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Talia Grande

« Ding ding ding ! Ding ding ding ! DING DING DING ! »

Le vent sillait parmi les plaines, formait au ras du sol une pléthore de petits tourbillons ensablés. Une armada de nuages gris voguait vers l’horizon. Un vaste galion aux reflets bleuté camouflait le croissant lunaire.

6 heures. « Deux rapides, un marqué ; deux rapides, un marqué ». L’impact sec de la baguette de bois retentit dans tout l’appartement. Les couvertures bruissèrent.

Kab, son immense silhouette arquée, ses cheveux en bataille, se redressa sur sa couche. Il glissa hors de son nid, enfila en vitesse une chemise sans manches, se traîna jusqu’à l’unique fenêtre, décrocha le volet. Enchâssé à l’intérieur de l’encadrement de sorte à dissimuler sa semi-nudité, il salua la vieille Stela, alors affairée au ramassage des ouvriers. La doyenne partie, il passa son pantalon, ceignit sa ceinture. Ses lèvres rencontrèrent celle de sa moitié, laquelle ronronna de plaisir.

Il poussa la porte.

— Bon courage, bâilla-t-elle.

— À toi aussi. Je t’aime.

Silence. Étirant les jambes et les bras, bombant le torse, Talia couvrit l’entière largeur du sommier. Elle travaillait du soir cette semaine, et jouissait par conséquent d’un léger répit. Cette fugace accalmie fut écourtée par les cris de Pedro, qui soudain réclama le lait maternel. Emmailloté dans ses langes, suspendu à hauteur d’homme, le petit s’agitait tel un damné. Impatient, celui-ci redoubla de vigueur, puis tendit à son adresse un éventail de doigts potelé.

Comme elle quittait le confort de son lit, la jeune femme jura à voix basse. Elle frissonna au contact de l’air extérieur, s’entortilla autour du plaid malgré le port de sa blouse de nuit. « Comment diable arrive-t-il dormir nu ? » songea-t-elle, un brin envieuse. Son colossal époux justifiait en effet d’une santé de fer. La nuit tombée, il circulait vêtu du plus simple apparat, sans manifester aucune gêne ni souffrir de la moindre affliction. En ce temps-là, on attrapait la mort sans explications, lui semblait capable de traverser l’existence en costume d’Adam. En outre, il supportait les chaleurs extrêmes, caractéristique innée à ses racines dont abusaient ses supérieurs. Talia se remémora un été spécialement chaud où Kab s’était laissé manipuler par Amargado. Il avait assumé seul l’intégralité des corvées sous prétexte de sa constitution physique, le reste de l’équipe se prélassant à l’ombre des bâtisses en construction. Elle avait tenté de le raisonner, de le pousser à la révolte. Peine perdue. Il se contentait de hausser les épaules. Il répétait l’argumentaire du contremaître.

Le petit repût, Talia le contraignit à ouvrir la bouche, examina l’état de ses dents de lait. Pedro, une fois déposé sur le sol, démarra au quart de tour, tel un véhicule tracté sur la première avenue.

— Du calme, chanta sa mère. « D’où est-ce que tu tires autant d’énergie bon sang ? C’est dingue ça ! »

Sa toilette terminée, elle versa le contenu d’un demi-seau d’eau au fond d’une casserole, ajouta une pincée d’herbes sèches, porta le tout sur le feu. Le bouillon prêt, elle s’en servit une lampée, déjeuna d’une miche de pain blanc accompagnée de tomate en conserve.

7 heures. Engorgé par les montagnes, le soleil tapissait les façades des maisons. Une lumière tamisée escortait la foule en mouvement. Les collègues tisserandes se succédaient chez les Grande. Elles déposaient leurs marmots, gratifiaient ceux-ci d’un bisou baveux. Albertino et Eli se présentèrent les premiers. Leur mère, digne matrone à la poitrine plantureuse, arborait déjà une cigarette roulée. Saulo leur emboîta le pas. Son bec de lièvre l’empêchait de s’exprimer convenablement. Enfin, Ginna compléta l’effectif du « jardin d’enfants ». À peine arrivée, la gamine faussa compagnie à son parent, qui ne manqua pas de souligner son insolence. Sirotant auprès de ses consœurs un bol de bouillon chaud, Catalina amusait la galerie par un compte-rendu détaillé des derniers ragots en date. Talia, bien qu’insensible au sentiment d’hystérie générale partagé par l’assistance, prêtait l’oreille aux cafardages de sa sœur cadette. La fille Perca, parait-il, l’empoisonneuse dévouée au service des femmes mariées avait vu son odieux commerce saccagé. Une descente fomentée par la mafia locale. À en croire la rumeur, elle avait refusé d’apporter sa contribution au trésor des barons.

