Talia Grande
« Ding ding ding ! Ding ding ding ! DING DING DING ! »
La vieille Stela roula sur le ventre, se tortilla sous les couvertures. La cloche neutralisée, elle étouffa la flamme du bout des doigts, calcula la mesure du lendemain. Elle repiqua le clou dans la cire.
Premier passage : 4 heures. Deux rapides, un marqué, comme d’habitude. Baguette au poing, procédant à l’appel de son contemporain, elle adressa de pompeux hommages à un peloton de la garde urbaine, lequel progressait en direction des dortoirs ouest. « Une descente chez les barons, cela va sans dire », songea-t-elle avec irritation. Tant mieux. Qu’on jugule l’action de ces maudits trafiquants !
Sur le palier du « Grand diable », une jeune femme à la silhouette élevée, aux joues roussies, apparut à la fenêtre. Elle dégagea d’un souffle une mèche de cheveux qui lui cachait la figure.
— Bonjour. Merci Madame, bâilla Talia. « Bon courage. »
En surplomb de la première avenue, des masures de la périphérie, au-delà du delta et de ses hauts clochers, se profilait une vaste étendue de roche inerte, tout un univers aérien façonné par les vents.
7 heures. La poussière s’infiltrait partout. Elle dansait autour des plafonniers, circulait sur les bureaux, au grès des déplacements du personnel. Elle encrassait les machines. Ordonné par cellule, un public exclusivement féminin s’activait sur autant de métiers à tisser surélevés. De belles et fringantes célibataires ; des mères de famille ; des veuves de guerre. Elles décrochaient au moment opportun la couleur choisie, jouaient des pédales, des leviers, de sorte à composer un parfait maillage. Elles répétaient sans cesse l’opération. Un adage connu prétend qu’il est impossible de travailler vite et bien. Les gestionnaires s’en fichent. On observait ici un quota rigoureux, calculé suivant la demande du client. Toute négligence entraînait son lot de conséquences néfastes. Les ouvrières, malgré la pression, commentaient pourtant l’actualité, fredonnaient des chansons ou s’échangeaient entre voisines les ragots du jour. Avec la pratique, elles associaient leurs minutieux procédés à de longues sessions orales.
— Mon second, vous devinerez jamais ! déclara Nelly, le nez sur son métier. « Hier au soir, son père en vadrouille, moi, le petit dernier sur les genoux. Le voilà qui rentre, sa patte folle à l’équerre. Vous savez qu’il a toujours du mal à marcher. Il me présente le bock du vieux. À boire, un verre de gnôle maman. J’ai bien travaillé aujourd’hui, qu’il me dit ! ».
L’assistance s’amusa de l’anecdote, enchaîna sur les sottises connues et répétées de leurs bambins respectifs. Un crescendo s’opérait après chaque intervention.
— Et toi, la grande muette, tout va comme tu veux ? Sûr ? On t’entend pas beaucoup, observa Nelly. « Tu boudes ce matin ? »
— Pas dormi de la nuit, répliqua la jeune femme, laconique.
— Encore !? Vraiment, il t’en fait voir de toutes les couleurs, ce môme. Tiens bon, on est toutes passées par là après la naissance des gamins. La gent féminine a le cuir solide.
— Ah ça, confirma Yesmine.
Penché en avant, les deux souliers appliqués sur l’étrier, l’intéressée contrôla la nature du résultat, réengagea le mécanisme.
