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Talia Grande

La mine boudeuse, une cigarette fumante entre les dents, le falotier cala son échelle. Il se hissa à hauteur du lampadaire, crocha le filin sans y porter attention. Son collègue resté au sol tira sur le cordage, souleva par l’entremise d’une poulie le contenant nécessaire au ravitaillement. Le réservoir rempli, il entreprit de raviver la flamme à l’aide du percuteur. En contrebas fourmillaient brocanteurs et musiciens. Des cuisiniers préparaient de copieux banquets. De charmantes jeunes filles vêtues de costumes affriolants jetaient par volée entière des pétales de fleurs séchés, dansaient en prévision du chant des instruments. Des spectacles de rues, des numéros comiques répétaient à guichet fermé.

L’opération terminée, il descendit quatre à quatre les barreaux de l’échelle, enjoignit à son acolyte de presser le pas.

— On enchaîne. On va rater la fête sinon !

Dix-huit heures. Massés les uns sur les autres, les habitants piétinaient sous la voûte céleste. Ils bavardaient de tout et de rien, de l’invraisemblable fixité de l’armistice aux cancans habituels. On condamnait à mi-voix l’extrême barbarie des bridages, lesquels s’étaient permis d’expulser un couple à la veille de l’éclosion.

Les bedeaux réclamèrent le silence.

— Mes frères, mes sœurs, déclara le prédicateur depuis son pupitre. Il feuilleta son missel1 « voici venu le temps de l’éclosion. L’hiver s’achève. La terre nourricière a terminé de régénérer ses enfants. Vous le savez, le cycle des saisons est différent ici, en Agesto. Les neiges n’y tombent pas.

« Les étés sont torrides. La végétation forme un bulbe protecteur dès l’arrivée des premières chaleurs… »

Sur un mot du vénérable orateur, l’assemblée entonna un chant en l’honneur de l’Unique, loua la divine bonté du démiurge. S’en suivit la chronique prétendument exhaustive du pèlerinage de Saint Sebastian, missionnaire émérite et grand ordonnateur des moissons. Une harangue sans fin, débitée avec fièvre. Bientôt les fidèles s’impatientèrent. Les bedeaux eux-mêmes semblaient bouder l’officine du pasteur. Au centre de cet auditoire contrarié, Kab se languissait du monde extérieur. Il ne prêtait guère attention aux propos échangés, s’occupait à observer le ciel, ou guettait les réactions de ses compatriotes. Il renifla, s’étira soudain de tout son long, au grand dam de ses voisins. D’une bourrade, Talia l’invita à mieux se tenir, lui reprocha son incivisme.

Elle-même commençait à s’agacer de ce discours interminable.

Enfin, le prédicateur retira ses lunettes, referma l’épais volume. Il se signa. L’assemblée retint son souffle.

— Je vous pardonne, mes enfants, puisse l’Unique vous accompagner sur ces terres, et par delà le grand continent. Disposez, à présent.

— Allez, viens, s’écria la jeune femme. Elle rit. « À moins bien sûr que tu n’aies peur de moi ? »

— Et comment que j’ai peur de toi, tu gagnes chaque année.

Coulée dans un haut de corps marron-beige et coiffé d’un genre de toque légère, Kab souriait de toutes ses dents. Talia quant à elle portait en ce jour peu commun un ensemble uni couleur vert pomme enserré d’un ceinturon, un bonnet rouge, des mitaines (résultat d’un pouce manquant sur une paire de gants usagée), ainsi que des sandales de cuir bouilli. Tradition oblige, une mèche de ses cheveux noirs tressautait devant son œil gauche. Main dans la main, le couple serpenta à travers les rangs des badauds, pénétra la place. Çà et là s’organisaient course de sac, jeux de quilles et autres activités de plein air. Des compétitions départageaient les plus gros mangeurs, les orfèvres, ou les couturières de talent. Une scie installée bien en évidence invitait quiconque souhaitait s’essayer au dur labeur du bûcheron. Enfin, campé en une estrade montée, un orchestre égayait les festivités. Une piécette versée à qui de droit, Talia récupéra un coffret en bois, lequel fut transporté à deux pas, au pied d’une table à tréteau fourni de deux tabourets. Le plateau posé, Kab lut à voix haute :

— EMPIRE (puis, en caractères minuscules)

« Les… Ba… euh… Les bâtisseurs de la capitale. »

La jeune femme se délesta de sa hotte d’osier, en extirpa Pedro. Les paupières grandes ouvertes, le petit garçon considérait les attractions alentour. Il pointa du doigt l’orchestre.

— Zik ! Zik !

