puce_charnier
Benny Roto

« Ding ding ding ! Ding ding ding ! DING DING DING ! »

De gros doigts enrayèrent l’action de la cloche murale, repiquèrent le clou d’étain suspendu. Lucy s’étira, baya aux corneilles. Elle glissa hors de son lit tel un serpent charnu. Les deux pieds ancrés dans ses pantoufles, elle jeta un coup d’œil à l’extérieur, sans raison.

Elle enfila son uniforme, souffla la bougie.

Premier passage : 4 heures. Mante sur le dos, sa lanterne à la main, elle abordait une énième allée déserte lorsque tonna sur ses pas un grognement rauque. Dès lors, elle serra les poings et, le temps d’une volte-face, faucha à l’aide de son outil pointu le museau trempé d’un dogue à la mâchoire farci d’écumes. La bête glapit. Lucy releva le défi. Elle donna la bastonnade au perfide animal, lequel ne manqua pas de croquer la badine. Ce dernier, au départ avide, vorace, résolut d’engager une retraite stratégique après encaissement d’un coup de pied à hauteur du flanc droit. Il disparut à l’angle de la rue.

« Hors de ma vue. Saleté. File donc refiler tes germes à quelqu’un d’autre ! », éclata l’insoumise. Elle réveilla un nouvel habitant.

« Deux rapides, un marqué ; deux rapides, un marqué ». Calottes et bonnet se soulevaient à son intention. Les riverains crochaient leur volet d’un geste malhabile. Elle s’octroya une courte pause.

Nul ne savait à qui appartenait ce maudit chien, pas même les agents des brigades de salubrité publique. Celui-ci véhiculait quelques maladies contagieuses à en croire la production de ses glandes salivaires. De fait, une camarade mordue au cours du mois passé était à ce jour alitée. La colère grondait chez les collègues. Combien d’entretiens refusés, de réunions secrètes, combien de notes griffonnées transmises à la hiérarchie, autant de signaux de fumée portée en direction d’un aveugle. « Cause toujours, tu m’intéresses. Cette vérole empestera le quartier jusqu’à son dernier souffle », cancanait la vieille Stella. La doyenne n’avait pas tout à fait tort. Sous son apparente courtoisie, l’administration Piganne n’accordait qu’une attention limitée à la condition de ses employés. À la suite d’un esclandre auprès de son favori (Miguel l’avait menacé ce matin d’incendier son logement) elle vira sur la droite, avisa un pavillon fourni d’une extension de brique. Une tuyère plantée à son sommet propulsait un ample nuage grisâtre.

Elle frappa à la porte, patienta. Une odeur de pain chaud raviva ses papilles. Le volet coulissa. Un déluge de jurons, de commentaires acerbes égaya la maisonnée, concerto dont surgit un grand costaud au teint hâlé, à la mine mauvaise. Un calot surmontait son épaisse toison. Son ventre gras poussait sur son tablier.

Attestant de la présence de la vieille femme, ce dernier lissa sa barbe ronde finement taillée. Il prit une profonde inspiration.

— Les garçons ! La mère Lucy est là. Diable de gosses, bougez-vous un peu, on n’a pas toute la journée !

— On arrive, p’pa.

L’inflexible orateur opina, puis s’en retourna à son commerce. Deux jeunes enfants de huit et douze ans relayèrent leur parent. Le premier présenta à bout de bras une polka cuite à point. Le second recueillit le versement convenu, recompta la somme. Ils saluèrent la veilleuse en bonne et due forme avant de s’évanouir à leur tour.

6 heures. Les ténèbres opaques cédèrent la place à l’aurore. La lumière, entravée à la fois par les monts brumeux et la couche nuageuse, teintait les façades des taudis d’un gris sinistre. Les corbeaux croassaient à la cime des arbres. Ils moquaient le ballet incessant des bonnes gens.

Devant la boulangerie défilait une queue humaine en effervescence. Ouvriers et artisans progressaient à mesure des transactions. Il émergeait de la file d’à côté de fiers gaillards nantis d’une baguette, d’une couronne ou d’un pain brioché. À l’intérieur, des étagères bondées, étiquetées s’étendaient à l’angle du bâtiment. Un garçon installait en rayons le contenu de plateaux garnis. Elena Roto, petite dame chétive d’une beauté timide et coiffée d’un chignon, s’activait debout derrière le comptoir. Elle honorait d’un mot gentil chaque personne franchissant le seuil de la boutique, et ce quel que soit la charge de travail.

