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Aysa-kabir Grande

Guitares et cymbales délivraient leur comptant de mélodies entraînantes. Les riverains dansaient, éclairés par les halos diffus des réverbères. Le couple Grande suspendit son étreinte.

— Miguel, c’est toi ? demanda Talia. « Où est Juliet ? »

— Ça fait une plombe que je te cherche, s’écria l’intéressé, ignorant son intervention. « Les Griffons ont débarqué. Paraît que ces primates promènent partout notre fanion, t’y crois ça, mon pote ! Allez, on bouge. Vous vous bécoterez plus tard ! »

Lassé de l’actuelle partition, l’orchestre initia un nouveau mouvement. Les noceurs ajustèrent la pantomime.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’insurgea la jeune femme. Elle se détourna en direction de Kab « T’avais une rencontre de prévue ce soir, pendant la fête ? Tu plaisantes, rassure-moi ? »

La bouche ouverte, les bras ballants, Kab entama une ébauche de justification laborieuse. Miguel tressaillit. Furieux, il s’en retourna sur ses pas, s’étonna que Talia ne fût pas déjà au courant. Il ne manqua pas de railler l’étourderie de son comparse. Les Griffons, en effet, avaient dérobé au cours du mois dernier l’étendard de guerre du collectif. Les Écuyers comptaient laver cet affront. Il ajouta qu’ils commençaient bientôt. Kab s’était engagé à participer. Il participerait, donc. Elle n’avait pas son mot à dire. Sur quoi, il grommela un juron, planta là les deux époux.

— Écoute, mon amour…

— T’es désolé. Tu as donné ta parole. Tu dois partir, enchaîna Talia, les larmes aux yeux. « Te fatigue pas, va. J’ai compris… »

« Sérieusement, vous pouvez pas organiser votre machin un autre jour. Je sais pas moi, demain, à l’aurore par exemple ? Vous avez toute l’année. On fête l’éclosion une fois par an, c’est vraiment trop demander de passer un moment ensemble, en famille ? »

À court d’arguments, il tâcha de l’embrasser sur la joue. Elle se déroba. Sanglées dans son dos, remuaient deux petites menottes. Pedro s’égayait des accords confondus des musiciens.

— J’en ai pas pour longtemps.

— Oué, bien sûr.

Miguel s’éloignait. Il sillonnait la place sans ménagement, à peine conscient de l’indignation générale suscitée par sa présence. La gorge sèche, un duvet trempé ruisselant de son cou bovin, Kab formula un ultime chapelet d’excuses, s’élança à la poursuite de son ami.


Noir de monde en début de soirée, les allées marchandes respiraient depuis l’ouverture du bal dansant. Antiquaires et détaillant assuraient l’inventaire. Des trafiquants proposaient aux chalands le service d’habiles gamins en bas âges, ou d’élégants coffrets blasonnés du symbole de l’aspic. À force de longues enjambées, Kab rattrapa Miguel.

Remonté au moment de son départ, celui-ci fulminait à présent. Il semblait hors de lui, en proie à une rage sans borne, irrépressible.

— Salopards, raclure de fond de chiotte, enfants de putain, grinça-t-il, dès lors que Kab réengagea la conversation. « Défendre le quartier, mon cul. Ah ! Qu’est-ce qu’il aurait dû faire d’après toi, Sabio ? Retoquer ? Ignorer le chantage ? Ce coup-ci, je vois pas comment. Si le secteur tombe, les accords sautent illico. On perdrait jusqu’au droit de se réunir. Terminé, les veillées nocturnes. Exit, les tournois, les banquets. Il aurait été chouette le vieux Duen. Privé de la majeure partie de sa clientèle, c’est à dire nous. Ils nous ont baisés en beauté. Merde ! »

— Au fait, merci. Je parle du bobard.

— Pas de quoi, mon pote. J’imagine que madame refuserait net si elle savait où tu cours. Juliet était folle de rage en tout cas.

Ils virèrent à gauche, empruntèrent un passage étroit situé à l’angle d’un étal recouvert de vêtements reprisés. Miguel cracha.

Un grondement sourd enflait sur le boulevard.

