RINERA
Au Bajo
— À la 11 em capitania !
Les bocks en terre s’entrechoquèrent, couvrant d’un son grave leurs deux propriétaires respectifs. Les vibrations étaient agréables, douces d’une certaine façon. « Le chant de la sincérité », conclut Pavel Dzavirat, qui pouvait compter ses véritables amis sur les doigts d’une main. Il en connaissait long sur le sujet. L’art de trinquer à quelques causes, sans convictions ni croyances, ne s’agissait-il pas là du quotidien de tout bon mercenaire ?
Son poignet s’abaissa, précipitant une lampée d’alcool entre ses lèvres. Satisfait, il retira le conteneur, dévoilant les traits d’un orque au visage lacéré. Ce dernier le dépassait d’une tête.
— Alors, quel bon vent t’amène ? lança Pavel tout en débarrassant sa moustache de quelques gouttes récalcitrantes.
— Bah, tu sais ce que c’est, toujours les affaires. J’avais une prime à récupérer chez les pisses froids, au centre-ville. Contrat sans solde, une semaine de cavale, une misère à la sortie (il tourna la tête, dépité) une vraie merde, je te raconte pas.
On déposa les assiettes, et Pavel, sans quitter des yeux les plats proposés, lança à son interlocuteur un sourire narquois. Ce dernier, en réponse, se pencha en avant. Sa respiration redoubla d’intensité. « Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? »
— Rien.
L’orque le fixait avec insistance.
— Tu m’amuses c’est tout, enchaîna Pavel, parfaitement calme, « T’as vu un peu ce qui se trame au pied des portes du paradis ? Ça sent mauvais pour nous si tu veux mon avis. »
Aucune réponse.
La bouche entrouverte, le regard vide, le colosse semblait scruter les alentours à la recherche de quelques détails inconnus : une absence, un épisode récurrent chez In’kiro depuis déjà bon nombre d’années. L’âge, peut-être, songea le mercenaire, il ignorait celui de son vieux camarade.
— Les tribus de l’Est, c’est ça ? bougonna soudain ce dernier, sans même noter l’incident, « Moué. »
Il enfourna une bouchée, émit un son désagréable de déglutition puis reprit, pointant son interlocuteur de sa fourchette.
— Leur petite sauterie, ces négociations comme vous dites, c’est du vent, rien d’autre. L’armistice, le pacte de non-agression, appelle ça comme tu veux, pour moi c’est du tout cuit. Jamais l’empire ne leur cédera quoi que ce soit, pas tant qu’ils refuseront leurs vassalités. Tu t’affoles pour rien. »
Les Bocks en terre s’entrechoquèrent.
— La paix cédera, elle cède toujours, répliquèrent en cœur les deux frères d’armes. « Santé ! ».
En voilà un au moins qui ne change pas, songea Pavel tout en fixant d’un œil sévère le contenu de son assiette. In’kiro était un original, du genre qu’on a du mal à cerne au premier abord.

Au second aussi.
La conversation dévia sur divers sujets d’ordres nostalgiques. On évoqua les batailles passées, les escarmouches et les rixes. Les deux hommes échangèrent des nouvelles quant à bon nombre d’anciens camarades, trinquèrent à la fois au succès, et à la mort de quelques-uns. Par deux fois, In’kiro interpella l’assistance, évoquant sa propre soif, pestant contre l’absence de service. La salle unique dans laquelle ils se trouvaient baignait dans le brouhaha typique des troquets les plus en vogue. Dans le cas du Bajo cependant, la comparaison s’arrêtait là. L’endroit était exigu, lugubre. Ses murs, visiblement bâtis dans la précipitation, ne présentaient aucune ouverture. Ils répercutaient sans cesse l’écho des bavardages alentour.
Soudain, quelque chose s’abattit contre la table. Pavel tourna la tête, aperçut la main, puis croisa le regard mauvais d’un trentenaire au teint rougeaud, aux cheveux sales et poisseux se tenant à quelques centimètres de son visage. Il ne semblait pas tout à fait maître de son équilibre.
