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Benny Roto

« Ding ding ding ! Ding ding ding ! DING DING DING ! »

Baguettes, couronnes et pains briochés se disputaient les espaces vacants. Le babil confus des clients emplissait la salle. Des enfants en bas âge entraînaient leur parent au pied des présentoirs du magasin, où ils tenaient l’inventaire oral des provisions restantes. En tête de colonne, un ouvrier chargé d’une sacoche noircie, sa casquette plate sous le bras, s’entretenait auprès de la patronne.

Il tressaillit devant l’irruption du boulanger, un dogue au visage intraitable, un tablier blanchi noué autour de sa grosse bedaine.

Des cernes profonds, bleuis, attestaient d’un léger surmenage.

— ON FERME DANS CINQ MINUTES. MAGNEZ-VOUS LE TRAIN, rugit-il, tant à destination des badauds qu’à celle de son épouse.

— L’heure tourne, en effet, tempéra la jeune femme du haut de son pupitre. (Sur la pointe des pieds, elle avisa un couple arrivé sur le fil) « Monsieur, madame, excusez-moi, mais nous allons fermer d’ici un instant. Non, non, restez, je vous en prie. Simplement pourriez-vous retourner l’écriteau derrière vous ? Je vous remercie. Nous rouvrons demain, en début d’après-midi. N’hésitez pas à nous rendre visite ».

Revenu en cuisine, Benny contrôla la fournée du lendemain. Il s’assura de la qualité de la farine, de l’élasticité des miches. La griffe singulière de sa société estampillait chacune de ses créations. Il s’estimait satisfait du travail de ses garçons.

Victor, l’aîné, l’avait assisté au délayage de la levure. Tito, le cadet, s’était chargé du récurage du pétrin. Une entente tacite mobilisait les membres du foyer. Le rythme soutenu, mesuré du labeur journalier, l’humeur taciturne du maître de maison figurait une promenade de santé en comparaison du calvaire du mois dernier.

La famine, les privations subies durant l’été précédent avaient de toute évidence aiguisé l’appétit des Pigantais, car la fête du renouveau avait accueilli un public record. Ils avaient fourni en temps et en heure, au prix de cadences infernales, de crises de nerfs, de nuits blanches passées à veiller les fourneaux, une quantité prodigieuse de marchandises. L’entreprise familiale avait empoché une petite fortune, fruit d’une étroite collaboration avec Boris Dulzor, le célèbre maître-pâtissier.

Encensé par la foule, Boris Dulzor rencontrait un succès terrible aux quatre coins des terres arides. Il vivait sur les routes, dressait puis remballait son bagage sur les places bondées des environs. Son attelage le portait sans faillir d’un bourg à l’autre, son instinct lui dictait son itinéraire. D’origine étrangère, il descendait selon ses dires d’une lignée d’auguste magistrat. Il n’avait jamais tiré le moindre sou de son génie culinaire. Dulzor ne cuisinait pas. Pire, il se restaurait sur les étals de ses voisins sous prétexte de jauger la concurrence. Il excellait dans l’art du verbe et de la compromission. Sa bonhommie toute naturelle couplée à ses talents d’orateur lui conférait un pouvoir de persuasion saisissant. Il était capable de lancer une rumeur, d’humilier un détracteur et de ruiner la réputation d’un tiers au cours d’une même soirée. En outre, ce redoutable publicitaire négociait en amont l’appui d’artisans locaux trié sur le volet, dont il écoulait à loisir la production sous couvert de son label personnel. Un pourcentage élevé lui garantissait de la fidélité de ses partenaires commerciaux. La rareté supposée des ingrédients importés d’outre-mer, l’ambiance festive, la qualité indéniable du discours prodigué aux oreilles du consommateur justifiait la hausse des tarifs. L’ajout périodique d’un élément nouveau, un éclair à la vanille par exemple, suffisait à créer l’événement. « Chez Dulzor, on achetait peu, mais sans jamais rien regretter de son investissement. » La belle affaire ! Bercés d’illusions, les bonnes gens s’arrachaient à prix d’or les denrées bradées au quotidien à deux pâtés de maisons.

