Aysa-kabir Grande
18 heures. Les étoiles brillaient. Le ciel, peuplé en journée d’une cohorte de nuages gris, avait revêtu dès la nuit tombée un manteau d’un noir profond. Le vent sifflait par saccade.
Sur le boulevard, les travées ne désemplissaient pas. De jeunes couples circulaient bras dessus bras dessous. Des gamins munis de panneaux publicitaires réclamaient l’attention des chalands. Les ouvriers quittaient leurs logements. Leurs épouses, préposées ou non à la garde des enfants, se réunissaient entre copines sur les paliers des maisons. En petit comité, chacun dégainait ses cigarettes roulées, usait à tour de rôle, malgré les rafales, de briquet à silex. Peu sensible aux caprices de mère Nature, la population profitait tant bien que mal de son congé.
— « Les Cerfs de Saint José », tu connais ?
— Pas que je sache. Faudrait voir avec Miguel, il saurait peut-être, déclara Kab, en pôle position. « Ah, j’ai senti une goutte. Pas toi ? »
Talia éluda la question, resserra les sangles de la hotte d’osier. Pedro, installé sur le dos de son père, mina du geste l’action entreprise. Elle lui chatouilla les pieds une fois la tâche accomplie.
Le rire cristallin du bambin emplit son cœur de félicité.
Elle avait travaillé à l’atelier cet après-midi, horaire au cours duquel l’absence de son garçon lui pesait. Le fait qu’il fut confié aux bons soins de sa sœur cadette n’arrangeait rien. Catalina se montrait par trop sévère envers Ginna. Aussi craignait-elle qu’elle n’altère son éducation.
— C’est quand même bizarre cette histoire, poursuivit-elle, amère. « Débarquer chez les gens comme ça, s’imposer sans prévenir… Je t’ai dit qu’il avait envoyé bouler Latisma ? Un mot, et l’autre a pris la mouche. La porte a claqué fissa. Blague à part, ce mec me plaît pas. C’est trop gros. Il y a quelque chose qui cloche. »
— Pourquoi t’as accepté qu’il revienne, alors ?
— C’est toi qu’il demande. Pas moi. Il aurait fini par t’aborder de toute façon, donc autant gérer ça en terrain connu. On va le cuisiner.
— Pas con.
— Merci.
Silence.
— Attends, c’est ce soir ? (Elle acquiesça) Mais je sors moi. J’ai un banquet avec les Écuyers.
— Je pensais que t’avais compris…
— Ah, j’espère que ça sera pas long, coupa-t-il, au supplice. « J’ai le service à assurer, des papiers à trier. Miguel me doit une revanche. Je t’avais dit qu’il m’avait battu dans l’arène la semaine passée ? Merde, ton affaire, elle pouvait pas plus mal tomber. »
Une violente bourrasque arracha un hoquet à la jeune femme. Les falotiers installaient vaille que vaille leurs échelles.
Le couple emprunta une allée déserte. À la lueur blafarde des réverbères brillait un réseau de graffitis grossiers, de gravures réalisées par les supporters. D’ordinaire, Talia ignorait de tels dessins. Aujourd’hui toutefois, et comme son époux traçait son chemin, elle se hasarda à examiner la fresque. Elle aperçut entre autres un aigle gigantesque posté sur le corps transi d’un animal inconnu. Il était coiffé d’une parure de loups aux yeux crevés. Une broche placée au-dessus d’un bûcher ardent exhibait un vol d’oiseau au bec tranché. À proximité, un chevalier armé d’une lance empalait par la gueule un Mancro, une parodie puérile de fellation. « Subtile », marmotta-t-elle, de sorte à ne pas être entendu.
L’impromptu invité n’avait pas jugé utile de la renseigner quant au motif de sa présence. Il s’était présenté succinctement et, sans paraître lui accorder le moindre crédit, avait sollicité un entretien auprès de Kab. De Kab seul. L’absence de celui-ci avait, semble-t-il, contrarié les projets du visiteur. « Les… Cerfs de… Saint José ? » ; « sans doute, madame ». Elle regrettait son attitude, la mollesse de ses paroles, son timbre chevrotant. Au fond, les intentions réelles de cet étranger importaient peu.
Elle s’était couverte de ridicule, et comptait profiter de cette seconde entrevue pour réengager le rapport de force.
Au domicile conjugal, le couple vaqua à ses routines quotidiennes. Talia s’activa à la préparation du dîner. Kab bricola, puis sortit tirer le contenu de deux seaux pleins. Au cours du repas, la jeune femme suggéra qu’il serait judicieux de prendre ses précautions, juste au cas où. Le colosse écarta du geste la tenture murale, fouilla la remise. Il en retira un genre de gourdin, masse de bois racorni qu’il conserva à disposition. Pedro bordé, Talia ôta du plan de travail une lame usée destinée à la coupe des légumes. Elle crocha celle-ci à sa ceinture, bien en évidence.
