Aysa-kabir Grande
« Ding ding ding ! Ding ding ding ! DING DING DING ! »
Fourbu, le haut du crâne douloureux, la vieille Stella stoppa d’un geste malhabile la cloche murale, repiqua le clou dans la cire. Assises sur le sommier, elle examina ses pieds disgracieux, sa poitrine molle et fripée. Elle jura. Au menu de ce matin figurait une portion généreuse de gruau, une tourte accompagnée d’un verre d’eau, un repas princier concocté par sa fille et destiné à célébrer sa guérison.
Son déjeuner absorbé sans effusion, elle enroula sa mante autour de ses épaules, remisa à sa ceinture sa baguette de bois rongé. Elle cracha dans son pot de chambre, souffla la bougie, avant de prendre sa lanterne.
Premier passage : 4 heures. Deux rapides, un marqué. Deux rapides, un marqué. Elle répétait au mot près sa fidèle routine, sillonnait au pas de course les sentiers sinueux du dortoir. Deux rapides, un marqué. Deux rapides, un marqué. Les volets claquaient. Les gonds couinaient, découvrant les veuves et les couples mariés, les ivrognes, les célibataires, les estropiés. Couchés à la belle étoile ou roulés en boule au pied des maisons, des démons féroces guettaient son arrivée. Elle ne craignait guère la morsure de ces bêtes pathétiques, ces compagnons fielleux condamnés à se régaler des restes. Ah ça, ils gueulaient, les clébards. Ils trépignaient d’impatience. Ils montraient les crocs, désireux de défendre coûte que coûte le petit lopin de terre loué à prix d’or par leur maître et geôlier. (Étaient-ils conscients de la vacuité de l’exercice, de la beauté du monde extérieur ? Sûr que non) La vieille Stella exécrait les chiens. Elle ne supportait ni l’odeur des pelages sales ni les jappements plaintifs des canidés. Elle grinçait des dents au son des aboiements.
6 heures. Deux rapides, un marqué. Deux rapides, un marqué. Deux rapides, un marqué. Elle déboucha en vue du logement des Grandes. Comme d’habitude, le grand diable se précipita à la fenêtre.
— Bon retour, Madame. Merci, s’écria Kab.
7 heures Sur les chantiers, Amargado le gratifia d’une tape sur le flanc, le complimenta de telle sorte à attirer sur lui l’attention. Il lui confia l’inventaire, tâche ô combien monotone réservée en guise d’entraînement aux mathématiques. La basse besogne accomplie, les sarcasmes de son supérieur encaissés, Kab reprit son poste de coursier-livreur.
Le service à peine entamé, il multiplia les allées retours, accourut sans trêve ni relâche selon les caprices du contremaître. Il écoutait, ou plutôt distillait les consignes, pardonnait les offenses, ignoraient les pamphlets débités à la gloire des manœuvres autochtones. À l’en croire, les Mancros étaient des êtres décadents, paresseux par nature et désordonné. L’exact opposé de son bien-aimé champion.
Il ressassait sans cesse l’incident survenu fin Baccre1, certifiant qu’il écorcherait vif l’homme-murène si ce dernier s’avisait de recommencer.
Kab ne tenait pas à entretenir le sujet. Il acquiesçait toutefois, cautionnait la moindre de ses allégations. Les muscles endoloris, il trottinait à bon rythme. Le soleil naissant l’aveuglait. L’oxygène lui brûlait les poumons. Profitant de ses capacités, de son caractère par trop conciliant, ses collègues se disputaient son renfort. Un chargement à transporter ? Demandons l’appui du grand diable, ses bras puissants nous permettront de ménager nos forces. Un oubli, une livraison ? Ses longues jambes, sans doute, le porteront plus vite à destination. D’aucuns riaient en cachette de son état, moquaient son visage boursouflé, les écorchures sillonnant son cou, sa légère claudication après une course éreintante. Ils le conviaient ouvertement à ne pas se surmener, prétendaient qu’ils y perdraient au change un élément précieux. Un déluge de joyeux compliments parachevait son intervention, autant de sucreries délivrées par automatisme, singé sur l’attitude du contremaître.
Seul son chef d’équipe ne sollicitait jamais son concours. Taciturne, celui-ci lui adressait un salut modeste chaque fois qu’il se croisait.
La conduite d’Amargado le préoccupait. D’ordinaire peu disposé à son égard, le responsable redoublait ces derniers temps de perversité. Il le réclamait sans arrêt, l’affectait en plein service au récurage des outils, ou mandatait le replacement ou la permutation de deux échafaudages analogues. Toujours, il soulignait l’importance cruciale de la tâche entreprise. Toujours, il raillait sa nonchalance, son manque d’autonomie. « Allez du nerf, champion, sermonnait-il, une cigarette fumante coincée entre le majeur et l’index. Tiens, si tu sais pas quoi faire de tes miches, ça te dérangerait de piquer une tête à la réserve ? J’aurais besoin de… » Et ainsi de suite. Le soir de l’éclosion, il lui avait ordonné de le suivre sans discuter, d’où son retard aux nocturnes. « Un petit coup de pouce entre copains, ça mange pas de pain, hein », lui avait-il annoncé d’un air méprisant « rien de bien méchant, t’angoisses pas. » Rien de bien méchant non, hormis le complet transfert du mobilier d’une amie proche. Si Talia l’apprenait, il ne donnait pas cher de sa peau.