Son inspection accomplie, Benny ménagea au fond d’un sac de toile une collection de pain frais. Dulzor et lui étaient associés depuis longtemps, le boulanger assumait sans ambages blouser la population. C’était même le propre du commerce, à bien y regarder.

Comme il terminait de lasser les coutures de son ballot, une voix connue retentit à deux pas. Benny interrompit séance tenante ses préparatifs, rejoignit sa compagne.

L’olibrius aux rouflaquettes fêtait son grand retour.

Son bonnet à la main, un poncho aux couleurs délavées jetées sur les épaules, celui-ci jurait de par sa nonchalance. L’allure gauche, il flânait le long des rayonnages de la boutique. Des mèches de cheveux luisants bruissaient autour de ses oreilles. Une paire de sabots crottés témoignaient d’une activité à travers les prés. Après une brève analyse des articles disponibles, il opta pour un pain de campagne on ne peut plus ordinaire. La présence du maître des lieux ne lui avait pas échappé, car il ébaucha une subtile révérence à son arrivée. Au comptoir, il présenta ses respects à Victor et Tito, qui débouchèrent tour à tour du local adjacent. Ils s’amusaient de la persévérance du nouveau venu. Elena invita les deux garnements à regagner les cuisines.

Elle risqua un regard indulgent en direction de son conjoint, lequel hésitait sur la posture à adopter.

— Vous semblez quelque peu lessivé, s’inquiéta l’olibrius, « Vous n’êtes pas souffrant au moins ? Je ne vous cache pas qu’il serait regrettable que vous vous blessiez avant la tenue de la première épreuve. Nous perdrions là un précieux élément. »

— Qu’est-ce que vous voulez encore ? aboya Benny.

— Mais votre approbation ! s’exclama l’autre, qui s’agitait au gré de sa démonstration. « Je conçois tout à fait qu’une telle proposition ait de quoi déstabiliser, l’expérience l’a prouvé du reste. Mais enfin, ressaisissez-vous, cher monsieur ! Les Cerfs vous offrent une opportunité unique. Jamais au cours de l’histoire de la Gladiature Moderne pareil projet n’a vu le jour. Jamais, vous entendez ? Mon ami, vous avez su vous ériger ici comme une vedette locale. On vous acclame. On vous craint. C’est formidable ! Façonné par notre illustre écurie, portée sous les projecteurs de la capitale, vous décrocheriez en un rien de temps votre première étoile. Croyez-en mon expertise, vous ne regretterez pas votre enrôlement. Une carrière prestigieuse vous attend. »

Son sermon jeté à toute volée, l’impromptu visiteur lissa d’un air de grands seigneurs sa barbe hirsute. Il épousseta son poncho, qu’il jugea d’une propreté relative, avant de poursuivre son baratin.

En règle générale, Benny refoulait hors de son enseigne les mauvais payeurs et les prétentieux, sans compter les hordes de fanatiques désireux de provoquer en duel le fameux Rhino. Malgré son opiniâtreté, l’olibrius à rouflaquettes n’appartenait à aucune de ses catégories. Franc du collier, persuadé sans doute de la véracité de son propos, cet étranger sorti d’on ne sait où n’en employait pas moins une politesse marquée, presque excessive lorsqu’il s’adressait à sa moitié ou à ses garçons. Il se nommait Horace. Horace Pimienta. Il prétendait travailler pour le compte d’un riche homme affaires, une espèce de philosophe arriérée propriétaire d’une équipe de Gladiature : les cerfs de Saint José. (Classé soi-disant quatrième sur l’almanach des sports, mais dont aucune mention n’habillait les pages de la presse spécialisée) Les Cerfs, donc, cherchaient à renouveler leurs effectifs par l’entremise d’un habile recrutement orchestré le long de l’axe Puerta. Épris des masses, ils misaient sur « la pugnacité du misérable », un concept audacieux, basé sur l’instinct féroce des honnêtes gens à transcender leur condition. Tout un programme. Benny, bien sûr, n’accordait aucun crédit à cette fable idiote. Il se refusait cependant à brutaliser le malheureux émissaire, atteint selon lui de démence précoce. Aussi confia-t-il à Elena la gestion du cas présent.