9 heures. Les surveillants donnaient du clairon. Les tisserandes se pressaient dehors. Nauséeuse, la jeune femme s’arracha de son pupitre. Elle avait mal au niveau des articulations et sous la plante des pieds. La pulpe des doigts lui brûlait. Elle avala sa salive, puis rejoignit le reste du groupe. L’effectif réuni, la procession accéda à l’entrée d’un autel de plein air situé à proximité des usines de production. Dès lors, les ouvrières poursuivirent leur balai quotidien. En file indienne, emprunt de la dignité relative à l’antique religion, elles recevaient l’onction à tour de rôle, s’inclinaient, avant de quitter la formation par les voix latérales. Elles regagnaient ainsi leur poste de travail. Dispensée sous le signe du recueillement, de l’introspection, la prière offrait un court répit aux masses laborieuses, qui n’hésitaient pas à ralentir le pas sur le chemin retour. Il s’agissait de bien connaître les surveillants, de repérer leurs limites, leur rapport au règlement. Leur sadisme aussi. D’aucuns n’admettaient pas même qu’on s’humidifie les lèvres au cours de la traversée. Son tour venu, la jeune femme s’inclina, chuchota d’une traite un paragraphe tiré des Saintes Écritures.
— Je vous pardonne, ma fille, prononça le bedeau. « Puisse l’Unique vous accompagner sur ces terres et par-delà le grand continent. »
De retour à l’atelier, elle remonta l’allée, bifurqua au fond du rang. Elle aperçut la plaque sur laquelle figurait son matricule. « 76 ». C’était son nom, son identité sur la chaîne. Elle n’était ici qu’un chiffre, deux caractères au cœur du vaste engrenage de l’industrie textile.
— Un problème ? surgit une voix par-dessus son épaule.
— Non, tout va bien. Je vous remercie, Monsieur.
Son interlocuteur, un être patibulaire, sinistre, contrôla la bonne tenue du dispositif, opina. Il reprit son inspection, les mains nouées sur son bas-ventre. Visible au premier coup d’œil, son costume ciselé renvoyait au statut de coordinateur : son responsable.
— Le plus gros est fait, courage.
— Merci, Monsieur.
Sur quoi Nelly la gratifia d’une boutade, Yesmine, d’un mot gentil. Les surveillants rentamèrent leurs rondes rituelles.
Le cliquetis des machines, les bavardages se relancèrent aussitôt. Atteinte par ce soudain soulèvement, elle s’installa aux commandes de son métier à tisser, sélectionna une couleur, déroula la bobine. Elle s’activa avec zèle, sans s’occuper des débats, des babillages promus aux alentours. Furent abordées les querelles de ménage ; les intrigues de cour ; les maladresses des magistrats ; puis les inévitables débordements sur la première avenue. (Ce matin encore, un accident de circulation défrayait la chronique) Elle s’agaçait de cet environnement stérile, de ces discours frivoles, dénué du moindre intérêt. Elle se sentait seule, cloîtrée au fond de cet immense entrepôt.
Midi. Comme sauvée par le gong, les tisserandes repoussèrent d’un geste las les portiques de sécurité, réajustèrent l’assise de leurs dossiers, selon les mensurations de la relève. La jeune femme opéra une suprême manipulation, retira ses pieds des étriers. Après quoi, elle se laissa glisser jusqu’à la terre ferme. Son quota rempli, le rapport rédigé sous la plume du coordinateur, elle assista à l’office de mi-journée, obtenue l’onction dans les conditions sus-citées.
Elle retrouva à la sortie Yesmine et Nelly ses deux fidèles collègues, lesquelles interpellèrent à leur tour l’équipe préposée au service du soir.
Un groupe de mères au foyer accompagné de leurs rejetons saluèrent les nouvelles venues d’un feint enthousiasme. Les dernières nouvelles traitées, ponctuées du souffle chaud des cigarettes, elles procédèrent à l’échange convenu.
Talia, à l’écart, accueillit ses pensionnaires d’un sourire forcé. Elle se refusait à inhaler les effluves de ses consœurs.