— Musique, mon chéri. Tu as bonne mémoire, dis-moi. On ne les voit pas souvent ces gens-là. C’est dommage d’ailleurs.

— Mon amour ?

— Ah, pardon. Hum. Honneur aux vaincus, tu ne crois pas ?

Ses pions dûment arrangés sur la zone de départ, Kab lança les dés. « Six et un. Sept », annonça-t-il, avant de déplacer les pièces souhaitées.

Basé sur l’antique jeu de l’oie, « EMPIRE » consistait en une course sur plateau semé d’embûches. L’objectif ? Terminer le premier le chantier du siècle, celui de la grande cathédrale de Sainte Christina. Les joueurs manipulaient à cet effet huit jetons (les bâtisseurs) lesquels progressaient sur la piste jusqu’à accéder à l’étape finale. La clôture des travaux. Des événements aléatoires jalonnaient leur périple, divisés en trente-six cases gravées d’un numéro. Celles-ci renvoyaient à un fascicule annexe. Une terrible attaque de bandit, un nouvel impôt ou pire, la goutte ou la malaria ralentissait ou éliminait les forces en présence. Des bénédictions, au contraire, octroyaient un bonus au lancer, (temporaire ou permanent) le sauvetage in extremis d’un ouvrier, un apport salutaire de main-d’œuvre ou l’emploi frauduleux de saboteurs dans le camp adverse. L’objectif pouvant être atteint en trois coups consécutifs, (deux dés de six, donc trois fois douze) la durée des sessions variait sensiblement. Les débutants misaient gros d’entrée de jeu, n’investissaient leurs points de déplacement qu’en deux ou trois bâtisseurs maximum. Tout le contraire des joueurs avertis qui, conscients des périls encourus au cours de la traversée, morcelaient les gains selon les circonstances. En règle générale, le groupe l’emportait sur l’aptitude renforcée du seul individu.

Une erreur commune consistait à scinder à parts égales les scores obtenus, et ce afin d’avancer à tâtons, sans risque de perte ni d’entrave. Les événements de pestes toutefois enrayaient l’action de telles expéditions. Elles liquidaient en plus des bâtisseurs présents ceux stationnés sur les cases adjacentes. Une véritable hécatombe.

— Quatre et cinq, dix ! Ha ! Qu’est-ce que tu dis de ça, hein ? déclara Kab. « Ce coup-ci, tu mords la poussière ! »

Talia, sans se laisser impressionner, prit connaissance de la situation. Elle souffla sur sa mèche rebelle, répliqua, d’apparence résignée.

— Ah ça. C’est coton, en effet. En ce qui te concerne.

— Comment ça ?! S’offusqua l’autre. (Il étudia le plateau) « "Bon présage". C’est pas mauvais comme truc, non ?  Déjà que je mène… »

— Tout à fait. "Bon présage" te garantit un score optimal pendant trois tours. Une aubaine.

— Ah, tu vois !

— Sauf que tu as fait neuf, mon amour. Quatre et cinq donnes neuf. Pas dix. Et la case d’à côté…

— Hum ?

Silence.

— Rhooo putain. Mais c’est pas vrai !

Talia remporta cette manche, puis les deux suivantes. La quatrième en revanche la laissa bouche bée. Préférant malgré les conseils de son épouse centraliser sa stratégie autour d’un pion unique, Kab obtint en guise de préambule une paire de six, embraya en pôle position. La jeune femme railla son audace, mais encaissa coup sur coup les calamités, accumula les contretemps. Elle ne dépassa jamais la moitié du plateau, assista, impuissante, à l’ascension fulgurante du loup solitaire. Peu familier au succès, Kab savourait ses réussites au compte-goutte. Il sursautait, vérifiait par deux fois chacun de ses résultats. Il occupa sous peu "l’antichambre", place forte, recherchée par les amateurs, car basé non loin de la ligne d’arrivée. Elle se situait entre la case "calomnie" (entrave de deux tours, associée au nombre de malus identiques subis en cours de partie) et "excommunication" (éviction pure et simple du pion touché). En un mot, la providence avait frappé. Il triompha au lancer suivant.