Survolté, incapable au demeurant de traiter avec la clientèle, Benny Roto s’affairait aux fourneaux. La cuisson terminée, il inséra la pelle à pain, retira celle-ci d’un coup sec, de sorte à délivrer des flammes le support fumant. Il épongea la sueur sur son front. Après inspection, il déchargea le tout en magasin. De retour en cuisine, il attesta de la qualité gustative de la fournée suivante, rectifia la forme des pâtons. Il paracheva son entreprise à l’aide d’un râteau prévu à cet effet. Son premier fils crût bon de l’assister. Vêtu d’un tablier ourlé et d’un bonnet traditionnel, Victor propulsait à chacune de ses enjambées un nuage de farine.

— T’occupes pas de ça, fiston, trancha Benny. « Veille le feu plutôt. Qu’est-ce que ça donne, dis-moi ? »

— Ça brûle, papa, mais les grosses bûches commencent à noircir.

— Rajoute du bois sec, et passe-moi le soufflet. C’est toi qui vas enfourner ce coup-ci, prend garde à ne pas renverser, ou cogner la pelle contre les parois. Je compte sur toi.

— Oui, p’pa.

La seconde fournée sortie, la qualité du geste jugé adéquat, Benny s’en retourna au magasin. Il écarta un homme sur le point de régler sa note, éventra le cortège et, sans ménagement, confia la production à Tito, son fils cadet. Celui-ci s’empressa de classer celle-ci parmi les rayonnages. Il salua d’un hochement de tête quasi imperceptible un maçon de sa connaissance. D’ordinaire, la plage d’affluence se situait entre quatre et six heures et demie du matin environ, horaire commun aux travailleurs peuplant les dédales de la périphérie. Après ça, ils pouvaient souffler. L’enseigne, bien sûr, se disposait à accueillir les clients en toute occasion, mais les visiteurs diurnes se comptaient sur les doigts d’une main. Des mères de familles nombreuses, des veilleuses, des falotiers, des couples de sexagénaires vivant aux crochets de leur proche société s’annonçaient à haute voix, ou recouraient à la clochette de bronze installée à cet effet. Les enfants s’accordaient du mieux à leur désidérata. Ils instruisaient après coup leur parent du passage de tel ou tel habitué.

Sur le point de quitter la salle, Benny Roto avisa de la présence d’un étranger : un blanc-bec chaussé de bottes crasseuses, à la coupe en brosse, habillé d’une salopette à bretelle de cuir. Il ne le sentait pas, celui-là, non, sa physionomie révélait un franc snobisme.

Aussi entreprit-il de poser sa pelle à pain, d’observer la scène, les bras croisés sur son immense bedaine. En conséquence, son épouse redoubla de politesse à l’égard des chalands. Arrivée en vue du comptoir, le nouveau venu ne corrigea en rien son attitude.

Il poursuivit son chemin comme en terrain conquis, ignora les bons mots de la maîtresse de maison. L’assistance retint son souffle.

— Un peu de savoir-vivre ça t’écorcherait la gueule, mon poussin ? fulmina Benny. « Oué, c’est bien à toi que je cause, bretelle de cuir. »

— Excusez-moi ?

— La politesse, c’est en option ? renchérit le boulanger, « pas étonnant que tu réponds pas à ma femme en rentrant si t’as de la merde plein les oreilles. Alors, ça vient ? »

— Non mais vous êtes malade ! s’indigna l’autre, scandalisé, « Tout ce cirque parce que j’ai pas dis bonjour, mais on est où là ? Figurez-vous que j’ai pas que ça à foutre. J’ai une équipe à diriger, moi. Je loge peut-être chez les bouseux, mais on n’appartient pas à la même catégorie, si vous voyez ce que je veux dire. Allons, je passe l’éponge cette fois. Si tu retires tes propos, boulanger, je réfléchirais à verser un joli pourboire à ta bonne femme. Les temps sont durs, je peux comprendre ça. »

La foule des habitués s’écarta aussitôt. L’incriminé recula, puis, dans un élan hardi, entreprit de tenir tête au gérant. Grossière erreur. Benny l’empoigna par le col, le tira au corps à corps.

Il semblait sur le point d’engloutir le blanc-bec aux bretelles tant la colère empourprait ses traits.

— Demande pardon à madame.

— Lâchez-moi !

— Demande pardon, et prie pour que la « bonne femme » accepte tes excuses, sinon, par le diable, je te garantis que même ta vieille mère te remettra pas en rentrant.