Son bleu de travail plié sur le dos, son attention aux aguets, Talia précédait les pas de trois petits garçons affublés de gilets trop grands. Le premier, les pommettes grêlées, fanfaronnait la tête haute. Elle observa une halte à mi-parcours, visita une braderie dont elle souhaitait juger de l’accessibilité. Sur l’accotement, des grossistes rivalisaient d’ingéniosité, chacun campé selon les limites de sa juridiction. Sur l’aile droite : des étals garnis de chemises de corps, des bonnets, des fez, des mitaines, des coiffes, des corsages. Sur l’aile gauche : des tapisseries, des linges de maison flottaient au gré du vent, des bracelets d’étoffes, des colliers brillaient sur des napperons déployés à même le sol. Enfin, de charmants costumes aux motifs recherchés ondulaient sur des cintres. « D’origine princière, garantie de première main », avançait un vieillard au sourire édenté. Il tâchait bien sûr d’écouler son stock en prévision de la fête de l’éclosion. En bout de circuit, leur inventaire installé à la dérobé, des artisans proposaient des assortiments de viennoiseries.
— Ma mère a dit tout à l’heure que tu devais nous acheter à tous les trois une plaquette de chocolat.
— Même pas en rêve.
— Des Pâtisseries alors ? Juste pour moi.
— Non plus.
Le garçon soupira, se retourna, continua en marche arrière.
— Toute façon tu nous offres jamais rien. Tu nous aimes pas enfaîtes. J’ai pas raison, les gars ?
Eli, la silhouette élancée, les cheveux en bataille, rattrapa Albertino, pouffa de rire, bras dessus bras dessous avec son frère aîné. Saulo ignora l’appel. Il contemplait de son côté un curieux pendentif.
Talia compara les prix, s’informa auprès des commerçants. Elle jeta son dévolu sur un simple carré d’étoupes, article de première nécessité à toute couturière qui se respecte. (Elle tâcherait tantôt de repriser quelques vêtements usagés) Son examen terminé, ils longèrent le rempart principal, bordées de bâtisses ensoleillées parcourues d’échafaudages branlants, de cabanes décrépies. Les murs, hauts de six mètres au moins et flanqués à leur sommet de pointes effilées, affichaient les traces des conflits passées. En cas d’attaque, un réseau de clochetons, de beffrois disséminé en rase campagne alertait la population du danger. Les riverains abandonnaient alors leur maison, se réunissaient ici, à la lisière intérieure du Delta. Les militaires se chargeaient de repousser les raids de l’envahisseur. Les Mancros, ce peuple pervers et monstrueux n’utilisaient pas d’échelles ni de tourelles mobiles, non. Eux parvenaient à franchir l’obstacle sans équipements, aidés de leurs seules griffes acérées. Des séries de brèches entrouvertes, d’orifices creusés attestaient de cet exercice d’alpinisme. Les portes principales, d’une épaisseur prodigieuse et pourvues de deux battants cloutés, témoignaient des traces de leur passage. Les tribus indigènes manipulaient en effet de lourds béliers aux motifs barbares composés d’un minerai dense et mal connu.
La mine haute, une mèche de cheveux noirs masquant son œil gauche, Talia et son escorte intégrèrent la file formée au-devant du point de contrôle. Les chalands bavardaient au pieds des herses. Les enfants, ébahis, nerveux, considéraient sans mot dire les logements de la garnison. La jeune femme présenta son sauf-conduit. Les deux factionnaires en poste, coiffés d’un morion et vêtus du plastron lisse commun à la police urbaine, la reluquèrent de pied en cap.
Ils échangèrent un regard fort de sous-entendu.
— Tout est en règle. Bonne journée, mademoiselle.
— Madame, corrigea celle-ci.
La porte ouverte, retenue par une grosse pierre, elle déplia le volet. Un unique rayon teinta l’intérieur du domicile conjugal. Saulo se proposa d’éplucher l’équivalent d’un sac de pommes de terre. Eli, qui cherchait une échappatoire, reçut l’ordre d’aller quérir Albertino, lequel ronchonnait dans son coin. Les deux frères accompagnèrent Talia jusqu’au puits, déclarèrent de concert, les muscles bandés, qu’un seul d’entre eux suffirait au transport de la provision d’eau.
À leur retour, un monticule de patates nues luisait sur la table. La casserole remplie fut portée sur le feu, des conserves entamées, leurs contenus mélangés avec le bouillon.
Talia souleva la tenture de la remise, dont elle tira un ballon rapiécé. Les enfants trépignèrent d’impatience.