« Elle s’en sort indemne, la garce », siffla Cati, « Pardonnez-moi les filles, mais elle mérite la corde. Quand même, il s’agit de prêter main-forte à quelques meurtriers en échange de rétribution ! Quel exemple livre-t-elle à la jeunesse ? »

De leur côté, les enfants s’organisaient. Un conciliabule animé s’était réuni à l’insu des adultes. Albertino énonçait ses souhaits. En bon communiquant, Eli rassurait Saulo d’une tape sur l’épaule. Bien sûr, ils solliciteraient tantôt une escale à l’ancienne abbaye. Oui, ils joueraient au ballon. Adossé contre la cloison, Ginna aspirait à une promenade autour du dortoir, proposition aussitôt rejetée par l’assemblée juvénile. « Un truc de gonzesse, les balades champêtres », déclara Albertino. Consciente de son isolement, elle suggéra qu’on tranche la question par le biais d’une épreuve sportive. Elle profita de la confusion pour établir sa supériorité, argument imparable, car touchant à l’amour propre de ses camarades.

Suçant son pouce, Pedro considérait leur balai survolté. Il mima du geste l’idiome de ses aînés, observa le départ des garçons, qui prétendaient à tour de rôle remporter la course haut la main.

Il entreprit soudain d’accompagner ses modèles.

« Chuuut, regardez… », s’anima Talia, un doigt plaqué sur les lèvres. Catalina suspendit à contrecœur son exposé.

Là, sous les rires amusés, les murmures du colloque féminin, le bambin tombait fesses contre terre, gonflait le torse, fronçait les sourcils, puis retentait l’expérience. Les performances des grands l’invitaient à redoubler d’efforts. Son opiniâtreté paya, car il parvint bientôt à maintenir un semblant d’harmonie. Ancré sur son socle, son crâne disproportionné ballottant d’avant en arrière, Pedro évita la chute par deux fois. Ses bras s’agitaient à la recherche d’appuis invisibles. L’équilibre obtenu, il fixa son attention sur Albertino, Eli, Saulo et Ginna, alors sur la ligne de départ. Il souleva le pied droit, avança, se ravisa. Il avala sa salive.

« Aïe. Je suis mal, là », devinait-on à son expression.

Il se détourna en direction de sa maman.

— Tu devrais… lança Cati.

— Non, débrouille-toi tout seul, la coupa Talia, à la surprise de son auditoire. « Tu vas y arriver, mon trésor. J’ai confiance en toi. »

Désespéré, le petit renouvela son appel. En vain. La jeune femme refusait d’intervenir. Elle dispensait en revanche de précieux conseils, ne cessait de souligner ses efforts. Pedro bredouilla dans un langage inintelligible, tendit les bras dehors, en direction de son réel objectif. À bien y regarder, ses traits bouffis renvoyaient à présent un certain courage. Ragaillardi, il s’ébroua, avança du droit, du gauche.

L’élan obtenu emporta son corps. La poussée mal jaugée fragilisa son entreprise. Talia s’empressa d’amortir sa chute.

— Ho ! s’écria-t-elle. « Tu marches, c’est formidable ! On racontera ça à ton père ce soir, il sera content. Elle ajouta à l’adresse de son public : Première fois qu’il place le pied gauche. »

— Bravo !

— Il progresse vite, commenta Cati, sans effusion.

Pedro reçut son comptant d’applaudissements. On qualifia de bon augure sa performance. Une intelligence précoce dénotait d’un avenir meilleur selon les standards de la communauté.

— T’en as de la chance, cita la mère d’Eli et d’Albertino, « les deux loustics là-bas, ils n’ont trottiné qu’à trois ans. Les grands-parents étaient chouettes. Un vrai calvaire. C’était ma faute, bien entendu, comme quoi je donnais du mauvais lait, que j’avais juré pendant ma grossesse… Ha ça ! Quand il s’agissait de critiquer, ils savaient y faire, figure-toi. Ils enrôlaient même les cousins à leur manège. »

— On ne choisit pas sa famille, philosopha Talia.

Cati gratifia sa sœur d’un sourire acide.

— Plains-toi, va, déclara-t-elle d’un air important, au moins tu t’adresses à des gens raisonnables. Mon époux et moi avons veillé à fournir à Ginna la meilleure éducation. Elle a marché tôt, certes, mais depuis ses sept ans, elle s’obstine à remettre en cause notre autorité. Son père doit sévir pour se faire respecter.

