puce_charnier
Talia Grande

— Je vous pardonne, ma fille, prononça le bedeau préposé à l’autel de plein air. « Puisse l’Unique vous accompagner sur ces terres et par delà le grand continent. Allez en paix, à présent. »


9 heures. Dehors, les surveillants donnaient du clairon. Un vacarme assourdissant enflait à l’intérieur de l’entrepôt. Les cliquetis des machines, les babillages reprenaient à mesure du retour du personnel. Celui-ci, contrasté, exclusivement féminin, se glissait le long des rangées numérotées, s’attablait derrière d’austères métiers à tisser arrangés à convenance. Pédales et levier grinçaient de concert. Les couleurs défilaient sur les plans de travail. Les tisserandes, allègres, volontaires, s’astreignaient à respecter les quotas. La tête basse, fusillant le jeu de bobines bariolées, les débutantes s’agitaient à un rythme saccadé, en pure perte. Les fileuses endurcies, de vieilles femmes rigoureuses aux traits creusés, répétaient sans y songer la marche à suivre, de véritables automates forgés au gré des saisons.

Elles n’en dispensaient pas moins les derniers cancans, ou critiquaient les tendances scandaleuses de la nouvelle génération.

Ses gants de protection nouée à hauteur de sa ceinture, le coordinateur acheva le tour du propriétaire. Il salua d’une légère flexion de la tête une pensionnaire de longue date, appuya de ses conseils une jeune recrue dépêchée la veille. Patibulaire, nanti d’un treillis noir ciselé auréolé de fines épaulettes, il conclut sa ronde, assurée de la bonne conduite des opérations. Il échangea une vive poignée avec Talia, laquelle s’excusa d’emblée du désagrément.

Elle visitait l’atelier hors de sa grille horaire.

— Une avance sur salaire ? Oui, c’est possible, attesta le responsable, en marge de son unité. « Je regrette, Madame Grande, je ne dispose que de peu de temps à vous consacrer. Vous avez des problèmes ? »

— Rien de grave, Monsieur. Une mauvaise passe.

Le manque de sommeil lui rongeait les nerfs, l’état de santé de Kab se dégradait, elle craignait qu’il ne se blesse sur les chantiers. L’épargne du couple avait disparu. En l’absence de réactions, les brigades de salubrité publique les surveilleraient d’ici peu. Les prêteurs sur gages se succéderaient devant leur porte.

« Des problèmes, vous dites ? Oui. Et le mot est faible », pensa-t-elle, amère. Elle se composa un masque hermétique.

— Vous êtes, à bien des égards, une ouvrière compétente, un bon élément, n’en doutez pas un instant. La hiérarchie vous accordera ce que vous demandez, compléta sans ambages le coordinateur.

« Je me permets cependant de vous mettre en garde. La procédure est longue et fastidieuse. Gardez à l’esprit que l’entreprise ne fait rien gratuitement. Elle ne manquera pas d’appliquer à votre emprunt un taux prohibitif. Car il s’agit bien d’un emprunt. Je ne peux pas vous forcer à quoi que ce soit, je vous recommande malgré tout de bien réfléchir avant de vous engager, Madame Grande. À la différence de créanciers, la société n’enverra pas chez vous ses hommes de main. Ils s’assureront en revanche de saisir le tribunal. Ils multiplieront les attaques à votre encontre. Ils ne vous lâcheront pas. Croyez-moi, ces gens récupèrent toujours leur dû, d’une manière ou d’une autre. (Il risqua un regard circulaire en direction de la fabrique, poursuivit à voix basse :) votre vie privée ne me concerne pas, aussi l’usage voudrait que je m’abstienne de tel commentaire… Je ne comprends pas, vous bénéficiez, cela se sait, de l’appui de proches influents, votre sœur aînée pourvoit à… »

— Nous sommes en froid, coupa Talia, livide. « Nous ne nous adressons plus la parole depuis longtemps. »

Un silence gêné s’installa entre la jeune femme et son supérieur. Talia haussa les épaules, fit mine de contrôler l’intérieur de sa sacoche. Le coordinateur soupira, épousseta son beau costume. Elle ignorait pourquoi, néanmoins le malaise de cet homme strict et compassé, capable au demeurant de déposséder une famille de son revenu de subsistance sous couvert d’une faute professionnelle avait quelque chose de comique.