— Tout le monde joue cette fois, compris ?
— Ouiii !
Albertino et Eli se précipitèrent dehors. Saulo s’escrimait à présent. Sa lèvre supérieure formait un bec de lièvre.
— Je terminerais, ajouta-t-elle.
L’intéressé poussa une exclamation enjouée, remercia sa bienfaitrice, avant de rejoindre ses petits camarades.
Créé à l’initiative de Talia, le "jardin d’enfants" consistait en un collectif de garde alterné. Cette modeste association fondée sur l’entraide et la confiance visait à oxygéner les trains de vies des jeunes mères au foyer, la plupart cumulant en effet un poste à mi-temps et les tâches ménagères. De fait, les participantes acceptaient sans mal de se prêter à cet exercice, car elles obtenaient en contrepartie un après-midi de liberté par semaine. Les rires, les chamailleries, l’eau qui bout au fond de la marmite. Sur le seuil, elle constata de l’avancée de la cuisson. Albertino courrait en pôle position. Eli entreprit de lui subtiliser la balle et, le temps d’un volte-face, d’une feinte, essuya un cuisant échec. L’ouverture produite déstabilisa l’adversaire, une opportunité qui permit à Saulo de tirer son épingle du jeu. Elle mimait des pieds l’affrontement. Son esprit vagabondait, se remémoraient de lointains souvenirs. Elle bondit tout à coup, ses courts cheveux en désordre.
« Attention, j’arrive ! » annonça-t-elle de vive voix. Le trio forma une avant-garde appliquée, alliés de circonstance prêts à recevoir l’ennemi. Ils encaissèrent sans broncher une première offensive, une seconde. Désorganisé, incapable de la moindre synergie, ils se virent rapidement débordés. Talia déroba la balle dans un quasi grand écart. Elle jongla, distança sans effort le joueur en lice. C’était sans compter sur Albertino et Saulo, qui l’encerclèrent en un rien de temps. Ils l’assaillirent de cris joyeux, de rires étouffés. Une fois l’équipe ressoudée, ils parvinrent non sans mal à lui ravir la victoire.
« Ouééé ! On a gagné ! On a gagné ! » chantèrent les garçons.
Ils produisirent une vive ovation à l’égard d’Albertino, célébrèrent son triomphe, sous les acclamations d’un public imaginaire.
— Tu as pris ton temps.
Une invitée patientait sur le seuil, petite dame policée, chétive, munie d’un sac en peau, d’une hotte de transport et coiffée d’une calotte rapiécée. Elle serrait avec obstination la main d’une fillette de dix ans, laquelle ne semblait guère ravie de la situation.
Talia et sa sœur partagèrent une brève accolade. Elle enjoignit les garçons à faire preuve de politesse. Albertino, Eli et Saulo saluèrent en grande pompe. Un concerto de paroles entremêlées.
— Bonjour, bonjour, répondit Catalina d’une voix fluette, rigide. Et en direction de sa fille unique. « Ginna, une belle révérence, s’il te plaît »
La performance critiquée, elle pivota sur son axe, entraînant l’enfant du même coup. Sur son dos s’agitait un bambin avide de retrouver le sein maternel. Talia ôta une à une les lanières de sécurité, caressa le visage de Pedro, puis dégagea celui-ci du cocon protecteur. Une euphorie sans borne succéda au retour de sa progéniture, la sensation d’une âme en berne, d’un cœur éteint ravivé sur le fil. C’était son fils, sa consécration. Avant sa naissance, elle ne s’imaginait pas mère au foyer. Elle se croyait pleine, entière, équilibrée. Elle l’était, à n’en pas douter. Mais n’avait-elle pas grandi dès son arrivée ? Sa seule existence ne repoussait-elle pas les limites de son petit univers étriqué ?
Aujourd’hui, elle ne connaissait le repos qu’en sa compagnie.
Affranchis du protocole, les garçons se concertèrent. La fillette, libérée du sarment matriarcal, provoqua Albertino à la course. « Ne salis pas tes vêtements, tu entends, Ginna », gronda Catalina.