— Pff, souffla Talia, empourpré. « Franchement, ça devrait pas être possible de gagner de cette façon. Aucun mérite. »

— La chance, ça se travaille ma petite, fanfaronna Kab. « C’est même une qualité rare ! Une dernière ? »

Le nécessaire de jeu rendu à son propriétaire, le couple poursuivit la traversée. Ils arpentèrent les allées marchandes, devisèrent au sujet de telle ou telle nouveauté proposée cette année. Un monde fou circulait dans un ballet incessant. Sur le bas-côté, des jongleurs réclamaient l’aumône, des enfants malingres rameutaient les flâneurs à l’abri des regards. Des hurrahs endiablés s’échappaient des bistrots, des débits de boissons. Des serveuses distribuaient des toniques. Des nuages noir de mouches vrombissaient autour des réverbères. Des familles entières lorgnaient sur Kab ou Pedro, étouffaient de vives exclamations à l’endroit de leur ménage singulier. Les persiflages, les remarques fuseraient une fois hors de portée. Les commères du quartier ne manqueraient pas de commenter l’événement le surlendemain, à l’occasion de l’onction commune. Depuis longtemps imperméable à la critique, Talia avisa un théâtre de rue, où s’escrimait un équipage de poupées grotesques façonné à l’effigie de personnages de haute importance. Sur scène, fagoté d’un épais manteau à fanfreluches, Sa Majesté le roi Rodrigue IV en personne frappait du bout de son sceptre le plancher. Il administrait les treize Capitania, chacune matérialisée par un pantin flanqué d’un étendard figurant l’aspic étoilé. Le vice-roi les accompagnait. Symbolisée par quelques répliques de poissons d’eau douce piqués au bout d’une tige, une horde de Mancro défiait l’autorité du monarque. Ceux-ci ricanaient, se vantaient de cuire au feu de bois les corps des fantassins tombés au champ d’honneur. Les témoins condamnèrent à l’unisson le comportement des autochtones.

Elle persuada Kab d’assister à la représentation, transvasa Pedro de son panier aux épaules de son père. La tête haute, ses bajoues royales bringuebalant au rythme de ses récriminations, Sa Majesté Rodrigue tira de son fourreau une rapière factice, puis donna l’assaut d’une voix suraiguë. Des trompettes tonnèrent.

Les capitaines, au lieu d’accéder à sa demande, préférèrent s’adonner à moult querelles intestines. Le vice-roi lui-même ne prêtait guère l’oreille à sa parole. Le rideau chuta, révéla un décor différent. Transportée en un luxueux bureau par une habile mise en scène, Sa Majesté invectiva par courrier les troupes en présence, poussa la provocation jusqu’à jurer par le diable. L’assistance, scandalisée, conspua le digne souverain. Alors, se dressa dans son dos la silhouette d’une autre marionnette, celle du suprême avatar de la grande église de l’Unique. Le premier apôtre des temps nouveaux. Le silence gagna la tribune. Des serments, des « chuuts ! » frénétique soulignèrent l’apparition du pontife.

— Comment osez-vous, ô, roi Rodrigue, gronda l’apôtre, « N’êtes-vous pas, par la grâce du sacrement, son divin représentant sur ces terres sauvages ? Si ? Eh bien, c’est chose révolue. Vous jurer par le diable, et nul ne saurait toléré pareil outrage. Aussi je vous bannis, et m’en vais trouver sans délai un meilleur intermédiaire. »

Ce sur quoi il disparut.

— Fi ! Fi ! cracha le roi, se tortillant tel un nourrisson.

Nouveau levé de rideau. Soumises aux ordres de l’autorité cléricale, les treize Capitania entonnaient un chant d’adieu. Elles s’installaient sur le pont des galères du Saint Empire, saluaient l’horizon sans défauts, un décor superposé peuplé d’arbustes, de fougères, de virevoltants. Les soldats jetaient sans regret leurs oriflammes à la mer. Le vice-roi, paré d’une armure d’apparat et d’un coffre au trésor, commandait à l’amarrage. Comme ils s’apprêtaient à lever l’ancre, le roi Rodrigue et sa suite surgirent à bord d’une barque. On aurait cru un rustre envahisseur tant son hirsute toison insultait la fonction régalienne.

— Hey là, mes sujets, où voguez-vous ? (puis, face à la nonchalance de la garnison) Répondez, par l’Unique, votre roi vous l’ordonne !

— Mais, votre majesté, nous partons, s’excusa le vice-roi.

— Et pourquoi donc ?

— L’illustre apôtre a parlé.

— Que nenni ! On reste, tempêta le roi.

— Je crains que non, monsieur.

— Mais si !

— Mais non !

— Mais si, insista l’autre.

— Non !

— Si ! Si si si si et SI ! éclata Rodrigue IV, qui, dégainant sa rapière, prit soudain conscience de son isolement.

Incapable de forcer le passage sans faire usage de la violence, les galères coulèrent sans vergogne l’embarcation royale.

Le spectacle terminé, le rideau découvrit la totalité des pantins apparue sur scène. Ils saluaient, levaient au choix un étendard, une épée ou la reproduction fidèle du livre saint en ce qui concernait le premier apôtre. Le roi, présenté au-devant de ses sujets, coiffait et décoiffait sa couronne. Une ovation générale secoua les premiers rangs de l’auditoire, composé en majorité d’enfants en bas âges.