Il lui semblait pourtant que leurs rapports s’étaient bonifiés, qu’un lien ténu s’était tissé entre eux suite à son face-à-face avec le Mancro. Ne l’avait-il pas félicité en privé de son initiative ? En outre, il s’était porté à son secours durant le soulèvement des riverains. Il l’avait protégé. Alors pourquoi ? Pourquoi le persécuter ? Pourquoi ce soudain revirement ? Merde. Il me doit la vie, ce sinistre salopard !
Au retour d’un énième transport de fournitures (les ouvriers avaient sollicité en urgence la livraison d’une imposante pièce de bois qui s’était révélée tout à fait inutile) Kab s’accorda une courte pause à la dérobée. Sa respiration s’emballait, ses muscles de ses jambes se tétanisaient. Ses forces le quittaient sans prévenir, tant sous l’effet d’un effort important qu’à l’issue de simple promenade. Une chance qu’aucune de ses crises ne l’ait foudroyé au cours de la bataille contre la Meute.
Il jouait les durs en présence des copains, rassurait Talia quant à son état. Il souffrait beaucoup en vérité.
Les séquelles de son passage à tabac lui gâchaient l’existence.
Qu’à cela ne tienne. Il procéda à une série d’étirements, écarta les jambes, poussa, les paumes plaquées contre la cloison d’une ruine en partie écroulée. Son dos craqua. Amargado finirait par se lasser de cet épisode difficile. Au pire, il s’adapterait.
Il relativisait. Ses tourments passaient pour risibles en comparaison du vol. La cassette découverte, déracinée, c’est l’avenir de son ménage qui était compromis. Au lendemain du crime, ils avaient déclaré par principe l’intrusion aux agents armées de la garde urbaine. Une réponse vague, dénuée d’enthousiasme avait confirmé leurs soupçons. Ils ne traqueraient ni ne condamneraient les coupables, dussent-ils se présenter au poste à l’aurore. Ils doutaient même de la véracité de leur déposition. Talia, quant à elle, affirmait contrôler la situation. Par chance, les malfaiteurs n’avaient pas trouvé la plume et l’encrier remisé dans son bureau. L’opuscule manuscrit cédé par le père Escalon avait également échappé à la rafle. Ses larmes séchées, des excuses discrètes formulées à son intention, la jeune femme avait entrepris d’éplucher les comptes, projetant d’emblée de réduire les dépenses. Elle envisageait de réclamer une avance sur salaire à l’atelier. Kab avait glissé une référence à Dolorès, mais elle avait éludé le sujet. Il était bien sûr inconcevable qu’elle accepte de recevoir la charité de la part de sa sœur aînée, pas après les propos qu’elle avait tenus. « La pente est raide, mais praticable. Prends soin de toi. Je gère. », ne cessait-elle de lui répéter. En vain. Un impondérable, une erreur de calcul, voire une hausse-surprise du montant de l’imposition, les mettraient à la merci des barons et des prêteurs sur gages. Un mauvais pas, et la perspective de l’exil les rongeraient. La spirale infernale.
Relégué au second plan, car incapable de protéger ses proches, Kab s’estimait oisif, désœuvré. Sa simplicité d’esprit, son inculture le condamnait à se reposer sur autrui. Il se reprochait son inutilité flagrante.
Midi. Les clochers chantaient. En file indienne, les ouvriers se pressaient en direction de l’autel. Rires et chahut résultaient de cette familière expédition. Un vacarme assourdissant animait les masses d’un bout à l’autre de la colonne, jusqu’au portique d’entrée du lieu saint, où, par quelques procédés surnaturels, chacun se perdait en chuchotis étouffés. L’onction accordée, son panier-repas récupéré, Kab remontaient le couloir bruyant formé par ses confrères lorsqu’un sifflement caractéristique attira son attention. Celui de son chef d’équipe.
Confondu, il regarda par-dessus son épaule, haussa les sourcils, dévisagea son supérieur. Ce dernier compléta son appel d’un signe.
— Les gars ont mouchardé. Amargado sait pour tes pauses, susurra-t-il d’un air sévère. « Il compte te pincer sur le faite, faire un exemple. (Il éleva la voix) Hey, champion, t’es dispos tout à l’heure ? J’aurai besoin d’un petit coup de main si ça te dérange pas. »
17 heures. Un demi-seau d’eau tiède lâché au fond d’une casserole, Kab tira de sous le foyer une corbeille d’osier ovale. Il tria les pommes de terre, ajouta au bouillon un zeste de fines herbes. Il attisa les braises à l’aide du soufflet, sans résultat. Un monceau de bois mort permit de pallier cet imprévu. Il renifla, songeur, assis au coin du feu.
— Ça va ? demanda Talia, occupée à relire l’opuscule.
— Fatigué, répondit Kab, laconique.