— Elle approuve du geste, mais ne m’écoute pas, poursuivit-elle à voix basse. « Je suis sans doute trop laxiste avec elle. »
— Tu es trop strict, Cati, au contraire, trancha son interlocutrice, « On est tous pareils à cet âge-là. On transgresse les règles par principe.
— Pas moi.
— Toi, tu es un cas à part, un exemple de maturité. Elle hésita l’espace d’un instant, se ravisa. « Tu veux boire quelque chose ? »
— Volontiers.
Assises côte à côte, elles trinquèrent sans raison particulière à l’aide de bocks en étain. Talia, avare de paroles, cajolait Pedro. Sa sœur, mal à l’aise, droite comme un « i », résolut d’engager la conversation.
Elles échangèrent d’abord des banalités, discutèrent du climat, des récoltes en devenir. Catalina et son mari exploitaient en effet une parcelle arable, dans la pure tradition familiale. Sitôt lancée, celle-ci s’adonna à son exercice favori : le colportage de rumeurs abracadabrantesques. Une tempête record au trimestre prochain ? Elle ébruitait la nouvelle. Une purge prévue au fin fonds des bas quartiers ? Une bande de brigands célèbres inquiétait par ses sévices le pouvoir en place ou une entreprise d’importance ? Autant de gazettes tenues aux sorties des commerces, des plantations ou sur la margelle des puits communaux.
— Tu connais pas la dernière ? La fille Perca. Mais si ! Elle donne un coup de main chaque année sur les champs du vieux Giro, pendant les moissons. Oui, voilà. Tu sais à quel point je méprise les commères, mais passons… Cette crapule fournit du poison sur commandes, des préparations à base de foie humain, de viscères, de poils de rats. Comment c’est possible ? Elle n’a pas honte ?!
— Elle les vend à qui, ces potions ?
— Ah ! Ça t’intéresse ! Tu as raison, c’est important, reprit Catalina. « Figure-toi qu’elle écoule ses marchandises chez les femmes mariées. Oui oui, tu as bien entendu. Elle s’engraisse sur la détresse de son prochain. Eh quoi, le mariage, ce n’est pas toujours une partie de plaisir, mais de là à assassiner froidement son conjoint. Il ne faut pas exagérer ! »
Renfrognée, elle critiqua un moment encore la conduite de sa victime, annonça qu’elle s’empresserait de dénoncer son cas à la justice si les magistrats ne consistaient pas en de pareils poltrons.
Elle poursuivait sa vindicte ordinaire lorsque, tressautant sur son siège, elle déclara à brûle-pourpoint :
— Au fait, j’ai appris qu’ils comptaient licencier sur les chantiers. Ces maudits hommes-poissons… Ils nous prendront tout. J’espère que ça va aller. Si tu as besoin d’aide, tu sais où…
— On s’en sortira. Kab et moi on a les reins solides.
— Oh je n’en doute pas. Mais maman…
— « Elle » touchera la somme, comme convenu.
Silence. Les deux parents burent coup sur coup le contenu de leur gobelet, se redressèrent. Sur le départ, Catalina convoqua Ginna. Son esprit juvénile dévoué à une partie de balle aux prisonniers, la fillette écouta d’une oreille distraite le catalogue sans fin des recommandations maternelles, avant de filer retrouver ses copains.
Les estomacs repus, les assiettes et couverts savonnés aux lavoirs publics, les grands engagèrent un nouveau jeu. Talia nourrit au sein Pedro, le plaqua contre son épaule. Le rot quotidien obtenu, elle le borda. À l’extérieur, Saulo tentait d’échapper à Ginna. Ses corvées journalières achevées, à savoir le nettoyage des sols, de son secrétaire personnel, l’inventaire des ressources et le recensement des denrées périssables, elle décida de retourner s’amuser dehors.
La sieste de Pedro terminée, les sportifs fourbus, deux heures de jeu du loup dans les pattes, elle proclama, haletante :
— On marque une pause, histoire de vous hydrater un peu.