Au bout du compte, l’agitateur s’écrasa face à la poigne adverse. Il bredouilla comme promis un chapelet d’excuses à l’adresse d’Elena, remisa son impolitesse sur le compte de l’émotion. La commerçante lui accorda sa miséricorde. Elle déglutit toutefois, détourna le regard, de sorte à dissimuler son affliction.

Benny relâcha sa prise, réajusta le col de sa chemise, l’épousseta. L’impact seul de ses doigts boudinés repoussait le buste transi de son opposant. Il asséna au malheureux un puissant coup de tête, le rattrapa au vol, avant qu’il ne percute le mobilier. L’attroupement formé laissa échapper un « aie » caractéristique. Défiguré, bégayant sous la douleur, le blanc-bec aux bretelles encaissa un crochet au visage suivi d’une clef de bras. Projeté d’une botte tel un vulgaire fétu de paille, il se ramassa face contre terre, au niveau de l’embrasure de la porte d’entrée.

— ET QUE JE SURPRENNE PLUS TA SALE GUEULE PAR ICI, OU JE TE JURE QUE JE TE FAIS LA PEAU ! Il considéra les clients organisés en file indienne, brailla, furibond. « HEY ! QU’EST-CE QUE VOUS REGARDEZ, LES TIRE AU FLANC ? DÉGAGEZ-MOI CE MERDEUX. ALLEZ, AU BOULOT ! J’AI PAS TOUTE LA JOURNÉE. »

L’incident clos, les ventes reprirent sans accrocs. Les bavardages, peu courants déjà chez les Roto, se réduisirent au strict nécessaire.

Aux fourneaux, la cadence décrut crescendo. L’ambiance se dégrada. D’une humeur massacrante, Benny critiqua sans ambages la conduite de ses deux enfants. L’aîné formait des miches imparfaites, usait mal des outils. Le cadet, qui du reste employait la même méthode qu’auparavant, disposait à présent les produits n’importe comment. Elena ignorait ses commentaires. Pire, elle l’excusait à demi-mot. Excédé par le comportement de son père, Victor menaça de quitter son poste.

Midi. Vêtue de leurs tenues de travail, une fine pellicule de farine dans les cheveux, la famille Roto progressait au son du balai dansant des clochers. Les garçons badinaient au sujet de la fête de l’éclosion, projetaient à l’envie leurs futurs exploits. Benny, un panier plein sur le dos, ruminait les événements survenus au cours de la matinée, sans jamais mentionner la dispute avec Victor.

— Si c’est pour servir de pareille vipère, autant fermer boutique sur le champ, hein. Déjà qu’on se crève le cul pour des clopinettes…

— C’est rare, ce genre d’accrochage, signala Elena.

— Mon vieux père, qu’il repose en paix, poursuivit son interlocuteur sans tenir compte de sa parole. Il se signa. « Mon vieux père avait senti qu’on finirait par étouffer sous les prélèvements. On nous impose tout : la matière première, la cuisson, la mesure. Demain, la main-d’œuvre. Pourquoi pas ? On remplace bien sur les chantiers. Qui nourrit la plèbe d’après toi ? Les fonctionnaires peut-être ? On soutient à bout de bras l’économie, et pendant ce temps-là la petite bourgeoisie se gave sur le dos de la bête. Nos anciens avaient la corpo, ils se serraient les coudes à l’époque. Ils se retourneraient dans leur tombe s’ils savaient… »

L’onction reçue, le couple stationna à proximité de la grille d’entrée. Ça et là, les mères confiaient leurs bambins à leurs voisines. Les ouvriers quittaient l’autel, une cigarette coincée entre les dents. Victor et Tito saluèrent coup sur coup plusieurs de leur copain, lesquels profitèrent de la négligence des adultes. Les grimaces affichées par les taquins camarades tirèrent de Benny un grand sourire.

Il interpella un trio composé de visage connu, échangea de vives accolades. Une fois isolés du reste du groupe, ils bavardèrent à bâtons rompus, abordèrent entre autres choses la réunion prévue Pallas au soir. Benny déchargea son ballot. De belles miches à la croûte dorée, des pains de campagne, aux épices ou garnis d’une pointe d’ail furent présentés à ses proches collaborateurs. La conversation reprit de plus belle, tape sur l’épaule et plaisanteries grivoises rythmèrent les débats.

Enfin, le trio fouilla ses fontes à la recherche de menu monnaie.

Benny les arrêta d’un signe.