Elle manqua d’éclater de rire. Ou de fondre en larmes.

— C’est regrettable, en effet, lâcha-t-il enfin, les lèvres pincées.

— Il n’y a pas de mal, Monsieur. Vraiment. Vous avez raison, je devrais réfléchir avant d’engager les démarches. Merci pour vos conseils.

Comme elle tournait les talons, le coordinateur l’interpella d’une voix métallique. Il s’apprêtait à réintégrer la chaîne de production.

— Vous m’apparaissez, disons, très fatigué ces derniers temps, Madame Grande. Loin de moi l’idée de me mêler de votre vie privée, mais vous semblez à bout de force. Vous êtes sûr que tout va bien ?

L’entretien terminé, Talia longea les remparts fortifiés du Delta, franchit le poste-frontière. Elle s’élança sur la première avenue. Aux heures creuses, un flot continu de piétons s’empressait sur les travées : qui poussait à l’aide d’une brouette un lot de fourniture digne d’une quincaillerie, qui transportait sur son dos de volumineux colis, ou soignait en pleine rue la monture de quelques voyageurs fortunés. Les crottins des chevaux pavaient la chaussée. En l’absence de clients, les vendeurs à la sauvette, les publicitaires avaient évacué la place. Des meutes de gamins en bas âge écumaient les lieux à la recherche de menu denrée périssable, larcin périlleux, punis de l’ablation d’une phalange. Des charrettes tractées à bout de bras côtoyaient les cortèges solennels des puissantes compagnies, lesquels progressaient non sans mal. Les fouets claquaient. Les cochers redoublaient d’invectives à l’adresse d’un groupe d’agents municipaux, qu’ils jugeaient d’une lenteur proverbiale. Un accident de circulation défrayait la chronique. Une femme et ses garçons, affairés au possible, avaient résolu soudain de franchir la voie. Elle avait, selon la rumeur colportée par les témoins, trébuchée en pleine course, s’était ramassé face contre terre puis, consciente de sa position, de la fatalité cruelle dont elle faisait l’objet, avait intimé à son cheptel de se tenir à l’écart. À présent, les orphelins pleuraient, à genoux. Ils se soutenaient les uns les autres. Les fonctionnaires débarrassaient du passage la dépouille meurtrie de la victime, piétinée par les étalons. Autour du cadavre en mouvement, les flâneurs commentaient la chose comme s’il se fût agi d’un divertissement. Les artisans se bousculaient au pied des entrepôts de marchandises. Les commères se penchaient aux fenêtres des maisons. Le corps décharné rejoindrait bientôt les charniers communaux.

Talia pressa le pas, insensible aux tourments de l’assemblée juvénile, à l’infinie violence des propos échangés en sa présence. Un déficit croissant minait sa comptabilité, des modèles prédictifs basés sur le coût de l’alimentation, des matières premières occultaient ses pensées. En y ajoutant la pension… Faute d’impondérables, les dépenses du ménage finiraient par les déborder. Elle s’astreignait pourtant à préserver une attitude positive, évaluait les risques, prospectait en quête d’une échappatoire. En vérité, l’éventail de ses possibilités se réduisait à peau de chagrin. En bout de piste, elle emprunta un sentier isolé, sillon ténu, foisonnant, tracé en direction des plantations.

Le vacarme de la collision s’évanouit. Les tertres ensoleillés, les coteaux verdoyants remplacèrent la monotonie indigente des dédales crasseux de la périphérie. Les neiges ne tombaient pas en Agesto. Au cours de l’hiver, la flore perçait les bulbes rigides bâtis en prévision des canicules. Elle absorbait alors la couche protectrice, se reposait. Et par l’entremise des nutriments ingérés, soutenus par un procédé obscur, méconnu jusqu’alors des scientifiques et des astrologues, parvenait à régénérer ses tissus. En l’espace de quinze jours à peine, les cultures ensemencées six mois plus tôt envahissaient les prés, les ronces garnissaient les steppes. Les forêts humides ressuscitaient, au-delà du massif des portes du paradis. Talia considéra l’horizon sans fin. Ses notions en botanique frisaient l’ignorance. Elle n’en admirait pas moins les prodiges de cette nature singulière, inconnu des chercheurs du continent.