Des retours ô combien mitigés divisaient le reste de la population.

— Sympa, cette conclusion, statua Talia.

— Tu trouves ? S’étonna Kab.

Profitant du départ des mécontents, la jeune femme entraîna son colossal époux à hauteur du chapiteau. Elle approcha les artistes durant l’entracte, discuta des dialogues, du scénario, du décor. Elle obtint sans difficulté un entretien privé auprès du metteur en scène.

Les musiciens et interprètes partageaient une vision commune de la narration. À les écouter, il existait deux sortes de dramaturges, les amuseurs publics et les conteurs engagés. Les premiers convoitaient l’appui d’un protecteur influent. Ils tissaient des intrigues simples, sans profondeur, veillaient à ne froisser personne afin d’éviter les conflits. Habiles à former des alliances, ceux-là s’assuraient ainsi une ascension rapide au sein du microcosme théâtral. Les seconds, au contraire relégué au plus strict anonymat, s’ingéniaient à rudoyer leurs auditeurs, les choquait si nécessaire. Ils produisaient moins, mais mieux, assumaient leur parti-pris au risque de s’égarer. Ils révélaient les écarts des puissants, jouant sur le frêle équilibre juridique de la comédie burlesque. En outre, son interlocuteur prétendait appartenir à la catégorie sus-citée. Il décriait l’inaptitude du roi Rodrigue et de ses conseillers, tournait en ridicule sa maison, sa campagne. (Une gabegie formidable cédée à l’en croire aux grandes industries) Il dressait au surplus un portrait édifiant de la mainmise de la religion sur le pouvoir central.

Peu disposés à suivre la conversation, Kab et Pedro s’abîmaient à contempler les rouages de la logistique. Talia, réjouie, enivrée, s’entretenait avec le personnel. Elle admirait, craignait et enviait tout à la fois le metteur en scène, une figure stricte et vaniteuse, mais ô combien charismatique ! Encadrée d’un colloque formé d’artistes chevronnés, elle hésita à aborder son œuvre, et finit par y renoncer. Elle s’estimait immature, illégitime. Elle redoutait la critique aiguisée du moindre de ses semblables. Pire, elle craignait apparaître à leurs yeux telle une arriviste.

— T’as pas à rougir devant cette bande de rigolos, ma puce.

— Bha si, au contraire. J’ai encore beaucoup à apprendre, s’étonna Talia. « Pourquoi tu dis ça ? Le spectacle n’était pas à ton goût ? Ils ont eu des paroles déplacées en ta présence, c’est ça ? »

— Non, du tout.

— Quoi alors ?

Le petit Pedro assis à califourchon sur ses épaules, Kab se pinça les lèvres, souffla. Il hésita avant de poursuivre :

— C’était vraiment pas mal, les marionnettes bougeaient bien. Mais futé comme t’es, il me semble que tu serais parfaitement capable de reproduire la chose. Et puis ton bonhomme, là. Le… le… (« metteur en scène », corrigea la jeune femme) Oui, voilà. Il se la pétait de trop, tu trouves pas ? À l’entendre, il risquait de finir au gibet à la fin de son petit numéro. Je remets pas en cause son travail, hein. J’ai beaucoup ri. Mais des gaillards qui passent leur temps à insulter le roi, j’en connais un paquet sur le dortoir. C’est pas des héros pour autant, que je sache.

— Tu confonds la rue et les discussions entre amis.

— Y’a une différence ?

— Bien sûr. Quand tu bavardes avec tes proches, tes opinions ne concernent que toi. On appelle ça la sphère privée, et elle dépasse rarement le cadre familial. Sur scène, tu distilles tes impressions à un large public. Tu t’adresses au monde entier, si tu préfères.

« N’empêche », admit-elle, à bien y réfléchir la Gladiature Moderne emprunte beaucoup au théâtre. Les sportifs que vous admirez ressemblent à s’y méprendre à des comédiens. Les entrées en fanfares, les joutes verbales, les pseudonymes, les costumes d’apparat, l’analogie est troublante, qu’est-ce que tu en penses ? 

« Oué, je sais pas trop. » En bout de piste, accoté au pavillon des éleveurs de bétail, un étal en particulier attirait l’attention des chalands. Celui de Boris Dulzor, maître pâtissiers et détaillant itinérant. L’intéressé, un vieux monsieur replet, au teint jauni, affublé d’un long bouc retenu par une cordelette, se livrait à son activité favorite : la vente à la crier. Un nœud complexe serré à la pointe de sa pilosité le distinguait du commun. Fier de sa réclame, le commerçant entretenait un fort accent étranger. Il conversait avec de la clientèle, vantait les mérites de ses produits. Il supervisait deux commis préposés à la confection des commandes.