— Pas de ça chez moi. Servez-vous, les mecs. Donnez ce qui vous arrange. Cadeau de la maison. Si on commence à faire payer plein pot les collègues, on n’a pas fini d’en chier.

Midi. À la boulangerie, les Roto se partagèrent les tâches selon le règlement en vigueur. Ainsi, Elena et Victor observèrent conjointement une visite aux lavoirs du quartier. Tito débarrassa, puis récura les présentoirs. Benny cependant s’assura de la parfaite étanchéité du pétrin. Le ménage réuni, il débuta la cuisine du lendemain. Il versa à l’intérieur du réceptacle une bassine d’eau tiède, compléta avec la levure, le sucre, (un adjuvant nécessaire en contrepoids) une dose de farine.

La mixtion suivant son cours, il touilla l’ensemble à l’aide de la tige centrale, ajusta le savant mélange à convenance.

— Va me chercher ton frère, et un linge propre, réclama-t-il à Victor. « On va pouvoir commencer. »

Les garçons l’assistèrent au possible, non sans manifester une certaine appréhension en présence de leur paternel. Benny sollicitait sans cesse leur attention, récitaient des conseils récoltés auprès de ses aînés.

— Façonner vite et bien, c’est impossible. On doit choisir, déclarait-il d’un ton péremptoire.

Ils opinèrent en silence.

— Rajoute de l’eau, Victor.

— Hop !

— Pas tant, pas tant. Là, voilà. Et tu diras à ta mère de te recouper les cheveux. Ils sont encore trop longs. Ça gêne pour travailler. »

— Oui, papa.

CHARNIER Illu03

La préparation terminée, il recouvrit la pâte épaisse d’un linge humide, ensemença par avance le plan de travail d’une couche de farine.

18H30. Le crépuscule tombait. Les équipes de veilleurs de nuit s’escrimaient au pied des réverbères. Aux sorties de la messe du soir, les Roto empruntèrent la première avenue. Les enfants courraient. Ils comparaient la dentition des animaux de leur bestiaire personnel.

— Un zéléphant, ça a de grandes dents, plus grandes que celles d’un sanglier, hein p’pa ? demanda Tito. N’obtenant pas réponse, il enchaîna, piqué au vif. « Pff. J’ai raison de toute façon. »

— Mais n’importe quoi, riposta Victor, « les zéléphants, c’est des défenses qu’ils ont sur le nez. Ce sont des os. Tu savais pas ? »

— Ah ouais ? Bha, les horglers, c’est des os qu’ils ont peut-être ?

— Les horglers ça n’existe pas. C’est des légendes de poisson.

— Si ça existe !

— Tu me traites de menteur ? Tu cherches la bagarre ?

— LA PAIX, VOUS DEUX ! éclata Benny, « votre mère et moi, on aimerait… (Tito réitéra son interrogation au sujet des zéléphants) Allez jouer plus loin. Ouste ! De l’air pour vos pauvres parents ! »

Le duo s’éloigna aussi sec. Ils découvrirent par terre un entrelacs de branches sèches, s’armèrent chacun d’une épée factice. Ils s’escrimèrent dès lors autour des convois à l’arrêt, égayèrent les mercenaires préposés aux gardiennages des marchandises. Tito, pénalisé de par sa carrure, multipliait les dérobades et les pas chassés. Il manqua d’égratigner le visage de Victor, lequel railla son imprécision.

— Doucement, les prévint Elena. Elle ajouta à mi-voix. « Un accident est si vite arrivé. »

— Il faut bien que jeunesse se fasse, commenta Benny. « Regarde comme ils s’amusent. Au pire, ils récolteront une cicatrice ou deux. Rien de méchant, au contraire. Ils se pavaneront devant les copains. »

De retour au domicile familial, le couple avisa la présence d’un homme installée en face de la boulangerie. L’allure gauche, les cheveux en bataille, l’inconnu portait un costume acheté aux détails munis d’un mouchoir de poche. Des rouflaquettes parsemaient ses bajoues.

« Qu’est-ce qu’il branle ici, cet abruti, il est perdu ou quoi ? songea Benny. » Elena, par sécurité, rassembla les garçons.

— HEY, L’ARISTO, LE DELTA, C’EST DE L’AUTRE CÔTÉ DU MUR. ON ROUVRE QUE DEMAIN MATIN. PAS LA PEINE D’INSISTER !

Vous lisez l’édition Live de CHARNIER, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-23 (révision : -non défini-)
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