RINERA
Porte nord
Le vent soufflait sans interruption, sans obstacles ni barrières autres qu’une foule de petits arbrisseaux. La poussière volait par spirale. Le soleil, encore bas pourtant, écrasait déjà de toute sa puissance chacun des habitants des steppes.
Piégés par la présence des militaires, les externes patientaient en file indienne. Par intermittence, ils reprenaient la marche, avançaient de quelques pas, se figeaient de nouveau sous les ordres rugis à tue-tête. Le cortège s’étirait à perte de vue, si bien que l’injonction, tel un écho persistant venant des premiers rangs de la colonne, se trouvait respectée bien avant que les soldats n’aient à remplir leur charge de relais. Face à eux, la Dulce semblait agir en tout point comme un aimant, guidant chacune de leurs enjambées. C’était là, adossée à ses premiers coteaux, que siégeait la ville fortifiée de Rinera.
— Au suivant !
Tout près des remparts, une demi-douzaine d’hommes habillés aux couleurs du serpent d’or s’attachaient à inspecter chaque nouvel arrivant. Tous sans exception portaient, malgré les hautes températures, un ensemble en tissu surmonté d’un plastron lisse. Un morion recouvrait leurs visages. Servir du matin jusqu’au soir en de pareilles conditions jouait sur le moral et la patience des troupes. Seul Silbrino Lucha échappait à cette règle. De son point de vue, la porte nord représentait un poste calme, une affectation sans danger au regard du reste de sa carrière.
Fils de fermier, il avait passé bon nombre d’années à trimer dans les champs, partageant sa couche avec veaux et volailles, scrutant longuement, et chaque matin, les poutres en chêne de la vieille grange avec la même gueule de bois. C’est à seize ans, lors de la première tentative d’invasion du Marhawi, qu’il intégra les forces d’infanterie. Au départ, l’idée lui avait déplu, certainement car l’empire ne lui laissait guère le choix. Il se ravisa au cours de sa formation. L’armée lui avait offert un but, un objectif tangible. Défendre son pays contre l’envahisseur constituait une tâche valorisante, un idéal sans commune mesure face à la vacuité du reste de son existence. Mais il y avait autre chose, quelque chose de grand, de noble, de pur. En prenant les armes, Silbrino servait de sa petite personne le roi lui-même. Il comprit tout ceci un soir, peu de temps avant l’extinction des feux. Pourquoi ne pourrait-il pas, un jour, rencontrer son auguste majesté ? Pourquoi pas après tout ? Combien de ses compatriotes avaient, jusqu’alors, gravi les échelons sans se soucier de leur prime origine roturière ? Il l’ignorait, mais il devait forcément en exister beaucoup.
Aujourd’hui, Silbrino poursuivait sa carrière au sein des forces armées, ne ressentait ni dégoût ni plaisir à l’exécution de ses quelques tâches quotidiennes. Il occupait à 54 ans un poste d’agent des fouilles, grade peu reluisant au vu des états de service. Mais il n’avait pas à se plaindre. Il était nourri, blanchi et logé à la garnison, un luxe que beaucoup lui enviaient en ces temps troublés. Une vie sans surprises, alternant travail, prière et soirée autour d’un verre, en compagnie d’une poignée d’amis fidèles. Sa discipline stricte, son respect catégorique et inaltérable à l’égard des règles et de la hiérarchie lui valait l’hostilité de bon nombre de ses camarades. Cela ne le troublait pas, toutefois.
Les ordres étaient les ordres, et ici, à la porte nord, les ordres demeuraient on ne peut plus simples : « veiller à ce que tout un chacun respecte le règlement à la lettre. » Deux files incombaient à sa responsabilité : la voie standard, réservée aux commerçants, aux caravanes et autres voyageurs, ainsi que celle des externes. Cette dernière regroupait aux heures de pointe tous ceux qui, extirpés chaque matin des ghettos érigés au-delà des murs, étaient soumis aux travaux forcés.
Silbrino ressentit une vive douleur à l’estomac, suivi d’un petit ronflement. Il dégagea une fine pellicule de sable ayant élu domicile sur son épaule, comme si, de ce geste bête, la faim, elle aussi, disparaîtrait.
— Au suivant !