Le couple considéra un instant la marchandise. Beignets, chausson aux pommes et pain bis se disputaient la vedette. Des crêpes, des croissants, des ficelles nappées d’une couche de sucre circulaient à l’envi.

La pièce revenait chère, toutefois. « Le prix de la qualité » revendiquait le patron. Chez Dulzor, on achetait peu, mais sans jamais rien regretter de son investissement.

— Quelque chose te plaît ?

Kab sursauta, arraché, semble-t-il, à ses rêveries. Talia, lové contre lui, reformula sa question.

— Alors ?

— Mais je croyais que… enfin, on roule pas sur l’or cette année.

— Je gère, t’inquiète, répondit la jeune femme, « et puis il faut savoir se faire plaisir de temps en temps… »

Le colosse opina, l’embrassa sur la joue.

Il entreprit un examen minutieux des viennoiseries.

Après un bain de foule prolongé, après un détour au théâtre de marionnette, Kab se déplaçait avec langueur. Le rythme saccadé de sa respiration dénotait d’une gêne évidente. Une grêle d’hématomes, de contusions tuméfiait son joli visage. Ses genoux meurtris s’affaissaient sous son poids. Des écorchures sillonnaient son cou d’ébène, sans compter les entailles multiples sur son dos. Il ne s’en plaignait pas, cependant. Les premiers soins appliqués par le père Escalon, il avait enchaîné les nuits blanches, soit à cause de la douleur, soit des crises récurrentes de Latisma. Sans emploi, le voisin s’enivrait à présent en quasi permanence. Impossible de le raisonner. Malgré tout, Kab se présentait chaque matin sur les chantiers, s’échinait à l’inventaire, au transport de marchandises. La perspective des licenciements futurs l’effrayait. Aussi s’activait-il tant et si bien qu’il était nécessaire le soir venu d’éponger ses plaies. Il refusait d’engager des frais supplémentaires quant à sa guérison, prétextant que celle-ci suivait son cours naturel. Certes, il avait fait montre d’une capacité de récupération hors du commun, mais de là à prétendre à un complet rétablissement… Une profonde lassitude se lisait sur ses traits, et cela inquiétait Talia. Elle consultait régulièrement l’abbé sans le lui dire.

La file d’attente achevée, ils furent accueillis en grande pompe par Boris Dulzor en personne, lequel salua Kab en particulier. Les politesses d’usages échangés, il leur offrit de goûter un échantillon de la dernière sucrerie à la mode. Un genre de cylindre fourré à la crème.

— Un éclair à la vanille que ça s’appelle, annonça le pâtissier, « me demandez pas pourquoi, j’en sais foutre rien. Notez que c’est une spécialité du nord, les Belgans, hein. Les Ordannais et leur maudite cuisines seraient capables refiler la colique à tout un régiment de peau verte ! Ça vous tente du coup, un éclair chacun ? (Il ébaucha un clin d’œil complice, ajouta sur le ton de la confidence) moitié prix en ce qui vous concerne, bien sûr. Entre immigrants on se comprend. »

Le couple approuva de vive voix. Talia se déclara conquise, et par le goût, et par la nouveauté. Kab, indécis quant à lui, s’estima entre de bonnes mains, celles d’un professionnel.

« Vous serez pas déçus, les tourtereaux, c’est moi qui vous le dis. Rétablis-toi bien, Akhun’. À l’année prochaine ! »


« Éclair au poing » (la formule amusait beaucoup Talia, qui avait relu depuis peu l’épopée d’un dieu païen muni d’un trait de foudre en guise de javeline) éclair au poing, donc, le couple joua des coudes, slaloma entre les slogans racoleurs. Ils s’installèrent en retrait des festivités.

— C’est que ça se refuse rien, ma parole !

Savourant de même une viennoiserie du célèbre artisan, Miguel se tenait en amont de leur point de chute. Son bouc taillé, son béret raccommodé, sa chemise de corps proprette et son pantalon à bretelle renseignaient quiconque le rencontrait du présent jour de l’année. À ses côtés, une jeune femme vêtue d’un corset noir surmonté d’une robe couleur châtaigne affichait une toilette du plus bel effet.

Elle esquissa une révérence à l’adresse des Grandes.

— Oh, la gueule ! Putain, ça s’arrange pas, toi, reprit Miguel, la bouche pleine. « On peut dire qu’ils t’ont pas raté, les bâtards. »

— Qu’est-ce que tu fais-là ? interrogea Kab.

