasites.

L’autre ne répondit pas. Elle imita, à la place, le chant d’un nouvel oiseau. Le cocher, d’un réflexe proprement surhumain, rejeta la tête en arrière. Il évita d’un demi-centimètre un projectile tiré depuis l’ombre des sous-bois, enchâssé à présent, à l’emplacement premier où remuaient ses lèvres fines. Nathanaël pesta.

— DÉFENDEZ-VOUS ! ÉRADIQUEZ CETTE VERMINE !

La bataille débuta. L’entrepreneur, de toute évidence coutumier de telles pratiques, ressurgit l’instant suivant équipé d’un glaive ainsi que d’un bouclier. Il se jeta au cœur de la mêlée, courut dans l’idée d’abattre sur-le-champ son interlocutrice. Le bruit des lames s’entrechoquant, les cris, les ordres chantés à tue-tête sonnaient de tout côté. Il rencontra sur sa route un combattant aux airs de gentilhomme, arborant un pourpoint noir aux manches tailladés, une chemise ainsi qu’un pantalon de chanvre. Il bataillait à l’aide d’une guisarme, préservait les angles morts d’un individu tout à fait opposé. Ce dernier, flanqué d’un simple veston, affichait un visage hirsute, recouvert de crasse et d’apathie.

Ces deux-là jubilaient à gorge déployée.

Nathanaël, sous couvert de sa position, transperça à lui seul trois de ses ennemis. Il confronta l’un d’eux, lâcha ses chiens tout en se portant en direction d’un nouvel abri.

Les combats se poursuivirent, les défenseurs, d’un armement supérieur, reculèrent toutefois, incapables de compenser leur infériorité numérique. Certains commencèrent à déserter. À court d’options, le propriétaire s’élança en direction d’un attelage. Il leva son épée, entailla la jugulaire du premier de ses chevaux.

La jeune femme apparut alors à son flanc droit. Il effectua une rotation, agrémentée d’une feinte en direction de son opposante. Celle-ci mordit à l’hameçon, et il s’empressa d’asséner un coup puissant, un heurt de bouclier. Le malheureux. La pointe fulgurante d’une lame frappa en deux points de son écu, une marre de sang recouvrit son abdomen. Il recula dès lors, le teint livide, les paupières lourdes. On pointait une épée courte dans sa direction. Son bouclier tomba, ses poings se resserrèrent à leurs maximums.

— Soyez maudit, cracha-t-il, haletant, « l’Unique... l’Unique, de son bras séculier, saura pun... »

Deux assauts succincts vinrent achever son entreprise.

Le maître vaincu, les serviteurs déposèrent les armes. Les deux véhicules furent alors fouillés, tout comme chacun des survivants. On arracha les équipements, les dents, les bagues, on découpa les doigts des corps dont on ne pouvait extraire les biens. Nathanaël ordonna à ses gens de débiter les deux arbres tombés sur la voie. Enfin, on relâcha les captifs, sans arrière-pensées ni désirs de vengeance. Ceux-ci, la mine basse, s’enfuirent en courant, coupant à travers bois sans même se retourner.


— LÂCHEZ-MOI ! LÂCHEZ-MOI, PAR PITIÉ !

— À qui appartient cet enfant ? s’enquit la jeune femme à la queue de cheval, alors en pleins préparatifs de replis.

— Nous l’avons trouvé dans le second véhicule, adjointe instructrice, aucun des mercenaires n’a souhaité lui porter assistance.

S’en suivit un hurlement terrifiant, le petit garçon tentait de se dessaisir de son ravisseur. Il pleurait.

— Te reste-t-il de la famille, ici ou ailleurs ?

Il répliqua par la négative. Celui confondu auparavant avec un gentilhomme laissa échapper un léger sourire en coin.

— Nathanaël, reprit-elle sans laisser paraître le moindre sentiment, « vous connaissez nos positions quant aux orphelins. Faites en sorte de lui donner une sépulture décente. »

— À vos ordres.

« Affronter les Belgans, les Ordanais, repousser les Orque » avait jadis déclarer Benedict Bolles d’une voix ferme et chaude, d’un timbre véritable et solennel, « combattre les infidèles consistait à préserver nos femmes et nos enfants de la barbarie. Que protégeons-nous, Messieurs, perdu au bout du monde, si ce n’est l’intérêt d’un roi ne se souciant du bonheur de quiconque. ».

Un tel discours résonnait aujourd’hui encore dans l’esprit de Nathanaël Cazan, l’éclaireur en chef.

Il ne regrettait rien de ses choix passés.

Vous lisez l’édition Live de MISE A SAC, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-22 (révision : -non défini-)
Un bug ? Des difficultés de lecture ? Parlez-nous en !
Ce livre a été créé avec l’aide de Fabrilivre.