Ouvert au discours pondéré, à la parole libérale de la commerçante, Horace accepta cette fois encore de se retirer.

18 heures. Campé derrière son support, le clerc prodiguait psaumes et versets. Des familles entières suivaient le rituel avec émotion. L’onction délivrée, les riverains se bousculèrent hors des portiques. Les gazettes du coin se disputaient l’appétit vorace du tribunal populaire.

On jasait au sujet des relations incestueuses d’un cordonnier logé au bout de la rue, on condamnait la hausse de l’impôt ou colportait les pires ragots en provenance du cœur des terres. (Les Mancros, parait-il, s’adonnaient au solstice d’été à de nombreux sacrifices en l’honneur de leurs divinités tutélaires) L’essentiel des intervenants recommandait ce soir une vigilance accrue. Il était question d’un raid organisé chez la Meute par les Aigles, nouvel épisode fratricide entre les deux factions jumelles. Un grondement sourd succéda à cette assertion. D’aucuns approuvaient l’action des Aigles, signalant qu’ils boutaient hors du quartier la vermine du Nord, qu’ils préservaient les frontières immuables morcelant le secteur. D’autres sous-entendaient qu’ils se fichaient pas mal des intérêts des habitants. Ceux-là moquaient le laxisme des autorités, qui d’après eux tiraient un sacré profit des conflits internes de la périphérie.

Aux sorties de la cérémonie religieuse, Benny quitta les siens sans prêter attention à ces balivernes. Son ballot sur le dos, son tablier remisé au placard, il dévala une allée humide, excentrée du cœur des festivités.

Sur le boulevard, le crépitement des cigarettes soulignait le balai des chalands. Des groupes de voleurs à l’arraché, des criminels en maraude campaient les sentiers déserts, les coupe-gorge et les cours des forges abandonnées. Benny progressait sans crainte, comme protégé sous une auréole. La racaille des bas-fonds ne l’effrayait pas le moins du monde, sa compagnie avait maintes fois dépeint en place publique le martyr des malfrats avide de dépouiller ses enfants.

Les Aigles ne toléraient pas qu’on maltraite l’un des leurs.

Aux abords du Feroz, une auberge de plain-pied façonnée de terre brute et munie d’un toit en appentis, le halo formé par les rares lampadaires en activité tressautait au gré du vent. Un essaim de moucherons bourdonnaient autour des astres lumineux, sous l’empire d’une attraction irrésistible. Un étendard de guerre figurant les traits d’un Oiseau de feu aux ailes déployées bordait l’entrée du bâtiment.

— Bel avant-poste, ou je ne m’y connais pas, éclata une voix dans son dos. « À la lisière du territoire ennemi qui plus est. »

Confondu, le boulanger manqua sursauter. Il résolut toutefois de masquer son inconfort. Son bonnet vissé sur la tête, le susnommé Horace Pimienta se révéla à la lueur des réverbères. Un inconnu à la silhouette athlétique l’accompagnait. Un vieillard au crâne lisse, au teint hâlé. Un long bouc pointu terminait son visage oblong.

— Qu’est-ce que, fulmina Benny. « Par le diable, vous m’avez… »

— Suivi, oui. Pardonnez cette inconvenance, le coupa son interlocuteur. « Votre prudence vous honore, cher monsieur. Aussi vous ne me laissez pas le choix. Voyez-vous à quoi j’en suis rendu, mon oncle », ajouta-t-il à l’adresse de son acolyte.

Il s’écarta d’un pas, jaugea de pied en cap puis céda le passage à son principal soutien.

— J’ai failli à ma mission, je le reconnais, reprit Horace. « Il apparaît qu’un homme de votre trempe, un homme de terrain, n’accorde sa confiance qu’à ses semblables. Mon ami, permettez-moi de vous présenter l’instructeur en charge de nos formations. Il sera votre adversaire au cours de la première épreuve et jugera en personne de votre habilité. On le surnomme Nacar, c’est un ex-gladiateur, un sportif de haut niveau dont vous avez peut-être déjà entendu parler. »

Vous lisez l’édition Live de CHARNIER, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-23 (révision : -non défini-)
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