— J’engraisse. Ça se voit, non ? Mais où avais-je la tête, je vous présente ma fiancée. Juliet. Vous vous êtes jamais croisé encore, il me semble. Bha voilà, c’est fait.

Assis par terre, adossé à deux pas d’un entrepôt destiné au fourrage de quelques riches exploitants, le quatuor aborda l’actualité récente, embraya sur divers sujets d’ordre nostalgique. Kab et Miguel parlaient fort. Juliet écoutait. Elle ne s’exprimait que par monosyllabe.

Musiciens et artistes de rue se succédaient sur la travée. Un paysan, la mine ravie, exposait une sélection de volaille de qualité. « Leurs œufs sont succulents, leur chair se bonifie d’année en année ! », prétendait-il. Talia picorait à petite bouchée son éclair à la vanille, en savourait la texture. Elle en offrit une portion à Pedro, sermonna Kab, qui s’empiffrait.

— Je te jure, ils me tuent, ces maudits curetons, bougonna Miguel. « Une heure, une heure qu’il nous a tenus au chaud, l’autre malformé. Et pour quoi faire s’il vous plaît ? Nous conter les misères de Saint Sebastian, patron des plantes vertes ou je sais pas quoi. Mais qu’est-ce qu’on en a à foutre que ce gars-là ait donné de sa personne à la communauté ? Je lui ai pas réclamé l’aumône, que je sache. »

— Le récit des Saints permet la transmission orale des valeurs d’antan, Miguel, soupira Talia. « Là, tu restes en surface. »

— Parce que toi tu sais tout mieux que tout le monde, peut-être ?

— Non. Je creuse la question, nuance. Tu connaîtrais ces démarches si tu assistais aux cours du soir des moines de Sainte Myriam.

— Et en quel honneur j’irais subir vos laïus ?

— Tu pourrais apprendre à lire, par exemple.

— Je sais lire. Merci, répliqua le butor, piqué au vif. « Ça va m’apporter quoi, au juste, d’enrichir mon vocabulaire ? Une prime à la production, des vêtements propres ? Dis-moi un peu. »

— Tu te trompes, s’emporta Talia, empourprée, « on s’élève par la pensée, on change sa condition. »

— Tu crois ?

— J’en suis sûr.

La friction du silex, un souffle bref. Le visage de Miguel apparu à la lueur d’une gerbe étincelle. Il alluma une cigarette.

— Ton vieil abbé raconte des âneries. Il exhala une fumée blanche, cracha. « Sur le Delta, ils bouquinent, et pas qu’un peu si tu veux mon avis. Ils ont que ça à faire je te ferais dire… Tu peux réduire l’écart si ça te chante, tu briseras rien du tout. Quand le pauvre se cultive, le riche se cultive aussi. C’est comme cette idée d’offrir l’asile aux vagabonds du coin. C’est bien joli, mais niveau perte de temps ça se pose là. Les miséreux s’agglutinent au refuge, ils bouffent à l’œil, ils prient. Ils crèchent sur place une semaine, un mois, un an, peu importe. Les brigades les attendent dehors. Elles ont leurs indics, tu saisis ? Une descente, et tac, un wagon de mendiants sur les bancs des accusés.

— Ça y est, t’as fini ?

Debout, Juliet le dévisageait. Le nappage de son éclair à la vanille peinturlurait ses lèvres fines. Elle recoiffa ses cheveux châtains.

— C’est quoi le souci ?

— Tu nous les brises, prononça-t-elle lentement. « Talia suit des cours du soir, ce religieux vient en aide aux nécessiteux. C’est peut-être une bonne chose, c’en est peut-être une mauvaise, mais c’est pas tes affaires, alors pas la peine de jouer les philosophes. Ce que tu peux être fatiguant, quand tu fais ça. »

— C’est toi qui pourris l’ambiance, on discutait tranquille.

La querelle, explosive, s’étira durant deux longues minutes, lesquels parurent une éternité aux Grandes. Miguel n’en démordait pas. Il se vantait de sa sagacité, raillait la naïveté de son auditoire. Juliet, quant à elle, ne manquait pas de refroidir ses ardeurs par de subtils sous-entendus à son endettement. À la première occasion, Talia suggéra une marche digestive, Kab sauta sur l’occasion. Il prétendait en effet avoir repéré une mailloche au cours du trajet aller, attraction où petits et grands concouraient à tour de rôle à propulser une bille de bois jusqu’au sommet d’une tour graduée. Le tintement d’une cloche récompensait l’adresse des plus solides concurrents. Ils tournèrent un quart d’heure au moins sous les indications du colosse, lequel jurait de l’existence du dispositif. En désespoir de cause, le groupe opéra un retour sur l’air de jeu. Miguel proposa une partie de quilles. Juliet s’empressa de relever le défi.