« Si tu l’étouffais moins, cette gamine, elle accepterait sans doute de t’écouter… », songea Talia, l’estomac noué.

Depuis la naissance de Ginna, Catalina ressemblait de plus en plus à Dolorès, leur aînée. « Une jeune fille qui court les rues dispense une mauvaise presse ; on ne doit pas rire à la table, ni s’opposer à la parole des anciens. » Cette éducation désuète, conservatrice, elle la tenait d’un héritage direct. Elle délivrait à sa façon un duplicata du schéma parental. Par chance, la petite pouvait sans crainte porter des pantalons, défier les garçons, jouer au loup, ou au ballon. Un progrès considérable comparé à la précédente génération, où Talia peinait à pratiquer ce type d’activité. Elle exécrait cette période de sa vie, cette enfance peuplée d’interdits, de préjugés inutiles, immoraux.

Elle était libre aujourd’hui, libre d’entreprendre, de choisir. Elle ne reproduirait pas les erreurs du passé. Non. Jamais.

Ces quelques échanges terminés, les tisserandes s’enfuirent à toute jambe, de peur d’afficher un retard au pointage de l’atelier. Sur le seuil, Catalina délivra un ultime conseil, un impératif plutôt. Selon elle, Ginna s’intéressait d’un peu trop près au sexe opposé ces temps-ci.

— L’âge bête, assura-t-elle, enfin je ne t’apprends rien. (Elle rehaussa la bandoulière de son sac, coiffa son chapeau) « Je compte sur toi pour… la surveiller, voir refréner ses ardeurs si nécessaire… »

— Message reçu.

Sa sœur saluée, sa silhouette gracile s’effaçant au-delà des limites de l’horizon, Talia interpella la première concernée. La fillette, mal à l’aise, dansa d’un pied l’autre, éluda ses sous-entendus.

— On m’a parlé de tes petites escapades auprès des garçons, aborda sans ambages la maîtresse de maison. « Albertino, il te plaît, n’est-ce pas ? Il y en a d’autres, je suppose. »

Ginna rougit jusqu’aux oreilles, articula un « oui » douloureux.

— Écoute, ma chérie, tu as dix ans, maintenant. Alors, ce sont tes histoires, pas les miennes. Aussi, je ne suis au courant de rien en ce qui concerne les bisous sur la bouche et les cadeaux entre amoureux. Ça ne va pas plus loin, dis-moi ?

La gamine secoua la tête, perplexe.

— Comment ça, tantine ?

— Oublie ça. File maintenant. Et pas un mot de tout ça à ta mère, sinon c’est moi qui vais avoir des problèmes.


9 heures. La couche nuageuse de désenflait pas. Au contraire. Accolée le long des massifs, celle-ci s’étalait à perte de vue, masquait jusqu’à la cime des « Portes ».

Aux sorties de l’onction matinale, les ouvriers se précipitaient sur la première avenue. Les cochers lacéraient leurs montures. Un embouteillage record formé sur les travées engorgeait la circulation. Ce soir, cabarets et débits de boissons afficheraient salle comble. Les supporters, avides de sensations fortes, livreraient bataille en pleine rue. Les bordels recevraient par douzaine de fidèles clients. Les bonnes gens s’échauffaient la voix en préparation du sabbat quotidien.

Isolé du vacarme, sa hotte d’osier bringuebalant dans son dos, Talia considéra l’étal d’un cordonnier, lequel dictait sa réclame aux chalands de passage. « Approchez, messieurs-dames. Profitez d’une sélection incomparable ». Elle avisa une paire de sabots de seconde main, affecta une moue dubitative. Elle tenta de négocier, livra avec le détaillant un duel acharné. Sans succès. Cependant les enfants visitaient une à une les paillasses des commerçants, commentaient les produits, les créations des artisans. Par deux fois, la jeune femme reprit Albertino de vive voix, contraignit ce dernier à formuler de plates excuses. La mine basse, le teint blême, le garnement s’inclinait en guise de pénitence. Son frère Eli et Ginna raillaient sa conduite. Cette courte escale accomplie, ils quittèrent la place marchande, contournèrent le boulevard, toujours bondé à cette heure-ci. Talia guidait les pas d’Albertino. Pedro gesticulait. Eli, Saulo et Ginna bavardaient. De retour sur le dortoir, Talia se raidit au son d’un litige. Deux hommes se disputaient. Elle devina au timbre désagréable, aux jappements piteux d’un chien, la participation active de son voisin.

Elle déglutit.

— Hé !

— Oh, pardon, s’écria Talia, relâchant par la même la main d’Albertino. « Ça va ? Je ne t’ai pas fait mal au moins ? »

— Ça va…

— Ils se battent ? demanda Ginna.