— Hey, assena ce dernier « ça te dérangerait d’aller taper la discute dehors ? Toi et ton clébard vous nous cassez les oreilles. »
— Écoute p’tit gars, lança In’kiro de sa voix grave et caverneuse, « aujourd’hui j’suis de bonne humeur alors… »
— Hey ! vous avez entendu ça les mecs ? le coupa d’un cri le nouveau venu, « l’clébard est persuadé qu’on s’adresse à lui. Il a les oreilles pleines de merde ou bien ? »
Attablées non loin, deux âmes tout aussi imbibées opérèrent une rotation sur leur tabouret respectif, puis explosèrent d’un rire gras. L’écho se répercuta durant quelques instants, créant l’illusion que la salle tout entière se joignait à leur boutade. Pavel se gratta l’arrière du crâne. Trop occupé par les retrouvailles, il avait omis un détail important : ce bon vieux Kiro attirait toujours les emmerdes.
Les sourires s’effacèrent, l’homme aux cheveux gluants tourna de nouveau son attention vers Pavel. Celui-ci, l’air perplexe, contemplait le contenu de son assiette.
— J’crois que t’as pas très bien pigé la situation, l’ami, alors j’vais utiliser des mots simples histoire d’être sûr qu’on se comprenne bien : Tu règles, et tu disparais. Rinera n’abrite que les bonnes gens. On n’a pas besoin d’un goret en guise de mascotte ni de ses amis, clair ?
Le bois crissa contre le sol en terre battue, traçant un sillon à travers la paille disséminée un peu partout aux alentours.
— Très clair, très très clair, reprit l’orque tout en contractant les épaules. Il se tenait debout à présent.
Les sourcils froncés, Pavel remua doucement la sauce. « Trois fois trop », émit-il entre ses dents, « et versée sans aucune mesure ». Le cuisinier semblait incapable de différencier les tomates, l’ail et les épices, ces derniers s’avérant respectivement : minoritaires, mal dépiautés et de qualité médiocre. Le tout formait un amas de couleur grisâtre dans lequel baignait l’intégralité du contenu de son écuelle. L’œuvre d’un véritable empoisonneur.
— Tu vois ça, c’est la marque du clan Ozugai, lança In’kiro tout en pointant du doigt les peintures ornant son épaule gauche : un crâne de loup, la mâchoire supérieure de l’animal.
Le mercenaire réajusta sa position, passa de nouveau une main en travers de ses longs cheveux bouclés. « Pour dix dots de cuivre de toute façon, il ne fallait pas s’attendre à des miracles. À l’Alto, au moins, on en aurait eu pour notre argent, aujourd’hui c’était bavette de bœuf, un vrai régal. »
— D’abord, on leur arrache la langue en guise de salutation, poursuivait l’Orque en arrière-plan. « Clac, comme ça. »
Il hésita, se renfrogna, puis piqua un morceau de viande à l’aide de la pointe de son couteau. Une violente remontée mit un terme à sa célérité. Les rognons sentaient l’urine à plein nez.
— C’est toujours pareil !
— Ça, tu l’as dit souffla Pavel tout en levant les yeux au ciel. « Avec toi, on peut jamais rentrer nulle part de toute façon. »
À l’abri des regards, sa main gauche recouvrait le manche gainé d’une petite lame, simple réflexe datant de ses jeunes années.
— Tu joues au con, mais vous êtes que deux, intervint un grand gaillard d’un mètre quatre-vingt. Des miettes de toutes formes parcouraient les contours de sa barbe mal taillée.
À peine surpris, le mercenaire jaugea du coin de l’œil les silhouettes des deux nouveaux arrivants. « La belle affaire », conclut-il. On pouvait en effet constater l’incroyable richesse du menu accroché à la pilosité de celui-ci. « Du maïs, du maïs, et encore du maïs, bon sang, même cette foutue bière est brassée avec du maïs ! »
— À votre place, je présenterais mes excuses, pesta-t-il enfin à l’adresse des trois ivrognes.
— Te mêle pas de ça, Pav.
— Je présenterais vite mes excuses, enchérit-il tout en fixant un emplacement vide, derrière le bar.