En chute libre selon les chiffres de l’administration, les cambriolages avaient toujours lieu en soirée, particulièrement sur les places contiguës aux plaines arides, peu surveillées et propices aux retraites rapides. Les malfrats préféraient les mois de Cérès et d’Éris, car une fois les moissons terminées, les cassettes des bonnes gens tintaient d’une épargne importante. Ils procédaient comme suit : un orateur talentueux grimé à l’occasion approchait un foyer jugé fructueux, leur faisait miroités monts et merveilles. Un partenariat, une combine, voire un rabais accordé par certains percepteurs contre service rendu. (Un comble) Les malheureux naïfs étaient ensuite conviés à l’angle de telles ou telles rues, en un horaire calculé à l’avance. Ils étaient battus, torturés au besoin, de façon à soutirer de leur cerveau meurtri l’emplacement du coffre. Il ne restait plus enfin qu’à cueillir la somme convoitée. Chaque année proposait son lot d’impostures inédites. Les victimes préféraient garder le silence, de peur d’abord d’encourir la colère de leurs bourreaux, mais surtout car elles avaient honte de leur faiblesse. Les Grande, par chance, n’avaient jamais été approchées. Kab, qui ne manquait pas pourtant de détracteurs, repoussait les hommes de par sa nature. Il isolait son foyer du commun.
Comme convenu, le prénommé Darius se présenta sur le seuil. Talia le salua, sortit. Kab lui emboîta le pas. La porte était ce soir restée entrouverte, tant en guise de politesse qu’à dessein de les prémunir de la moindre intrusion. Le soin apporté à la parure du nouveau venu ébranla la mise en scène des Grande. La hiérarchie visible au sein du couple sembla désarçonner le recruteur. Aussi, ce dernier considéra d’un œil critique le maître de maison, souleva un sourcil à la vue du couteau fixé à la ceinture de Talia. Kab accusait le coup. Talia, qui n’avait jusqu’alors aperçu l’intéressé que par l’entrebâillement, se composa un masque de gravité. Le message était clair. L’échange aurait lieu dehors. Ou pas du tout.
Fier de l’effet produit par sa toilette, Darius marqua une pause, s’inclina, auréolé des lumières de l’éclairage public.
C’était un homme suffisant, aride, mais doté d’un charisme indéniable. D’une blancheur nacrée, presque cadavérique, cet échalas au sourire acide arborait une chemise de corps impeccable surmontée d’un surcot et d’un épais manteau ouvert. Un bonnet d’étoffe coiffait son visage. Des gants recouvraient ses mains. Des souliers cirés brillaient à ses pieds. Il dégageait une agréable odeur de mûre écrasée.
— Monsieur, déclama-t-il, permettez-moi de me présenter. Darius Alcido, à votre service. Je travaille pour les Cerfs de Saint José, célèbre équipe de Gladiature Moderne. Vous êtes bien Aysa-kabir Grande, citoyen du Saint Empire reconnu au registre d’état des colons de secondes instances et fils légitime de feu Giorgio Pedro Grande ?
— Euh… Ben, oui, c’est moi.
— Connaissez-vous notre écurie, monsieur ?
— Non. Désolé.
— Ce n’est pas surprenant. L’information transite mal hors de la capitale. Cette saison, les Cerfs de Saint José s’imposent en quatrième position au classement général, au côté du trio de tête que sont les Aigles d’Éloi, les Loups de Sinoples ainsi que les Étalons de Boscos. Nous visons bien sûr la place de numéro un.
— Vous prétendez avoir fait la route depuis Sadriento, remarqua Talia, « C’est une plaisanterie ? »
— En aucun cas, madame, riposta Darius, flegmatique. « Notre entreprise est on ne peut plus sérieuse, légale de surcroît. »
Il se détourna en direction de Kab, opéra, l’index de sa main droite levée vers le ciel, un serment à l’adresse de l’Unique.
Il le dévorait des yeux.
— Monsieur, vous pensez sans doute que je me moque de vous, vous vous imaginez victime d’un odieux canular. Je comprends. Mes collègues et moi-même sillonnons les terres arides depuis des mois. Un sentiment de suspicion anime les futurs bacheliers. Laissez-moi vous dire que vous vous trompez. Mon employeur porte un intérêt tout particulier aux démunis. Non par bonté de cœur ni par pitié, mais par respect. Il croit, monsieur, et n’y voyez là aucune injure personnelle, il croit en la pugnacité du misérable, en cet instinct primaire, remarquable, cet esprit féroce permettant au digne survivant de se hisser parmi les décombres, de réchapper du maelstrom en dépit des probabilités. Cette philosophie, mon employeur la tient de ses origines roturières. Ces valeurs sont les nôtres, monsieur. Vous remplissez à merveille les conditions requises aux présélections réservées aux aspirants. »
— Je… Quoi ?
— Vous ne m’avez pas compris ?
— Si bien sûr. C’est-à-dire que…
Kab s’humecta les lèvres, se tritura les tempes. Il avait rougi de la tête aux pieds et se révéla au bout du compte incapable de formuler une phrase complète. Talia interféra.
— Vous parlez de sélection. Quand ? Comment ? Sur quel critère ?