Le match terminé, les hommes s’isolèrent à la demande de Miguel. Les dames s’entretinrent de banalités.

Enfin, ils se quittèrent d’un commun accord.


Plus tard, Talia commentait en détail cette première entrevue. Juliet lui semblait être une chic fille, fière de ses principes et la tête sur les épaules. Au-delà de son apparente timidité, la jeune femme se révélait dotée d’une forte personnalité, un impératif pour qui prétendait cohabiter avec Miguel. Kab et elle scindaient la masse des badauds.

— Une vraie matrone, déclara le colosse, euphorique. « J’ai bien cru que ça allait encore péter quand Mig en a remis une couche avant de lancer la boule. Ils passent leur temps à s’engueuler, ma parole ! »

— C’est comme ça qu’ils fonctionnent, j’imagine, proposa Talia. « J’espère que ça marchera, cette fois. »

— Moi aussi.

« Ah, et te bile pas pour ce qu’il t’a dit tout à l’heure, reprit Kab. « Il est sur les nerfs ces temps-ci, pire que d’habitude. Ça s’arrange pas de son côté. Ses débiteurs lui mènent la vie dure. »

— Miguel n’a jamais eu sa langue dans sa poche. Je ne vois pas où est le problème. Déjà après le spectacle de marionnettes, tu t’es senti obligé de me remonter le moral. Je suis encore capable d’accepter la critique, tu sais. Qu’est-ce qui te prend aujourd’hui ?

— C’est-à-dire que tu traverses une période difficile, alors je pensais…

— Je vais bien, mon chéri. Vraiment.

— D’accord.

Elle mentait, bien sûr. Son expression morose, son teint crayeux en témoignait. Depuis la mi-Juven, (soit une quinzaine) elle n’avait pas écrit une seule ligne qui la satisfit. Elle raturait, recommençait sans cesse. Elle occupait en vain une cellule au refuge de Sainte Myriam.

Le père Escalon avait beau la rassurer, l’inciter à préférer la qualité à la quantité, à ne pas hésiter à s’aérer l’esprit, rien ne fonctionnait. Rien. Elle passait ses soirées à cogiter sur son bureau, ses nuits à remuer, à toiser son encrier bouché, sa plume racornie. Elle ne produisait au retour de ses trêves qu’un entrelacs d’intrigues compliquées, de réflexions brouillonnes, sans saveur. En ces instants, la colère la privait de son discernement. Le désespoir la rongeait. Elle avait songé au départ que la présence de Pedro affectait sa concentration, que les possibles licenciements sur les chantiers la travaillaient, puis survinrent les crises répétées de Latisma, les visites impromptues de sa sœur cadette, la monotonie de l’atelier, l’agression récente de Kab. Piètres alibis. Elle lâchait prise. Voilà la vérité. Elle lâchait prise malgré les conseils de son mentor. Elle lâchait prise car un authentique lectorat lui manquait. (Et lui manquerait toujours ?) Aujourd’hui plus que jamais, elle sentait la route se dérober sous ses pieds. Sa volonté s’étiolait.

De retour sur la place, Kab repéra enfin la fameuse mailloche, guida sa moitié sur les lieux de l’épreuve. « À qui le tour, braillait le promoteur. Défiez vos amis, prouvez votre force ! Un score supérieur à cinquante, et vous repartez avec un lot tiré au sort. Quatre-vingts ou plus, le choix vous appartient ». L’annonce d’un nouveau challenger enchanta les témoins. Kab s’empara d’une seule main du marteau réservé aux carrures lourdes, le souleva sans la moindre difficulté.

Il pulvérisa presque l’interrupteur.

« Cent ! Cent ! s’époumona le promoteur. (L’apparence de Kab semblait le révolter) C’est… C’est invraisemblable. On l’applaudit bien fort ! » Reposant le marteau sur son présentoir, le colosse fut conduit à la table des récompenses. Il reçut un assortiment de vêtements neufs.

— Au fait, tout à l’heure, il te voulait quoi, Miguel ? relança Talia, après coup. « C’est pas dans ces habitudes de jouer les cachottiers. »

Tendu, Kab pinça du doigt sa lèvre inférieure, se gratta le cuir chevelu. Il égoutta le temps d’un soupir la sueur formée sur son front.

— Je crois pas que ce soit le moment.

— Ça concerne l’agression ?

Il acquiesça, sans enthousiasme.

