Quelqu’un vous observe
Grêle, majestueuse, la silhouette d’un homme perça au travers de l’obscurité. À l’est, les plaines arides, sans fin, façonnées par endroit de cultures en friche, de sinistres arbrisseaux. Au-delà du bourg, au pied des « Portes du paradis », brillaient Pigante et ses faubourgs. Une noria de convois marchands défilait sur l’étroit goulet creusé à même la montagne.
Accroupi, il dégagea avec mauvaise humeur un caillou coincé dans sa botte, épousseta son beau costume. Le chant des cigales, le poids du matériel l’incommodaient. Et cette odeur…
— J’espère… haleta-t-il, « j’espère que vous savez ce que vous faites, Horace, que ça en vaut la peine… »
— On y est, déclara son interlocuteur d’une voix sonore.
Lanterne en main, ce dernier révéla les contours d’un tertre abandonné, rehaussa son sac de voyage. Ils poursuivirent l’ascension.
— Oué c’est là, aucun doute, valida Horace. Il mordilla sa lèvre inférieure, ajouta, fiévreux. « On va s’installer là-haut, feu réduit. Il serait bête d’attirer l’attention sur nous, tu ne crois pas ? Aide-moi. »
Les machettes sifflèrent, s’enrayèrent sur les coques ligneuses des végétaux. Horace s’activait avec la finesse d’un bourreau. Son poncho fétiche jeté sur les épaules, celui-ci repoussait du coude les tiges des agaves, amputait de la pointe de son couteau les racines fragiles des chrysalides. Préposé tout comme son associé à l’élagage du sentier, Darius débitait sans s’investir le moins du monde. Au sommet, les deux témoins déposèrent leur lanterne, assemblèrent un vieux pupitre muni d’un trépied. Ils débouchèrent deux encriers puis, suivant la procédure habituelle, déplièrent leur unique longue-vue. Une bourrasque les accueillit. Un remugle infect en provenance des charniers communaux assaillit leurs narines, si bien qu’ils tirèrent de concert leur mouchoir. En contrebas, la rumeur enflait crescendo. Horace orienta la lunette.
— Branle-bas de combat général. Darius, on arrive juste à temps !
L’intéressé, sans mot dire, s’empara du précieux instrument, confirma la mesure. Il aperçut, situé à bonne distance, un théâtre d’ombres dansantes scindé en deux groupes distincts. Les mains fourrées dans les poches, le poing levé, ou plaqué sur les hanches, de solides gaillards s’ingéniaient à provoquer leurs vis-à-vis. Ils frappaient en cadence le sol de terre battue, grondaient ce qui semblait de grossières railleries. Un étendard unique flottait derrière le premier des deux détachements. Celui d’un cheval cabré cousu sur fond blanc. Tous ou presque exhibaient des casques de cuir primitif, des protections sommaires, des plastrons fourrés de paille séchée, mais pas d’arme. La tension montait, renchérit par les sarcasmes, les gamineries des combattants. « Ridicule, positivement ridicule », marmotta Darius.
Lorsqu’ils prospectaient tous les deux, il ne cachait guère son scepticisme à l’endroit des masses populaires.
Les deux groupes, sans crier gare, rompirent la formation. Aussitôt les deux témoins se munirent de plumes d’oie, lesquels furent plongés coup sur coup dans leurs encriers respectifs.
Sur la lande, deux marées humaines se rencontraient. Les uns, bras tendus, guerroyaient en première ligne, d’autres poussaient dans leur dos, à l’affût d’une rotation. L’un d’eux, un jeune écervelé en mal de sensation forte, entreprit de contourner la garnison adverse. Il batailla jusqu’à l’épuisement, et reçut au bout du compte une cuisante correction. Il tituba, s’effondra sur la plaine, son casque toujours sanglé.
— Là, lança Horace, « gabarit standard ; frisé ; de grands gestes. »
— Médiocre, maugréa Darius, l’œil sur le réticule. « J’ai pu juger de ses performances. Il charge, recule et relève sa garde. Il pavane, mais ne fait preuve d’aucune souplesse. »
— Ce que tu peux être difficile, répliqua l’autre, « ça se travaille, ce genre de chose. Tiens, vise un peu ce type-là. Hop, une esquive. Contre-attaque. Argh dommage. Belle prestation en tout cas. »
La bataille battait son plein. Le rapport de force s’équilibrait. Horace, enthousiaste, commentait sans arrêt l’évolution des événements. Darius, irrité, fourbu quant à lui, perdait patience. Il griffonnait, raturait sur la plage de son pupitre à demi éclairé.
Piqué de prime abord par une vive curiosité, il ne sollicitait à présent la longue-vue que par rigueur professionnelle. Quelle idée, songeait-il, de consulter deux équipes de seconde zone. Une énième visite chez les Aigles ou la Meute leur assurerait sans contredit de meilleurs résultats. Mieux, pourquoi ne pas différer leur départ ? Quitter sans escale Pigante et ses habitants, ne disposaient-ils pas déjà d’un échantillon suffisant ? Il était las de cette stupide veillée au clair de lune lorsque s’imposa à lui la vision d’un candidat potentiel.
Dès lors, il consigna diverses annotations, suivi d’un croquis détaillé couronné d’un « V ». Une validation.
— Une touche ? souligna son associé.
— Effectivement.
Silence. Horace, à son tour, s’impatientait.
— L’hercule de milieu de terrain, lâcha Darius, satisfait. « Ses offensives frisent le ridicule. Pourtant, il ne participe pas aux rotations. Il encaisse sans broncher, et ce malgré une plaie au visage. »
— Sacré gabarit en tout cas.
La querelle terminée, les deux équipes échangèrent de franches étreintes, délibérèrent, avant de prendre en charge les blessés. L’accalmie obtenue permit aux deux témoins d’observer à loisir l’apparence des lutteurs. Ainsi, l’hercule découvrit des traits alertes et bariolés de sang. Sa toison crépue, sa peau d’un noir profond frappa d’emblée le tandem. La longue-vue circulait à un rythme effréné.
— Bon sang, un Marhas, constata Horace, stupéfait. « Un affranchi ! »
— Sans doute natif de quelques colonies étrangères.
— Ah ça, on peut dire que t’as touché le gros lot, mon vieux. Mais le mien n’est pas mal non plus.
— Le Rhino est un cas à part.
— Nha, je te parle de celui-ci.
— Le dégarni ? Pff. Il n’a rien d’exceptionnel.
— Que tu crois, cher collègue ! Tu manques de subtilité, c’est tout, conclut Horace d’un air confidentiel.