— Moi j’ai pas soif, protesta Albertino.
— Moi non plus ! suivi Eli
— Ça ne fait rien. Et puis, vous allez en avoir besoin, je crois. On s’en va tout à l’heure. »
Perplexes, Albertino et Eli se consultèrent l’un l’autre, tinrent conseil avec gravité. À l’écart, Saulo prononça le mot magique. Ginna détourna la tête. Elle demanda surexcité :
— On… On visite le refuge, tantine ?
— Possible, releva la jeune femme d’un air confidentiel.
Un éclat de joie souleva l’assistance.
— Moi je veux boire, rugit Albertino, sur ses traces.
— Moi aussi !
— Non, moi d’abord !
Au-devant des plaines infinies, loin des pavillons et du chahut continuel des boulevards populaires, le refuge de Sainte Myriam trônait à l’extrême lisière du dortoir, aux abords d’une parcelle agricole esseulée. Un anacardier la protégeait des affres du soleil. Elle consistait en une vieille bâtisse maçonnée de pierre brute et dotée d’un toit mansardé de tuiles rouge. Une tourelle munie d’une cloche de bronze en bordait l’entrée, le tout connecté par deux cordelettes fermées par une épissure.
Il s’agissait en réalité d’une ancienne abbaye inachevée datant des premiers temps de la découverte, reconvertis suite à l’abandon total des travaux par les fonctionnaires de l’administration. Ainsi, sa façade s’effondrait presque, ses gouttières fuyaient au moindre crachin, sa charpente donnait des signes de faiblesse. Ses murs s’effritaient, ou laissaient par endroit filtrer la lumière du jour. Le refuge de Sainte Myriam dégageait un aspect rustique, d’une étonnante simplicité. Il recelait en réalité un trésor inestimable.
Les enfants piaillaient, chahutaient. Talia, d’un ton sans réplique, réclama le silence. Elle usa du lourd loquet proposé aux visiteurs.
« Toc. Toc. Toc. » « Toc. Toc. Toc. » Le son des pas, le grincement d’un verrou leur signala la présence des moines. Un volet coulissa. Deux yeux perçants apparurent au milieu du vantail.
— Oh, c’est vous. Un moment, je vous prie.
La brèche colmatée, la porte ouverte, un homme sans âge au visage blême, aux traits creusés, les introduisit dans le vestibule. À l’intérieur, un banc sans élégance, des tentures poussiéreuses agrémentaient les cloisons de l’étroit réduit. Les visiteurs rassemblés, Eli demanda s’il était possible de commencer plus tôt. L’homme, pour toute réponse, jeta à la jeune femme un regard venimeux. Il soupira. « Attendez ici, je vous prie. »
À son départ, Ginna ne manqua pas d’invectiver par de vilaines grimaces l’attitude hautaine du circateur. Talia enjoignit celle-ci à cesser ses simagrées. Elle détacha ses bretelles, quitta sa hotte en osier. Elle hissa Pedro contre sa poitrine, puis résolut de se dégourdir les jambes. Portée d’un angle à l’autre, exposant tel ou tel détail d’importance, elle s’ingénia à occuper les esprits par le récit des grandes aventures d’antan. Les enfants, au départ concentrés, décrétèrent bientôt ces histoires redondantes, sans surprises. Saulo ajouta que les bedeaux les leur rabâchaient déjà matin midi et soir, au cours des offices religieux. Elle ne sut pas lui donner tort. Les secondes, les minutes se succédèrent. Un quart d’heure s’écoula. « Arrête ! Arrête ça maintenant, gros balourd, aboya Ginna. » Albertino, avachi sur son siège, simulait un grossier ronflement. Eli observait, l’air de rien. Il épiait la réaction de leur chaperon avant d’imiter son ami. Talia, agacée, se rapprocha, susurra à l’oreille d’Albertino de vives recommandations. Le garçon, morose, réajusta sa position.