— Il… Écoute, c’est pas la première fois qu’il me cuisine. Il souhaitait savoir si je me souvenais de quelque chose. Il m’a demandé si je connaissais les types qui m’ont tabassé, s’ils étaient déjà venus m’enquiquiner avant, ce genre de truc.

— Hein ?! Qu’est-ce que c’est que ce cirque, encore ?

— Œil pour œil, dents pour dents, cita le colosse, mélancolique. « une vieille pratique datée de nos mauvais jours, avec la bande. En gros, il faut une réponse à ce qui m’est arrivé, sans quoi le parti adverse sortira vainqueur. Miguel pense comme ça. Il compte rendre justice par lui-même. Il espérait même que je l’accompagne. »

— Tu l’as envoyé chier, rassure-moi, tu ne lui as rien dit ? explosa Talia. (Il opina) « Il sera condamné s’il tente quoi que ce soit, ou pire, il va s’attirer de gros ennuis. Il est complètement cinglé. »

— Je sais. Je lui en toucherais deux mots, seul à seul. Il est plus réceptif lorsqu’on est tous les deux.

Rhapsodes et jongleurs rivalisaient d’ingéniosité. L’orchestre philharmonique répétait à l’approche du bal. Les guitares et autres instruments accordés, ils entonnèrent une estampie. Sur la piste, de fringantes jeunes filles produisirent les premiers déhanchés, chacunes vêtues de jolis costumes printaniers. Leur frère, leur cousine, leur mère les accompagnèrent bientôt. Un cœur tendu entre les générations. De simple murmure, leur voix enfla, enfla jusqu’à former un chant profane.

Les Grandes commencèrent à danser. Pedro gloussait, logé à l’intérieur de sa hotte. Il repéra du haut du promontoire paternel une fillette d’à peine cinq ans, laquelle sautillait sur place.

— Voyez-vous ça, s’amusa Kab, « le petit en pince pour une gamine. Celle avec les couettes. »

— C’est du sérieux, dit donc. Pedro, ouhouuu, mon chéri ?

L’intéressée dévisagea Talia d’un air boudeur, souffla.

— On le dérange dans ses affaires, je crois.

Sur l’estrade, les musiciens redoublaient d’efforts. Une session de claquette s’engagea. Les hommes, les femmes, les imitèrent. Ravie, Talia traçait des cercles concentriques autour de son époux. Vint ensuite de récente chorégraphie, des danses frénétiques, de la jota, du flamenco. Enfin, un slow. Les couples défaits au cours des chants précédents se soudèrent derechef, s’enlacèrent. Les célibataires se retirèrent.

— J’y pense, susurra Talia, esquissant un mouvement de recul, « demain, on devrait commencer à semer. Le printemps débute, et les récoltes ne tarderont pas cette année. Si… »

— Stop, la coupa Kab, « relax, laisse-toi aller, pour une fois. »

Elle s’abandonna à ses caresses, se blottit contre lui. Ils échangèrent un baiser. « Je t’aime, toi ; je t’aime, ma chérie. Joyeuses fêtes. »

L’orchestre fredonnait. Ivres de joie, les bonnes gens dansaient. Les deux amants ballottèrent de droite à gauche. Talia crut apercevoir au loin ses deux sœurs. Cati accompagnait sa fille. Ginna s’abstenait de lui tenir la main. Dolorès, femme fière et autoritaire, ceinte d’une belle robe de couleur vive, s’entretenait auprès de sa petite société habituelle.

Elle détourna la tête, le cœur serré.

« Sur le Delta, ils bouquinent eux aussi, et pas qu’un peu si tu veux mon avis. Ils ont que ça à faire. »

« Ils t’accepteront jamais là-haut. »

Au fond, Miguel avait raison. Elle était née roturière, ignare. Elle échouerait sans doute à gagner la capitale et ses merveilles.

Peut-être la vie ne consistait qu’en un balai absurde, un théâtre de marionnette où le mérite n’existait pas, où la naissance, l’environnement et l’éducation prévalaient sur l’ardeur et la persévérance. Les amuseurs publics pullulaient. Pourquoi lutter, en ce cas ? Quelle folie la poussait à avancer, à s’imposer une discipline stricte, à déployer une énergie formidable, sans bénéfices ni garanties ? La perceptive de l’abandon la rassurait. Elle s’y refusait toutefois.

Elle ne s’imaginait pas vivre dénuée de toute volonté artistique.

— KAB ! HEY KAB ! RAMÈNE-TOI. ON A BESOIN DE TOI ! perça à travers ses songes une voix bien connue. Celle de Miguel.

Vous lisez l’édition Live de CHARNIER, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-23 (révision : -non défini-)
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