— Madame, j’ai contribué en personne à l’évaluation de votre époux. Il a combattu le 24 Baccre, en un terrain vague situé à l’ouest d’ici. Les Écuyers contre les Griffons si je ne m’abuse. Deux cellules de maigres importances au regard des groupuscules présents sur le secteur. Il a subi au pinacle de la bataille une lésion nasale, bénigne visiblement. Enfin, ce n’est pas à moi d’en juger. Écoutez, je ne suis pas votre ennemi, au contraire. Vos compétences nous intéressent et, au risque de paraître trivial, cette offre-ci pourrait bien changer le cours de votre existence.
Le vent tirait sur les aigus. Les nuages noirs, amoncelés autour de l’astre lunaire, se déchargèrent soudain de leur surplus liquide. Un crachin tiède amorça sa descente. Gêné, Kab s’apprêtait à inviter le recruteur au sec lorsque Talia décréta le dialogue clos. L’intéressé, conciliant, tendit une main gantée à l’intention du colosse, s’inclina à l’adresse de madame. Il boucla son manteau, détrempé déjà par l’averse.
— Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? Je veux dire… Si j’accepte, je dois signer des liasses de paperasse ou quelque chose du genre ? s’interrogea Kab, rappelé à l’ordre par son épouse.
« À quoi tu joues là ? » chuchota-t-elle.
— Pas dans l’immédiat, déclara l’autre, triomphant. « Ce premier entretien ne visait qu’à vous informer. Prenez quelques jours, monsieur Grande, réfléchissez à tout ça, à tête reposée. Ensuite, nous aviserons. En cas d’accord, sachez que vous serez testé en condition réelle. Je vous préviens, les places sont chères, la compétition, féroce. Je repasserai la semaine prochaine recueillir votre réponse. Au revoir. »
21 heures. La pluie carambolait sur les toits plats des cases, roulait le long des chéneaux, qui délivraient l’excédent en pleine rue. Chez les Grande, des trombes d’eau s’écoulaient du plafond. L’humidité tuméfiait les murs. Des linges suintants colmataient les brèches, ou du moins limitaient les dégâts. La vieille tenture, d’ordinaire installée devant la remise, couvrait le sol de terre battue, lequel se trouvait imbibé aux trois quarts de sa surface. Un goutte-à-goutte permanent tictaquait à l’unisson.
— Quand même, ça serait extra d’entrer en Gladiature, tu crois pas ? On pourrait quitter ce bourbier, visiter la capitale. Je me demande à quoi ça rassemble maintenant. Sûr que c’est devenu joli.
— Je ne prétends pas le contraire, mon amour. Mais admets-le, tu t’es laissé emporter. Ça tient pas une minute, cette histoire, soupira Talia, affairée à assainir un torchon humide.
Elle se redressa, fourra celui-ci en un interstice vacant. Pedro, suspendu à hauteur d’homme, s’amusait de ce spectacle étonnant.
Elle repéra un nouveau tissu trempé.
— Il causait bien, ton pèlerin, reprit-elle, « N’empêche que t’as jamais entendu parler de son équipe, même chose au sujet de ses soi-disant confrères qui ratissent la campagne à la recherche de la perle rare. Traditionnellement, ils recrutent à la sortie des écoles, je me trompe ? »
— Je crois. Enfin, ça paraît gros quand même, qu’il mente comme ça. Il était bien fringué, et tout. Il a pas demandé son reste, pas de frais ni rien. Qu’est-ce qu’il gagne à faire ça, à nous prévenir ? Et puis, il a juré.
— Une bonne imposture consiste en un parfait dosage. Imagine un peu : une obscure écurie empreinte de belle valeur recherche de jeunes talents. Toi, en l’occurrence. Ils te laissent gamberger une semaine ou deux. La prochaine fois, ils te proposeront de les suivre à ce fameux test. Peut-être qu’ils t’offriront de l’argent, un genre d’avance sur salaire, pourquoi pas. C’est un effet d’accroche. Ils ferrent le poisson, si tu préfères. Pour la prière, ignore-la. Trahir le serment divin effraie peut-être le paysan moyen, mais les pires crapules n’hésitent pas à s’en affranchir.
— Boué, t’as sûrement raison, bougonna Kab. Il déchargea à l’extérieur le contenu d’un seau d’eau rempli. « Quand même, je demanderais à Miguel ce qu’il en pense à l’occasion. »
— Il te tiendra le même discours...
— On verra.
Ce soir-là, nul ne perturba le repos mérité du ménage. Pas de tapage chez Latisma, ni crise de larmes de Pedro. Kab ne cessait de remuer, de ronfler dans son sommeil. Talia, installé quant à elle derrière son bureau, feuilletait sans conviction les pages de l’opuscule prêté par son mentor.
Elle suspendit un instant sa lecture. L’allure compassée, le costume tiré à quatre épingles du prétendu recruteur la tracassait. En outre, son soulagement lors de leur premier contact n’avait, semble-t-il, rien de feint. « L’Unique soit loué, enfin vous voilà ! » avait-il soupiré ce matin, avant de pester au sujet de l’homogénéité des dortoirs. Ce Darius méprisait au plus haut point les petites gens, une attitude commune aux citadins.