Enfin, un second panneau coulissa sur ses gongs. La démarche claudicante, une paire de lunettes en cul-de-bouteille sur le nez, un vieillard à la silhouette rabougrie, affublé de la bure traditionnelle, se porta au-devant des invités. Talia marcha à sa rencontre.
— Madame Grande ! Ma chère, c’est un plaisir, s’exclama l’abbé Escalon. Il ôta son capuchon.
— Bonjour, mon père.
— Je vous prie de m’excuser, pour l’attente j’entends. Je me reposais dans mes appartements. Le circateur a cru bon de vous faire patienter jusqu’à mon réveil. Comment allez-vous ?
Les politesses d’usage échangées, les enfants accueillis en bonne et due forme, le groupe parcourut en long la nef et ses quelques banquettes. Ils saluèrent un à un les cénobites, les vas-nu-pieds, les vagabonds en quête d’un toit, se hâtèrent jusqu’à franchir la voûte basse, derrière l’hôtel. Ils empruntèrent l’unique corridor, considérèrent au détour du passage les cellules exiguës reversées aux sans-logis. Ici, des chandelles fondues, là, des flammèches révélaient de simples lits de camp, des fidèles en pleine oraison. Le circateur, en patrouilleur acharné, s’affairait à la surveillance du couloir. Arrivée en vue d’un local en comparaison immense, éclairé de lumière vive et séparé en deux par une estrade, Talia s’attarda sur le seuil. Son cœur palpitait. À gauche défilaient deux rangs de pupitres pourvus d’encriers, de plumes d’oie racornies. Sur l’estrade, un pupitre semblable, accompagné de trois coffrets fermés.
— Je crains, hélas, de ne pas pouvoir assister à vos lectures aujourd’hui, souffla l’abbé Escalon. « Des tâches autrement plus fastidieuses requièrent mon attention ».
— Paperasse et tracasserie, j’imagine.
— Précisément. L’inconfort d’un poste à responsabilité, je présume.
Accroupi à hauteur du premier coffret, il retira à l’aide d’un jeu de clef une pile de livres épais, puis remit le tout à son élève.
— Adressez-vous à moi si vous souhaitez consulter de nouveaux ouvrages, reprit le maître des lieux. Il se détourna en direction du public. « Les enfants, vous êtes ici chez vous, à condition bien sûr d’observer un silence de cathédrale. Sur ce… j’ai à faire. Profitez bien. »
Pedro installé sur le pupitre enseignant, Talia effleura du pouce les reliures, lista les titres à sa portée. Albertino et Eli se chamaillaient. Ginna tirait Saulo par la manche. Celui-ci, inflexible, s’impatientait.
Elle arrêta son choix.
— La légende du comte Goëlo et sa jeune épouse, Sainte Azenor, lut-elle à voix haute, « Le couple marié vivait… »
— Ça commence !
— Chut devant.
— Quoi chut ?
— On écoute, ordonna Albertino d’un air grave.
17 heures. Accroupi, Talia manipulait un genre de fer à cheval. Elle ajouta du combustible, usa du silex, opiniâtre.
— Encore, s’il te plaît.
Saulo s’écarta du cœur incandescent. Il fourragea à l’intérieur de la remise, revint de plus belle, un amas de branches sèches, de fagots enchevêtrés entre les doigts. Libéré de ses obligations, il rejoignit le colloque formé par ses pairs, lequel retraçait la palpitante aventure narrée sur les bancs au refuge. Pedro assistait à la représentation. « Et là ! Et là, la vilaine, l’horrible belle-mère a menti au roi. Elle a condamné la belle Azenor… » déclamait Saulo, à la limite de l’hystérie. « Il lui poussait des pustules sur le nez », compléta son vis-à-vis. « Une vraie traînée ! ».
— Ton langage Ginna, gronda Kab, de retour des chantiers, « C’est ta mère qui t’a appris à causer comme ça ? »
— Pardon, oncle Kab.