— Ça chauffe là-bas, ajouta Eli, curieux.

— Restez derrière moi. Il… monsieur Latisma peut se montrer particulièrement agaçant lorsqu’il est en colère, alors pas de bêtises. Tout ira bien, ne vous angoissez pas.

Sur le palier en effet, Latisma palabrait auprès d’un inconnu. Il tapait du pied, gesticulait. Ses longs cheveux sales s’agitaient au rythme de ses chroniques farfelues. Son opposant, un quarantenaire à la mine défaite, le menaçait d’un blâme, bravade ô combien inutile que le squelette récusa d’un sifflement suraigu. Postés aux fenêtres des cases alentours, campés le long du sentier, les badauds profitaient du spectacle.

— Mais puisque je vous dis que c’est faux. J’étais présent. Les autres, ils se liguent contre moi. Ils sabotent mon travail. Vous écoutez ?! tonna Latisma. « TA GUEULE ! TA GUEULE, GASTAR, OU IL T’EN CUIRA, PAROLE. (Il repoussa d’une botte le malheureux corniaud, poursuivit) Je suis un honnête citoyen, je paie mes impôts, sans aucun arriéré. Je nourris de parfaits rapports avec le percepteur. »

— Je me fiche de tes amitiés, Phelipe. Tu débarques ivre au local. Tu prends ta journée sans prévenir. Le reste des chefs d’équipes se plaignent de toi, tu comprends ? Ce coup-ci ton frère ne…

— Me parlez pas de mon frère. TA GUEULE GASTAR ! PUTAIN !

Le chien pleurait. Il tirait sur sa corde, sa patte folle posée au ras du sol. Son cheptel sur les talons, Talia se porta à la rencontre du duo.

— Excusez-moi, pourriez-vous baisser d’un ton ?

— Un instant, madame, vous permettez ?

— Vous effrayez les enfants. De plus, j’habite ici, clama-t-elle non sans conviction, « votre théâtre grotesque ne nous concerne pas. »

Les mots, comme doués d’une volonté propre, s’étaient agencés d’eux-mêmes sur ses lèvres. Elle s’en félicita. Le quarantenaire rejeta la tête en arrière, la jaugea de pied en cape. Latisma renifla.

— Bonjour, madame Grande, sourit-il.

Il s’inclina, puis indiqua à son interlocuteur qu’il souhaitait remettre à tantôt ledit entretien. Ce dernier parut s’en contenter.

Latisma ébaucha un clin d’œil complice. Il s’en retourna chez lui. Son imposante porte close, les cliquetis consécutifs de trois verrous conclurent la transaction. Le pauvre Gastar réintégra ses quartiers de sa démarche chaloupée. Après le départ des deux partis, les enfants se permirent de commenter l’événement. Albertino prétendit n’avoir pas tremblé. Eli s’empressa de répéter la même chose. Saulo suggéra à demi-mot qu’il préférait rentrer. Ginna regrettait le sort du chien.


Le reste de matinée se déroula sans accrocs. En partie en tout cas. Moins d’une demi-heure après l’altercation, Latisma sortit s’aérer l’esprit. Prise d’un mauvais pressentiment, Talia tint ses invités éloignés des activités extérieures, résolution approuvée à l’unanimité. Après consommation du lait maternel, Pedro s’endormit sans contraintes. Ginna et les garçons suivaient une épopée chevaleresque récitée de vive voix. (L’escale au refuse de Sainte Myriam étant annulée) Talia, certes, disposait de l’opuscule du père Escalon, mais estimait trop dangereux d’en manipuler les pages en présence d’un si jeune public. La rumeur irait bon train si les parents apprenaient qu’elle possédait chez elle un tel trésor.

Son mentor avait tenté de la préserver, elle n’était pas dupe. Bien sûr, l’ouvrage appartenait à l’ordre de Sainte Myriam. Bien sûr, il violait par ce prêt les règles de la communauté, et risquait par conséquent de ruiner sa réputation.

La porte d’à côté claqua. Un bruit sourd secoua les murs du bâtiment. Le bris d’objets divers suivit. Des jarres, des poteries éclatèrent en vol. On aurait cru qu’une tornade se formait à deux pas.

« Allons ensemble ! Alloooons ensemmmble mes frères, envahir les côtes des ignares ! Allons ensemmmmble… ». Une toux sèche et caverneuse suspendit le récital. « Ah. Un congé. Faut arroser ça », ajouta l’orateur. « Un congé, faut l’arroser, tu crois pas ? Gastar ?!  Hey Gastar !  Ah putain c’est vrai, t’es attaché. Tu peux pas m’entendre. »

De multiples chocs. Une porte claqua. Les gonds grinçaient. Un râle appuyé courut d’un bout à l’autre de l’appartement mitoyen.