Le bas de la grande porte émit une série de cliquetis mécaniques, puis, dans un grincement s’ouvrit un accès d’un peu moins de deux mètres de hauteur. Les hampes des soldats battirent la terre avec nervosité, poussant le nouveau venu à accélérer le pas. Lorsque ce dernier disparut, la procédure se répéta dans le sens contraire, bouchant de nouveau l’entrée. Les trois grandes portes de la cité restaient closes au cours du passage des externes, et la voie standard, bien que toujours ouverte, se trouvait alors limitée aux seuls piétons. Cet amendement avait, en son temps, déclenché la fureur des commerçants, mais la répression avait rapidement refroidi leurs ardeurs. Aujourd’hui, il ne restait guère que les caravaniers qui manifestaient encore quelques réticences vis-à-vis d’un tel système, mais celles-ci, minoritaires, ne représentaient pas une menace réelle. La ville méritait son titre de place forte. Ses hauts remparts, jalonnés de pierres maçonnées, rivalisaient sans mal avec ceux de la capitale.
— Au suivant !
L’externe, comme le voulait la procédure, se tenait éloigné d’environ cinq mètres du reste de la file, et son regard, vide de toute émotion, se perdait dans l’immensité des deux battants en fer forgé. « Nom et numéro d’identification, je vous prie », intervint Silbrino d’une voix molle et monocorde.
Cernés par les lances des militaires, les deux yeux noirs unis du colosse semblaient à présent se perdre dans les détails du sol argileux. On aurait pu croire, de prime abord, qu’il souffrait de surdité tant les mots de son interlocuteur ne provoquaient aucune réaction. Ses lèvres, entrouvertes jusqu’à présent, s’animèrent soudain. Sa diction était lente, lourde même, comme si chaque intonation éveillait en lui une douleur abominable.
Cette étrange torpeur constituait un phénomène connu parmi les esclaves, chez les vieillards principalement. Vivant nuit et jour confinés, soumis à la surveillance constante des garnisons, ces derniers voyaient progressivement leur volonté s’effacer, comme si, à mesure du temps, le poids de l’oppression écrasait un peu plus les restes de leur indépendance. Bien sûr, quelques fortes têtes persistaient, mais elles demeuraient minoritaires sous la rigueur de quelques châtiments. Quant aux cas complexes, des solutions radicales étaient employées. L’une d’elles, au-delà de son efficacité, ne plaisait guère à Silbrino. Tout agent des fouilles (ou grade équivalent) possédait en effet le pouvoir de mobiliser la totalité des archers placés en garnison au-dessus des portes. La coutume, s’il en est, voulait que l’ensemble des soldats en poste le jour « J » accuse d’une même voix l’élément gênant d’une grande agressivité. Un simple signe de la main suffisait à condamner le malheureux, alors criblé de flèches sous le regard impuissant de ses congénères.
Aucun juge, en Agesto, ne donnait crédit aux déclarations des externes. Ainsi, les militaires agissaient sans crainte.
— Acceptez-vous d’être fouillé ? poursuivit le responsable.
Il avait l’habitude de parlementer avec les Mancros qui, au-delà de ne maîtriser qu’un maigre vocabulaire, avaient du mal à articuler. L’intéressé se contenta d’écarter les bras.
Aucun esclave ne pouvait, selon les lois édictées par la couronne, être fouillé sans son consentement, mais le pouvoir siégeait loin d’ici, trop loin pour se rendre compte de l’urgence de certaines réformes. Après avoir fiché son arme à même le sol, l’un des soldats en faction se rapprocha de la créature. Il s’employa, avec professionnalisme, à en observer les mains. Sur la droite, puis la gauche, il exerça une pression sur chacun des os à la base des phalanges. Il s’agissait d’une manœuvre longue, fastidieuse, mais nécessaire afin de connaître la longueur exacte des griffes.
Satisfait de la taille de ses dernières, la recrue entama la partie la moins agréable de la procédure : l’inspection des mâchoires. Le soldat fit face à l’esclave et, d’un mouvement lent, mesuré, se saisit de l’une des épines osseuses présentes à l’arrière de son cou. Il la tira jusqu’à lui, de sorte que le visage de la créature se trouve à son niveau. Celle-ci n’émit aucune protestation, pliant le genou suivant la pression exercée par la main de l’examinateur. La manœuvre terminée, les deux humanoïdes se retrouvèrent face à face. La bête écarta alors les mâchoires sous le regard impassible de Silbrino.