À bonne distance du boulevard, la jeune femme s’immobilisa. Elle s’assura de sa solitude, attesta de la condition de l’astre solaire. Elle repéra un anacardier fleuri dont elle contourna le tronc noueux.

Installée confortablement, elle fouilla l’intérieur de sa sacoche, découvrit le briquet à silex en règle général entreposé dans la réserve.

Une gerbe d’étincelle lui permit d’allumer sa cigarette.

Les ronds de fumée opaques se succédèrent. Le contact de l’écorce la réconfortait. Elle s’était octroyé une pause, une bulle d’oxygène.

Elle avait confié Pedro à sa sœur Cati, lucide quant à l’imagerie déformée, des mauvais enseignements que sa cadette pourrait inculquer à son garçon. Elle avait honte de son comportement, de sa faiblesse. Depuis peu, il lui semblait supporter à elle seule l’avenir de son couple. Kab, au départ volontaire, doué des meilleures intentions, se cantonnait au rôle du forçat. Au matin, il quittait en soufflant le lit conjugal, embrassait son fils du bout des lèvres, sans émotion. Après son service, il s’acquittait sans mot dire de ses corvées, mais refusait d’évoquer ses conditions de travail, les motifs de ce soudain revirement, ou délaisser son ouvrage au profit d’un repos ô combien salvateur. Animé d’une dignité froide, celle de l’époux responsable, de l’autorité masculine, inaliénable, il s’ingéniait à se tuer à la tâche, incapable du moindre compromis. Les crises de Latisma se multipliaient. Son conjoint se présentait chaque soir devant sa porte, balbutiait une série d’avertissements, des menaces inaudibles. Son comptant de parole débité, il regagnait l’appartement sans ajouter quoi que ce soit. En outre, l’absence de Miguel les accablait tous les deux. Talia avait beau relativiser, rappeler à son compagnon le tempérament féroce du disparu, elle redoutait qu’il ne succombe à la traque des gorilles du Greffier. Talia n’imaginait guère le butor déserter la région. « Où irait-il ? Sur les terres arides, rejoindre les tribus nomades et ses exilés ? » Talia connaissait les pratiques de Miguel, sa propension à la démesure, sa malhonnêteté, son abnégation. Il se garderait de courber l’échine, encore moins renoncer à son confort personnel. Elle étouffa un frisson.

La perspective de traiter un jour avec de tels individus la rebutait. Elle comptait bien protéger les siens de ses maudits charognards.

La jeune femme écrasa son mégot, rangea le briquet à silex. Debout, elle défripa sa jupe, rajusta la lanière de sa sacoche. Elle recoiffa ses cheveux, déforma sa mèche rebelle, sans résultat. Lessivée, morose, elle accepta de quitter son sanctuaire.

En amont d’un clocher abandonné zigzaguaient les ramifications des fermes voisines. Celle de sa sœur consistait en une case au pisé construite en angle droit, érigée à mi-parcours d’une colline boisée. Un bosquet projetait sur sa façade des ombres mouvantes. Une parcelle individuelle, bordée d’un cabanon fermé, exposait un plan de millet fécond. Un jardin en friche en jouxtait la cour. Des vêtements trempés séchaient sur un étendoir à linge. Un tribunal bruyant de lapins encagés s’adonnait à la mastication de sa ration journalière. Les jappements du chien accueillirent sa venue. Catalina apparut sur le seuil. Elle tourna les talons, convoqua Ginna d’une injonction indignée. La gamine sortit d’on ne sait où en traînant des pieds, négligea les recommandations de sa mère.

Elle invita le chien à cesser ses jérémiades, esquissa un début de révérence, salua sa tante, puis s’en retourna à ses activités.

Cati réprouva son insolence.

— Alors, qu’est-ce que ça donne ? attaqua-t-elle.