— Il déménage, à côté ou quoi ?

— Nous sommes en sécurité ici, répondit Talia, « Je reprends… »

— Hey, belle gosse, soyez pas timide ! J’arrose un congé. Un congé ! C’est formidable hein ! Venez trinquez avec moi ! Non ? Quoi non ? Connasse ! Vos parents, ils vous ont jamais appris à la fermer ? M’ignorez pas, morbleu ! Je suis un « De » moi, un « De », parfaitement. Tu sais ce que c’est une particule au moins ? Non, sûr que non. HÉ, HO !

Dehors, le chien braillait. Albertino et Eli réclamèrent le silence, car il n’entendait pas l’histoire. Réveillé, Pedro se blottit contre le sein de sa mère. Après deux tentatives infructueuses, celle-ci suspendit son récit.

Elle invita son auditoire à gagner l’angle opposé au pandémonium.

— Il va se lasser, hein, tantine, il va se taire le vilain monsieur.

— Oui.

— Si Kab était là, ça se passerait autrement, fanfaronna son voisin. « Il sortirait fissa lui casser la tête ! »

— Ton langage, Albertino.

— Pardon.

— On fait quoi, maintenant ? grinça Saulo.

Bonne question, songea la jeune femme. « D’habitude, cet enfoiré se murge à la nuit tombée, pas sur les coups de onze heures du matin. »

Elle étudia la situation. Latisma était un être répugnant, un ivrogne doublé d’un mythomane de la pire espèce. Au travail, il malmenait à n’en pas douter ses subalternes, mais tenait mieux au fond du pleutre que d’un homme vraiment brutal. Sobre, il craignait Kab, d’autant plus après l’humiliation subie l’été dernier. (Elle se souvenait on ne peut mieux de son air dépravé, de ses yeux gonflés. Quel plaisir de voir le visage de cette racaille baigné de larmes de crocodile) Désinhibé toutefois, il présentait une audace nouvelle, corrélée à la quantité d’alcool engloutie. Dès lors, son apparente léthargie s’estompait. Sa flagornerie laissait place à l’agressivité. Elle hésita à sortir refréner ses ardeurs, à menacer d’en référer à la garde urbaine. Futile. Trop dangereux.

« La boisson, ça vous dilue l’âme », prétendait Miguel, à raison. N’importe qui peut devenir violent sous l’effet d’une bonne rasade. En outre, qui veillerait sur les enfants en cas de pépin ? Les voisins peut-être ? Baliverne ! Ils ne lèveraient pas le petit doigt. Alors quoi ? J’attends que l’orage passe ? Je mise sur la fatigue ? « Non, pas la peine de te bercer d’illusions, ma grande. Ce type-là fait la bringue une nuit sur deux. L’endurance, il n’en manque pas… » Elle en était là de ses réflexions lorsqu’elle prit conscience de la présence à l’extérieur d’un inconnu. Une voix posée, stricte, commandait à Latisma de baisser d’un ton, que son comportement pourrait lui valoir des ennuis. Le voisin jura. Sa porte claqua bientôt. Un silence assourdissant succéda à la détonation. Dépassé par les événements, Talia rassura les petits.

Comme elle s’apprêtait à reprendre la lecture, on frappa à la porte. Les garçons cessèrent leurs jérémiades. Ginna demanda de qui il s’agissait. Elle ne répondit pas. Elle gagna l’entrée à pas de loups, aperçut au bas du cadre les pointes de souliers crottés puis, à travers les planches lézardées du panneau central, les contours d’un veston jaune orangé.

Elle entrouvrit l’accès.

— B… bonjour, Monsieur.

— Madame Grande, je présume ?

— C’est moi.

— L’Unique soit loué, vous voilà enfin, soupira le nouveau venu, un mouchoir sur le nez. « Le concept des dortoirs est certes avantageux, mais ils demeurent de véritables dédales hermétiques aux étrangers. Mais je m’égare… Je me présente, Darius Alcido, je travaille pour les Cerfs de Saint José, une équipe de Gladiature Moderne.  »

— Les Cerfs de… Les Cerfs de Saint José, dites-vous ?

— Sans doute, madame, répondit l’autre, acide. « Votre mari est disponible ? J’aimerais si possible m’entretenir avec lui. »

Vous lisez l’édition Live de CHARNIER, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-23 (révision : -non défini-)
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