« Par-delà les mers de l’ouest niche une légion tout entière du malin : les démons aux yeux vitreux », avait rapporté, en l’an 755, un vieil évêque oublié de tous. Il n’avait pas tout à fait tort. Ces Mancros (ou « Vaincus », selon les termes de l’administration) formaient une race intelligente assimilable à la progéniture d’une putain s’étant laissée tenter par les charmes d’une murène. Bipèdes, ils possédaient en majorité un corps massif entièrement recouvert d’écailles qui, tout comme leurs griffes, tranchaient la chair avec facilité. Leurs jambes, quant à elles, s’avéraient fines et élancées. L’ensemble, surmonté d’un énorme cou, formait une allure tout à fait grotesque, presque irréelle.
Mais les Mancros n’avaient rien de grotesque, chacun de ces sauvages dissimulait un véritable arsenal meurtrier.
Comme beaucoup, Silbrino n’appréciait guère les Mancros. Il avait quitté le vieux monde le cœur garni de rêves et d’espoirs, persuadé qu’ici, sur cette terre vierge de toute présence humaine, les choses seraient différentes. Il se trompait, la guerre suivit, comme si, embarquée à ses côtés à bord du navire, elle avait attendu son heure. L’enfer s’était de nouveau déchaîné, crachant une myriade de démons aux traits difformes à la face des hommes.
— Chez Cirujano ! piailla soudain la jeune recrue chargée de la bonne tenue des examens.
Remplissant la case assignée à ce cas de figure, Silbrino passa inconsciemment sa langue entre ses dents. Puis réprima un haut de cœur. Les autochtones constituaient une menace, c’était un fait, mais ce qui se cachait derrière les murs de Cirujano s’avérait trop dur à encaisser. Cirujano et associés étaient les barbiers chargés de la « tenue » des externes de la porte nord, en d’autres termes, de l’arrachage des dents et griffes des hommes-murènes. Selon la rumeur, les créatures s’y trouvaient sanglées, le visage contraint, la gueule maintenue ouverte au moyen d’une sorte de pièce de métal. Une fois immobilisé, tout élément « gênant » était retiré à l’aide d’un poinçon, à une allure proprement industrielle. Les Mancros, dans leur malheur, disposaient d’une denture renouvelable, à un rythme rapide et sans fin. Les ateliers abritaient de véritables boucheries organisées, récital morbide toléré uniquement au sein des zones inhabitées, ou dans la périphérie.
— Au suivant !
Un écoulement de sueur força Silbrino à cligner de l’œil. Par deux fois il tenta, d’un geste de la main, de mettre un terme au supplice. Voyant l’entreprise futile, il ôta son morion. Les équipements réglementaires tenaient chaud et les retirer après seulement quelques minutes d’usage offrait une sensation de fraîcheur forte agréable. Après avoir malaxé son cuir chevelu, l’agent des fouilles enfila de nouveau son couvre-chef. Une touche de tristesse envahit son esprit lorsque son regard se posa devant lui.
L’externe suivant était humain.
— Nom et numéro d’identification, je vous prie.
De constitution robuste, le nouveau venu leva le menton à l’adresse du responsable, dévoilant à travers quelques mèches éparses un visage meurtri où ne siégeait qu’un œil valide. Les quelques mots qu’il prononça effleurèrent quelque chose au plus profond de Silbrino, quelque chose qu’il ne pouvait définir, mais qui lui rendit la vue du borgne difficile. Fuyant cette étrange sensation, il reporta son attention sur les trois soldats tenant en joug son interlocuteur. « Trois recrues affiliées à un seul détenu » songea-t-il. L’administration, en effet, n’admettait aucune exception quant au traitement des externes. « Une perte de temps inutile » insistaient les haut-gradés de la garnison, « la procédure reste la même par souci d’organisation », se défendaient les magistrats. Ils refusaient de débattre à ce sujet.
— Acceptez-vous d’être fouillé ? enchaîna Silbrino tout en évitant de croiser le regard du nouveau venu.
Parias parmi les titans, la présence d’humains était rare au sein de la population des ghettos. Les Mancros, en effet, constituaient de bien meilleurs ouvriers.
— Au suivant !
Soulagé par le départ du borgne, Silbrino ne put profiter que de quelques instants de répit avant qu’un nouvel événement ne vienne perturber son office quotidien. On l’informa qu’une étrange silhouette encapuchonnée remontait la file marchande. Il ne s’agissait ni d’un homme ni d’un Mancro. Exaspéré, l’agent sollicita d’un signe de la main l’un de ses collaborateurs. Après avoir confié les rênes à ce dernier, il se rendit d’un trait jusqu’à la file voisine. Lorsque survint le tour de l’inconnu, il rencontra grand mal à dissimuler sa déglutition.