— Ils trancheront d’ici une semaine, affirma Talia, catégorique. « Ils interrogent les deux partis, écoutent les témoins. À vrai dire, je ne pense pas être inquiété. Je n’ai rien à me reprocher. »

— Ne t’avance pas trop, relança la petite dame fluette d’un air strict. « Un différend, ça peut aller très loin. Elles ont de bons amis, ces vipères ? Renseigne-toi, quand même. Tu n’es pas à l’abri d’une surprise. »

Il avait suffi d’un os à ronger, un récit tronqué, susceptible d’exalter la curiosité de sa cadette. Talia ne souhaitait pas informer sa sœur de son entrevue avec le coordinateur, pas plus de ses problèmes de trésorerie. Aussi avait-elle justifié sa prétendue convocation par une dispute entre collègues, violente altercation de nature à attirer l’attention de ses supérieurs. (Elle préférait bien sûr taire le nom des incriminés) Catalina raffolait de ce type de ragots, et l’exclusivité du fait-divers l’élevait au rang de confidente. La distinction suprême. La ruse découverte, elle n’oserait pas aborder le sujet en sa présence, de peur de révéler ses travers.

— J’y pense, tu ne reprends pas avant midi, enchaîna Cati. « tu veux boire quelque chose ? »

— Volontiers.

À l’intérieur, elles s’établirent sur une banquette en pierre, érigée autour de la table à manger. Deux bocks d’étain rempli au préalable d’une eau trouble occupaient le plan de travail, accompagné d’un monticule de pommes de terre jaunâtres déjà entamées. Pedro fixé sur les genoux, Talia remit à sa sœur une bourse épaisse.

« Pour maman », déclara-t-elle, laconique. Elle s’humecta les lèvres, entreprit de dépouiller les tubercules. Cati réengagea la conversation.

Son fidèle époux garnissait à l’heure actuelle les cultures d’un agrégat de fumier mêlé de boue en provenance de la périphérie. La récolte de cette année s’annonçait abondante. Pour preuve, ils s’apprêtaient à embaucher de la main-d’œuvre supplémentaire. Elle se signa aussitôt, embraya sur les pluies torrentielles de 769. Elle priait l’Unique de les préserver de semblables fléaux, indiquant que le monde paysan avait encaissé le gros du cataclysme, que de nombreux foyers, qu’elle s’empressa de citer un par un, s’étaient résignés à l’exil. Dolorès, leur sœur aînée, avait perdu un tiers de son troupeau. « Un tiers, tu sais ce que ça représente à son niveau ? » Une partie de son infrastructure avait terminé ensevelie sous les coulées. Mais non. Les scribouillards de l’administration préféraient dégager le boulevard principal. Ils dédaignaient la parole des braves gens au profil de celle des grandes entreprises d’exportations. Ils oubliaient qui s’affairait à nourrir la population. « Autrefois, les choses se passaient différemment ».

« Rodrigue III nous respectait, lui », compléta Talia, à part d’elle. Elle opinait, sans contredire le fantasme de son interlocutrice, retirant la peau. Le martyr des producteurs ravivait sa mémoire.

Les levés dictés par le chant du coq, le cycle harassant des saisons, le claquement sourd, répété, des palles de l’antique charrue. Son père, immense, doté d’une barbe ronde, mal dégrossie, ne cessait de hurler du matin au soir. « Le travail fait l’homme », rabâchait-il, inlassable. Il exigeait le dévouement de son prochain, sans jamais rien offrir en retour. Il n’était pas porté sur la bouteille. Une chance, philosophait sa mère, qui dans le même temps cédait au moindre de ses caprices, dût-elle renier ses propres enfants. Encore aujourd’hui, Talia gardait un souvenir précis de la disparition de Gomorrhe, unique vache laitière, symbole ineffable de l’exploitation familiale. Séquestré depuis sa naissance, l’animal avait profité d’une terrible tempête pour quitter son enclos. Elle avait alors filé à travers champs, en ligne droite, jusqu’à rencontrer un profond fossé. Elle avait perdu l’usage de ses deux pattes avant, brisées au cours de sa chute. La pauvre bête avait fini abattue, équarrie, puis dévorée. Et qui, devinez-vous, endossa la responsabilité de cette tragédie ? Sa mère, témoin pourtant de la défaillance de son époux, n’avait pas daigné les défendre. Ses sœurs, à l’époque terrorisée devant la logorrhée de l’autorité paternelle, avaient imploré sa clémence. Elles exposaient à ce jour une interprétation nuancée des événements. Elles prétendaient en effet que c’était elle, et elle uniquement, qui avait provoqué la chute de Gomorrhe. Aujourd’hui nul ne contestait la vision du tyran. Les stigmates de sa cravache ciselaient les chairs de la fratrie. Son ombre présidait vaille que vaille, par delà même la mort.

