Aysa-kabir Grande
6 heures. Le visage congestionné, les muscles endoloris, Kab quitta le temps d’un soupir le lit conjugal. Il enfila sa chemise sans manches, tituba jusqu’à la fenêtre. Les griffures sur son cou le lançaient. Le volet ouvert, il attesta du contenu de sa sacoche, puis baisa la joue de son fils. Talia cilla des paupières, somnolente. Elle s’étira de tout son long, occupant par la même la largeur du sommier.
— Ça va aller ? Évite le surmenage, s’il te plaît, chuchota-t-elle.
— Oué. T’inquiète pas.
Le sentier habituel emprunté, il parcourut d’un pas paisible le dortoir, descendit la file. Sur la première avenue, des processions d’ouvriers du bâtiment, de manufacturiers, de bêcheurs, de commis, d’assistants s’injuriaient à loisir. Les convois se rencontraient. Les fouets des cochers claquaient sans fin sur l’échine des chevaux. Statue de marbre polie, automate sculpté, abandonné au gré des flots, Kab se laissait porté par les masses. Il tâchait d’étouffer ses pensées. Il suffoquait, affligé, sensible, impuissant. Un grand gaillard à la mine défaite détourna le regard à son approche. Une sexagénaire habillée de haillons le dévisagea. Un genre de scribouillard, soucieux manifestement de son hygiène corporelle, résolut de gagner le trottoir opposé. (Il manqua à cet effet finir piétiné sous les roues d’un transport de marchandises à destination des terres arides)
Au travail, Amargado lui confia l’inventaire, critiqua la mollesse de son procédé. Le ballet incessant de ses allées et venues, les exigences du contremaître l’accaparèrent une bonne partie de la matinée. Il s’interrogeait. Ces pères de famille, ces femmes, ces ivrognes, ces vieillards à la manque, tous ces gens sur le boulevard subissaient-ils les lubies d’un supérieur despotique, les querelles de couple, les cas de conscience ou les problèmes d’argent ? Sans doute que oui. L’angoisse liée à son empoignade avec Miguel, l’avenir proche de son foyer mêlé à ses douleurs chroniques affectaient sa concentration. Il oubliait une fois sur deux les consignes, négligeait les délais ou ignorait ses collègues, lesquels n’hésitaient pas à remonter à la hiérarchie sa conduite scandaleuse. Un début d’altercation auprès de quelques fauteurs de trouble faillit déclencher une bagarre. Il se reprocha au bout du compte sa réaction, qu’il jugea après coup exagérée. Ces types-là ne réclamaient au fond qu’un peu d’attention. Quand même, la disparition de Miguel l’inquiétait. Le butor n’avait pas donné signe de vie depuis Pallas.
La rumeur stipulait qu’il faisait l’objet d’une battue, ce qui n’arrangeait rien à son cas de figure.
La veille, après un passage éclair au Râtelier des braves, où nul pas même le vieux Duen n’avait su le renseigner, il s’était rendu au pas de course jusqu’à son appartement. Il avait constaté de la présence de guetteurs éparpillés tout autour de son pâté de maisons. Des hommes du Greffier. Il avait consulté Juliet. La jeune femme, de son côté, avait interrogé le patron du Trullo. Sans résultat. La pauvre était morte d’inquiétude. Que Miguel se cache de ses créanciers n’étonnait guère qui que ce soit. Qu’il se retrouve acculé au point de devoir se retrancher chez les Écuyers dénotait d’une crise grave, sans précédent.
Le Greffier n’était guère connu pour son altruisme, encore moins à l’égard des mauvais payeurs. Les corps meurtris de bon nombre des habitants des dortoirs en témoignaient.
Midi. Son déjeuner englouti, scindé en deux portions distinctes, il s’effondra contre le tronc d’un arbre, isolé du reste de la bande. Il s’assoupit. Des pavillons à deux niveaux, des hôtels somptueux s’érigèrent à sa convenance. Un arc-en-ciel de rameaux fleuris habillait les rues pavées d’ivoire de Sadriento, le joyau d’outremer. Paré d’un surcot boutonné à la taille, d’un chapeau haut de forme et de souliers reluisants, il réglait les honoraires d’un cireur accompli. Pedro, juché sur ses épaules, pointait du doigt un théâtre de marionnette. Talia, digne et majestueuse, transportait un paquet ficelé d’un nœud. Des manuscrits d’histoires, des essais, des sagas et tant d’autres. Des programmes placardés partout encensaient les exploits de sportifs reconnus. À l’affiche…
« Grande. »
— Hey, Grande ! Ouhou, tu dors ?
Amargado tira sur la tige calcinée de sa cigarette, lui souffla en pleine figure. Il requit ses services. Kab se redressa non sans mal. Ses os craquaient, son estomac criait famine. Le contremaître contourna sa position, risqua un coup d’œil à l’intérieur de son panier-repas.