— Identifiez-vous, je vous prie. Sa voix, grinçante à présent, perlait soudain d’autorité.
Le nouveau venu leva une main d’un vert pâle et, d’un geste sec, abaissa son capuchon. La chute du tissu marron-beige dévoila les traits burinés d’un visage dur, au nez court, aux yeux brillants. Deux longues canines s’extirpaient de ses lèvres déchirées, surmontant une horrible cicatrice filant jusqu’à son oreille droite. « Aucun doute possible », rumina Silbrino.
Il s’agissait de la Charogne de l’Est.
— Je suis In’kiro kod Seki, rugit la bête d’une voix sèche et caverneuse. Des entailles de toutes sortes s’ouvraient et se refermaient à mesure des paroles proférées, déformant les mots, laissant apparente une part de ses gencives.
— Pourquoi souhaitez-vous vous rendre à Rinera ?
À ces mots, le visage du demi-géant se contorsionna en une parodie de rictus à peine dissimulée. Il demeura inerte quelques secondes, scruta de ses deux yeux bruns les hauteurs des remparts. Lui aussi portait un plastron, constata l’agent des fouilles tout en observant la sueur perlant sur le crâne lisse de son interlocuteur.
— Pourquoi souhaitez-vous vous rendre à Rinera ? répondez ! rugit Silbrino alors que les deux soldats l’accompagnant assumaient leur position aux côtés de l’intéressé.
L’air satisfait, l’orque concentra de nouveau son attention sur son interlocuteur. Il s’approcha d’un pas sans tenir compte de la présence des deux guisarmes, puis, d’un mouvement sec, fit passer par-dessus son épaule un sac à provisions. Le conteneur heurta le sol, recouvrant l’assistance d’un bruit sourd. La couleur écarlate du sang apparut à ses extrémités.
— Vous savez parfaitement qui je suis, cracha l’orque tout en lançant un regard de défi à Silbrino.
— Non, je ne vous connais pas, mentit ce dernier avec une légère pointe d’amusement. Je vais de ce pas prendre contact avec un inspecteur. Celui-ci procédera d’ici quelques heures à la lecture de l’intégralité de vos autorisations.
Le colosse expira de toutes ses forces. Il tourna la tête de gauche à droite, repoussant d’un sursaut les deux soldats assignés à sa surveillance. Ceux-ci, muets d’étonnement, revinrent à la charge.
— Très bien, lâcha la bête tout en s’emparant de nouveau du sac, « mais ne me fait pas attendre trop longtemps, humain. »
En balayant de bas en haut la silhouette de son interlocuteur, Silbrino se surprit à se remémorer la méthode abjecte dont abusaient bien de ses compatriotes. Un geste, un simple geste de sa part accompagné d’un soupçon de mise en scène, il était si facile d’engager de telles procédures.
Il porta à nouveau son attention sur les deux lanciers ceinturant la position de la bête. Personne, au sein de la garnison, ne lui tiendrait rigueur de cet écart. Les orques n’étaient rien d’autre que des brutes épaisses, des monstres formatés dès la naissance tout juste bon à tuer, à détruire tout ce qui se trouvait sur leur passage. Et parmi ses chiens, la charogne siégeait encore un cran au-dessus du lot. On le récompenserait d’un tel acte de bravoure.
— Au suivant ! retentit une voix depuis le lointain, celle du remplaçant affilié à la file des externes.
On le récompenserait, vraiment ? S’interrogea le responsable tout en posant les yeux sur les tatouages du demi-géant. Depuis la fin des guerres vertes, la présence des peaux vertes était devenu un enjeu d’ordre politique. Les magistrats les évitaient comme la peste. Et tout ça pour quoi ? Maintenir une soi-disant paix durable ? « Foutaises », affirma-t-il entre ses dents tandis que sa main droite souffrait de tremblement.
Emporté dans ses pensées, Silbrino balaya d’un geste toute interrogation. Le géant en armure, cependant, libérait la file, se dirigeant d’un pas lent vers quelques zones ombragées. Il n’allait pas assister à la mort de la Charogne. Il n’allait pas se perdre dans ses mises en scène grotesques dans le seul but de parvenir à ses fins. Il allait faire son travail. Il haïssait cet orque, il haïssait tous les orques. Rien, pourtant, ne justifiait qu’il enfreigne la loi pour son seul plaisir. Même ici, à plusieurs milliers de kilomètres de Salare, Silbrino Lucha représentait la couronne.
Il devait demeurer irréprochable.