— Ginna, ta tante va partir. Viens l’embrasser !

Revenue se prêter à l’exercice, la gamine courut se blottir contre Talia, qui lui rendit son étreinte. Cati s’étonna de cette surprenante marque d’affection. Adossée à deux pas du clapier, celle-ci dansait d’un pied sur l’autre. Elle fronça les sourcils. Elle ouvrit la bouche, hésita.

— Écoute, souffla-t-elle, « On ne s’est jamais comprises toutes les trois… donc j’ignore comment aborder le sujet en douceur. J’irais donc droit au but. Je sais tout, pour le vol j’entends. L’information circule beaucoup, surtout en campagne. »

— Le vol ? De quoi parles-tu ? bredouilla Talia, Pedro accroché à son cou. Elle raffermit sa prise.

— Au contraire, je pense que tu sais très bien où je veux en venir. Que tu refuses d’évoquer la question en public est une chose. Mais que tu t’entêtes à nous cacher la vérité… à nous. Ton sang. J’aimerais t’aider. Je peux t’aider. Un mot de ta part et…

— Dolorès est au courant ?

— Non. Non, pas du tout.

— Jure-le, gronda-t-elle, implacable. « Devant moi. Tout de suite. »

L’intéressée s’insurgea, mais accéda à ses désirs. Elle leva en l’air l’index de sa main droite, récita d’une voix blanche le serment sacré.

— Voilà, tu es contente ? Nous sommes une famille. Jamais je ne chercherais à nuire à ta réputation. Et dire que tu continues à payer la pension de Maman… J’irais lui parler. Quand elle apprendra ton calvaire, Dolorès remuera ciel et terre en ta faveur.

— Je contrôle la situation, alors mêle-toi de ce qui te regarde !

— Tu mens. Ta petite comédie fonctionne peut-être sur tes amis, mais ça ne prend pas avec moi. Je suis ta sœur, tu saisis ? Nous avons grandi ensemble ! fulmina Catalina, au supplice. (Alerté par le chahut, Ginna reparut à ses côtés) « Ton égo ne te sauvera pas, Tali. Il t’isole. Vous avez beau vous opposer, Dolorès et toi vous partagez un trait commun. Vous êtes trop fières toutes les deux ! Vous préféreriez rôtir en enfer plutôt que de demander l’aide de qui que ce soit ! »


Pedro sanglotait dans ses bras. Talia jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Rassurée, elle ralentit sa course, déglutit, hors d’haleine. Le soleil approchait du zénith. Le vent bruissait sur la plaine.

« Là… là… C’est fini, mon chéri. Calme-toi. Maman a agi comme une idiote. Elle te présente ses excuses », haleta-t-elle. Mais le bambin ne comptait pas lui pardonner. Il se tortillait, cherchait à se libérer de son étreinte. Atterrée, elle s’imagina l’espace d’un instant la victime d’un sermon terrible. L’enfant condamnait sa réaction, l’orgueil puéril, infini de sa génitrice. « Quelle espèce d’imbécile se risque à repousser le secours providentiel d’un proche ? Qu’espérait-elle prouver ? » Sa force ? Son audace ? Sa détermination ? Son indépendance ? Ces chimères valaient-elles la peine d’endurer la mendicité la plus abjecte ?

Au fond, les réponses à ces questions importaient peu, car elle n’engageait pas seulement son avenir dans cette histoire. Faute d’un sacrifice décent, la tempête les emporterait tous les trois.

Soucieuse de calmer les ardeurs de son rejeton, la jeune femme refoula ses émotions. Elle entreprit de dépeindre en détail son environnement, énuméra au rythme d’une tranquille promenade les plants greffés alentour, les boutures conservées en cas d’avarie. Elle pointa du doigt un vol lointain de cardinal rouge, décrivit leur plumage, imita leur pépiement. À l’instar de la végétation, des nuées d’insectes aux noms imprononçables brisaient en ce moment même leurs chrysalides. Des armadas formidables vrombiraient à tire d’ailes. Certaines variétés débarrasseraient les rues des excréments, d’autres pilleraient les greniers des maraîchers ou protégeaient les cultures des pucerons. Les exploitants donnaient la chasse au rongeur, lesquels s’adonnaient au forage des sous-sols. Pedro s’apaisa à mesure de son élocution. Ses cris perçants s’espacèrent. Son attention redoubla. Bientôt, la curiosité l’emporta sur l’amertume. Talia sécha ses larmes.