— C’est pas humain ce qu’on nous demande, sourit-il. (Il lui jeta son paquetage, l’invita à accélérer la cadence) « Là-haut, ils se fichent pas mal du calvaire des braves gens. T’es pas d’accord, champion ? »
17 heures. Dirigés par les lances des miliciens, les Mancros évacuaient les abords du chantier. Le colosse, préposé comme de juste au récurage des outils, aperçut du coin de l’œil son chef d’équipe.
Ce dernier lui glissa au passage ces quelques mots.
« C’est pour ce soir, Grande. Débrouille-toi pour que le savon ait lieu en public. Ça t’évitera de sacrés ennuis. »
Ce sur quoi il poursuivit son chemin, réclamant de vive voix le stockage de fournitures de première nécessité. Sidéré, esquissant à l’endroit de son ange gardien un geste malhabile, Kab entreprit de remettre de l’ordre dans ses pensées. Il eut beau se triturer les méninges, tourner et retourner la situation, il ne décelait aucune échappatoire. Aussi résolut-il d’agir en fonction des événements. Un échec cuisant à en croire la suite de son épopée. Les enveloppes cachetées attribuées à qui de droit, le contremaître vanta les mérites de ses ouailles. Les commandes se multipliaient, le rendu tardait toutefois. Il enjoignit à ses troupes de donner le maximum, de ne pas se laisser abattre. En outre, il survola l’actualité récente, et promit de défendre l’équipe coûte que coûte.
Le personnel sur le départ, il interpella son champion, qu’il pria de patienter un instant. Ils avaient à causer.
— Je t’aime bien, tu sais, attaqua-t-il d’emblée, frottant ses mains calleuses, « Vraiment, personne ira prétendre le contraire. Je te bichonne. Je fais en sorte de toujours te trouver du boulot, et ce malgré ton handicap. Le prends pas mal, hein. Je dis pas ça gratuitement. Bref, j’ai des ordres, des impératifs, mais je m’adapte, à toi, à ta logique un peu farfelue. Tu comprends ça ? Bon. C’est cool qu’on soit d’accord, ça va faciliter les choses. En ce moment, c’est la merde, je pense que ça t’aura pas échappé. Les gros bonnets cherchent à justifier leur politique de licenciement. Ils s’assurent qu’on tienne pas nos délais, qu’on traîne la patte si tu préfères. Les émeutes du mois dernier ont bien arrangé leurs affaires. Tu vois où je veux en venir, ou toujours pas ? Ils nous surveillent là-haut, ils creusent. Et toi, tu te permets de relâcher la pression. Eh oui, je sais tout, mon vieux. Cinq minutes par-ci, cinq minutes par-là, tranquille. Je fais quoi, moi, si tu te fais gauler ? La pause, c’est de douze à douze heures trente. Douze à douze heures trente. C’est quand même pas la mer à boire ! Je vais pas te mentir, champion, j’étais furax quand j’ai appris l’entourloupe. Mais t’es un type bien, volontaire, disponible. J’oublie pas mes amis, tu vois. Je vais faire une exception. En règle générale, je colle un blâme direct. Pas de coup de semonce. Rien. Nada »
« Tu vas te reprendre. Demain, tu te pointes frais dispos. Plus de connerie. Que tes collègues me remontent pas que tu continues à lambiner, ok ? Tu sais ce qui t’attend en cas de récidive. »
18 heures. Après les nocturnes, Le couple Grande dîna d’un breuvage dilué à partir des restes de l’avant-veille. Pedro quant à lui profita d’une ration de légumes écrasés accompagnée d’une boulette de pain.
À l’heure des comptes, alors que Talia calculait les dépenses hebdomadaires du ménage, les aboiements plaintifs d’un chien retentirent dans la nuit. Un chant paillard enflait à l’extérieur. Kab déglutit. La jeune femme se pinça les lèvres. Dès lors, le redouté voisin entra en campagne. Un temps, il riait aux larmes, entretenait Gastar, son fidèle corniaud, de ses réflexions profondes, partageait avec lui ses opinions sur la société civile. Un temps, il battait son compagnon sénile, lui reprochait d’éventer ses secrets. Les cris déchirants du pauvre animal, les hommages incohérents portés sous l’ivresse ponctuaient sa performance.
« Gare à toi, Gastar, maudite charogne… Ils vont t’entendre ! Les imbéciles, ils ignorent d’où vient l’argent. Mais moi je sais… Ha ! À ta santé, vieux bourrin ! Je te ramènerai quelque chose la prochaine fois ! »
Ce sur quoi il asséna une cinglante savate à l’intéressé.