Il croisa le regard du dernier membre de la bande : un échalas au visage grêlé, aux braies rapiécées ceinturant deux jambes tordues. Ses mains tremblaient.
— OLA TOUT LE MONDE SE CALME, tonna soudain une voix depuis l’entrée du bâtiment.
« Pas trop tôt », soupira Pavel alors que la salle plongeait en un clin d’œil dans l’obscurité. Seules quelques lanternes disséminées çà et là distribuaient encore de faibles rayons. Il ne restait, à ce stade, pas plus de deux cas de figure dans lesquels In’kiro pouvait renoncer à coller une raclée mémorable à la bande des trois petits malins. La première semblait en effet qu’on lui présente des excuses, mais Pavel n’y comptait pas. Ils avaient affaire à trois piliers de bar. Des ouvriers manifestement. Il n’arriverait pas à les convaincre. Seul le tenancier possédait un tel pouvoir. Aucun ivrogne ne prendrait le risque de froisser son premier fournisseur de bonheur en bock. Le silence, dès lors, s’imposa. L’attroupement commençait à se dissiper.
Les trois soûlards, toutefois, ne bougeaient pas.
— Tulio, vociféra le nouveau venu d’une voix métallique. (Il souleva d’une main l’entrée du bar avant de s’y insérer), « oué c’est bien à toi que je parle. Toi et ta p’tite famille, vous retournez vous asseoir, et plus vite que ça ! »
— Gare à toi clébard, cracha l’intéressé tout en exécutant un volte-face, « les routes sont dangereuses ces temps-ci. ».
— Ouais, et c’est pas ta meute de sodomites, qui t’y protégera, renchérit son acolyte, celui arborant une pilosité saveur maïs.
« Oh misère ». C’est à cet instant précis que Pavel abandonna définitivement tout espoir de terminer la matinée dans le calme. Le second ouvrier, celui à la barbe fournie, venait de franchir la ligne à partir de laquelle son ami ne répondait plus de rien. Le demi-géant restait stoïque, mais le mercenaire savait. Ici aussi, il ne serait bientôt plus le bienvenu.
Le poing du maître des lieux s’abattit tel un boulet de canon, si bien que les bouteilles installées en arrière-boutique sonnèrent de concert. « Hey là ! Vous voulez que j’appelle la garde ? »
— On fait que le prévenir, Fuente.
— Pour ça, rugit l’orque tout en détachant chacune des syllabes, « pour ça tu vas payer ».
D’un mouvement sec, ce dernier tira une dague de sa ceinture. Les reflets du métal déclenchèrent un large sursaut parmi l’assistance. Il avança d’un pas à l’encontre de la bande sans tenir compte des vociférations du tenancier, puis, dans l’incompréhension générale, lacéra d’un geste le haut de son propre avant-bras.
— Je jure devant vous, poursuivit-il du même ton, arborant la plaie, « devant vous tous, que par Okra, cet homme paiera le prix du sang pour avoir osé insulter mon clan, pour avoir osé insulter mon honneur ! (Il balaya l’assistance d’un regard noir). « Mais pas ici, non, on va faire ça sur vos fameuses routes. »
Deux des membres de la bande restèrent pantois devant la déclaration du colosse. Le principal intéressé, lui, mâchait sa lèvre.
— Tu crois que j’ai peur de toi !
— Joue pas au con Gino, intervint une première voix.
— Oui, calme-toi, renchérit une seconde.
Le regard perdu, la mine basse, l’homme à la barbe étoilée se tut quelques instants. « Non ! brailla-t-il tout en brisant l’étreinte de ses deux camarades. « Non ! Pas question de reculer. Il veut un tête-à-tête, il va l’avoir. Je vais lui ouvrir la gorge à cet enfoiré. Ça fera un monstre de moins dans les parages. »
Observant la scène en silence, Pavel Dzavirat baissa les yeux sur le contenu de son assiette, il examina les alentours puis suivit sans un mot la procession se dirigeant vers l’extérieur. Un nouvel établissement les refuserait désormais. Le mercenaire, toutefois, ne s’en tirait pas si mal. Il n’avait rien mangé.
Il ne comptait donc rien payer.