Cati avait raison. Au fait de son naufrage, Dolorès se précipiterait à son secours. Elle suspendrait les frais relatifs à l’hébergement, proposerait de régler ses dettes. Elle financerait son train de vie.

En échange, elle assurerait sur le couple son empire. Elle infiltrerait son quotidien, critiquerait ses choix. Pire, elle critiquerait ses ambitions littéraires. Nantie par l’intermédiaire d’un heureux mariage d’un patrimoine conséquent, Dolorès sélectionnait ses relations par intérêt, nouait des alliances ou conspirait à la croissance de ses actifs. Elle abhorrait la mode citadine, ses codes et son apparente frivolité. Elle figurait de facto le parfait apôtre de la logique expansionniste des gentilshommes du Delta. Fort de son ascendant, son aîné ne manquerait pas de parader auprès de sa petite société, étalant sa compassion à l’endroit d’un parent perdu. Conclure un accord avec Dolorès signifiait entrer sur son échiquier.

Le babil ponctuel de Pedro l’amusait. Elle tourna à l’angle du chemin, continua son récit, hors du temps. Elle chantait presque.

Réclamer le concours de Dolorès revenait à renoncer à une part de sa liberté. Mais de quelles autres alternatives crédibles disposaient-elles ? Requérir une avance sur salaire l’exposait à des poursuites. Elle ne pouvait prétendre à des heures supplémentaires sans délaisser l’éducation de Pedro. À moins que… Cette réflexion fugitive, récurrente, lui arracha un haut de cœur. Une semaine auparavant, elle avait souhaité rencontrer le père Escalon, lequel s’était révélé agréablement surpris de sa visite. Une moue songeuse avait envahi son visage à l’annonce du cambriolage. Talia avait remis l’opuscule à son propriétaire légitime, par crainte de récidive. Dérobé à la vue des criminels, celui-ci avait échappé par miracle à la rafle perpétrée chez eux. La réaction du vieil homme l’avait stupéfié. À défaut d’accéder à sa demande, le père supérieur s’était contenté de la questionner quant au contenu du livret. Il avait refusé de recouvrer son bien, arguant que le préjudice était un risque admissible, un détail sans importance. Ce qu’il souhaitait, c’était lui apporter son aide, et la lecture de cet ouvrage, qu’elle le veuille ou non, avaient corrigé plusieurs de ses lacunes. Il ignorait à ce jour la perte de la cassette, raison pour laquelle il n’avait perçu à travers les larmes à peine contenue de la jeune femme qu’un signe de soulagement. Elle pleurait son sort en réalité. Elle qui, désespérée, confuse, avait envisagé en guise d’extrême recours d’écouler en secret le précieux manuscrit au marché noir.

Elle aurait pu sans mal camoufler son forfait.

Elle ne trahirait pas la confiance du père Escalon, elle ne livrerait pas sa famille en pâture à Dolorès, cet ogre affamé. Elle prendrait ses responsabilités. Elle allait vendre oui, non pas le bien de son mentor, mais son trésor intime. Elle résolut de se séparer de sa plume et de son encrier, deux articles de valeur obtenue en récompense de douloureuses privations. Elle payerait au prix fort ses pensées sacrilèges.

L’écho distant des clochers du Delta retentit dans son dos. Elle sursauta. Des percussions semblables jalonnaient la campagne. Un panorama bucolique l’environnait. Des employés accompagnés de chien de troupeau circulaient le long des herbages. Des bovins aux pelages chamarrés broutaient sans crainte, encadrés de hautes clôtures en bois rongé. Son regard obliqua sur un complexe important situé à la pointe d’une allée sinueuse, bordée de vergers en fleurs. Le point central de cette vaste exploitation. Talia, abasourdi, aurait reconnu les lieux entre mille.

Elle avait, au gré de ses réflexions, emprunté le parcours opposé. Elle approchait du domaine de Dolorès.

Vous lisez l’édition Live de CHARNIER, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-23 (révision : -non défini-)
Un bug ? Des difficultés de lecture ? Parlez-nous en !
Ce livre a été créé avec l’aide de Fabrilivre.