Au fourneau, Talia sermonna son époux d’un geste courroucé. Elle suspectait en effet Catalina de dénigrer son prochain en présence de sa fille, mais de là à l’annoncer au grand jour…
Les enfants poursuivirent leurs commentaires. Avachi sur son établi, Kab gratta son bandage. Il consacra son temps à divers bricolages et réparations, chassa de la charpente une imposante toile d’araignée, puis proposa de la remplacer en cuisine. Elle s’attabla dès lors sur son secrétaire.
18 heures. Le crépuscule pointait à horizon. Les bonnes gens se regroupaient sous le ciel étoilé. Entassés sur l’autel, ils récitèrent les cantiques et épopées suggérées par les bedeaux, reçurent l’ultime onction. Après la cérémonie, les mères des garçons les rejoignirent. Elles quittaient à l’instant les machines de l’atelier. « Tout s’est bien passé, j’espère. Pas de bêtises ? » demanda la mère d’Eli et d’Albertino, une matrone à la poitrine plantureuse, cigarette au bec. « Bien. N’hésite pas si tu rencontres la moindre difficulté. Pas de chichi entre nous. ». « Saulo, viens ici, commanda sa consœur. « Allez, on se dépêche. ». Froide et résolue, Ginna raccompagna Catalina après avoir salué dûment son oncle et sa tante. »
— Ça a été aujourd’hui ?
Talia transvasa la précieuse bouillie, s’empara d’une pomme de terre encore tiède, qu’elle éplucha consciencieusement.
— Mon amour ?
— Hum ? Ah, pardon. Oui. Oui, ça va. Je repensais aux enfants. C’est incroyable comme la lecture les canalise, on pouvait presque entendre les mouches voler cet après-midi.
— Même Albertino ?
— Surtout Albertino. Ce gamin est adorable pour qui sait lui parler.
Sur quoi, elle retraça avec un profond mépris la situation vécue à la mi-journée, critiqua Catalina sans ambages. Celle-ci s’était permis d’aborder le sujet des hypothétiques licenciements. Elle s’inquiétait, parait-il. Quoi d’autre ? Elle surveillait ses faits et gestes, jugeait de ses réactions, de ses faiblesses, avant de porter son rapport en plus hauts lieux. Un vrai toutou à la solde de Dolorès, sa sœur aînée. Le repas terminé, les deux époux quittèrent la table et, d’un commun accord, se postèrent en vis-à-vis. Talia déposa Pedro sur le sol, s’accroupit, puis, à son niveau, le redressa dans la posture adéquate. Le petit, méfiant, ombrageux, se trémoussait d’avant en arrière. Il cherchait ses appuis. « On est partie mon gars. Rejoins donc ton vieux père », entonna Kab. « N’aie pas peur. Je suis là », lui chuchota la jeune femme à l’oreille. Alors, elle relâcha son étreinte, l’orienta, de sorte à sécuriser son entreprise. Pedro vacilla sur son socle, dégluti et, après une brève hésitation…
« TA GUEULE ! TA GUEULE, GASTAR, FOUTU CLÉBARD ». Des coups, des grognements plaintifs retentirent à l’extérieur. Pedro, comme soufflé, se blottit contre sa mère. Une porte claqua, à deux, trois, quatre reprises. Le battant tremblait sous les assauts successifs. « J’SUIS RICHE MOI, RICHE, T’ENTENDS ? PERSONNE DOIT SAVOIR. TU M’CROIS PAS, HEIN, GASTAR ? ATTEND VOIR, PESTE. » Le voisin renversa par terre un objet lourd. Il s’embrouillait, fulminait seul dans son appartement. Une litanie hachée, incompréhensible. Dehors, le chien accompagnait ses suppliques.
« ATTENDS, PESTE ! JE SUIS RICHE MOI. RICHE, MON PETIT POTE ! N’EN DÉPLAISE À VOUS AUTRES, SCRIBOUILLARDS DE MERDE ! »
Kab, désœuvré, sortit dans l’espoir de le raisonner. Le vacarme ne cessa qu’aux alentours de deux heures du matin.