Elle refuserait, certainement. Elle ne comprendrait pas. Le vol de l’étendard et l’espièglerie des Griffons consistaient en un leurre commode, un cache-misère inventé sur le fil par Miguel. Les Écuyers ne combattraient pas les Griffons, non. Ils lutteraient ensemble, convoqués sur ordre du suzerain local. Un raid se préparait. Les Aigles, bande de supporter violents occupant les quartiers nord, confronteraient tantôt la Meute. (Homologues campés au sud de la périphérie) Ces deux factions partageaient une animosité commune, une haine réciproque. Les Aigles aspiraient à déloger quiconque menaçait leurs précieux avant-postes. La meute lorgnait sur les emplacements couverts par les Aigles. Bande paisible, de prime abord étrangère à la foire d’empoigne des deux géants, une relation houleuse rattachait les Écuyers à cet incident. Demeurant sur le territoire des Aigles, et par conséquent liés par serment oral, ils apportaient une contribution au trésor en échange d’un semblant de tranquillité. Une pratique trompeuse, singée sur celle des barons. Peu scrupuleux à l’égard de leurs subordonnés, les Aigles enrôlaient chez eux les meilleurs éléments, n’hésitaient pas à les mobiliser en cas de problème. Ils menaçaient d’éviction quiconque les critiquait. Par chance, Sabio, le président élu des Écuyers excellait dans l’art des pourparlers. D’ordinaire, il marchandait avec brio la dîme, recevait en feinte amitié les responsables. Il manœuvrait de sorte à réduire au mieux la participation du groupe à l’effort de guerre.

Pas cette fois. La Meute projetait une percée historique, soutenue par une alliance solide. Un régiment complet. Aussi les Aigles mandaient en défense la totalité de l’union du nord.

Loin des réjouissances, en un carrefour saturé aux heures de pointe, flottait une étendue de banderoles et d’oriflammes. Les emblèmes de chevaux cabrés, d’oiseaux rudimentaires cohabitaient en pleine rue. Pièce maîtresse de cet étrange défilé, un ensemble de toiles cirées retenues d’une tringle figurait autant de phénix majestueux aux ailes déployées. « Honneur à Boscos ! Honneur à Boscos », s’époumonaient de maigres cellules stationnées çà et là. « Qu’il chevauche sans répit à la faveur du créateur ! » Équipée de plastron garni de paille sèche, de bracelets de protection, de bottes épaisses, de boucliers sommaires, les hommes se confondaient, désorganisés. Les Griffons côtoyaient les Écuyers, les Écuyers côtoyaient les Hongres, les Alérions, groupuscule quasi anonyme affecté récemment au bloc, découvraient l’ampleur des ramifications. Les dissensions, les rivalités faisaient l’objet d’innocentes plaisanteries. « ÉLOI GUIDE LE BRAS DES JUSTES, IL JUGE ET PUNIT LES PLEUTRES, SANS DISTINCTION ! » Un rugissement féroce succéda à cette assertion. Le corps des Aigles présenta ses respects à son capitaine. Eux frappaient en cadence sur les rondaches, multipliaient les étreintes, les pitreries, les provocations scabreuses. Un contraste saisissant séparait les soutiens du peloton principal, composé en majorité de flambards avide de sensation forte. Une rigueur toute militaire enflammait les cœurs de cette soldatesque aguerrie. Au total, une soixantaine d’âmes au moins occupaient la chaussée.

Amasser sur le bas-côté, des grappes de flâneurs en liesse encensaient les combattants. « Les supporters des supporters. Les poltrons relégués au cul de la caravane », ironisaient les gars. Quelques poivrots se risquaient à conspuer les hooligans.

— Allez, grouille, piailla Miguel. « On arrive juste à temps… »

Arrivée à hauteur de la colonne, ils montrèrent patte blanche. Deux crieurs flegmatiques préposés au contrôle d’identité condamnèrent l’attitude désinvolte des deux retardataires. Un rabatteur du nom d’Alistar présenta à Miguel de sincères salutations. Ils convoquèrent Sabio, lequel confirma de l’authenticité de leurs témoignages. Enfin, ils s’engouffrèrent parmi l’attroupement, jouèrent des coudes jusqu’à pénétrer les rangs des Écuyers. En pôle position, le président trottinait clopin-clopant, scindait la foule, subissant les affres de sa jambe meurtrie. Il intima au duo de presser le pas, se déclara heureux de les retrouver. Duen les attendait, une armure capitonnée jetée sur les épaules, une calotte couronnant sa toison poivre et sel. Le vieux marin s’affairait à l’examen des effectifs. Ainsi, il resserrait les arceaux des poitrails, ajustait la quantité du rembourrage, testait la viabilité des manœuvres. Il flanqua à l’aide du pommeau de son casse-tête une succession de coups secs sur les casques de ses semblables. La résilience de ceux-ci parut le satisfaire.

— Désolé pour le retard, s’excusa Kab.

— Y’a pas de mal. Ça va comme vous voulez, les gars ? demanda-t-il après une franche accolade. « Vous vous sentez d’attaque ? ».

— Du diable si je me sens d’attaque, se récria Miguel. « On va expédier ça vite fait, et retour au bercail. (Il considéra un à un les hommes de son bataillon, arrêta son regard sur la nouvelle recrue en date, enrôlée sous son parrainage) Hey, petit. Te laisse pas impressionner par ces bidasses, je parle des Aigles. Ils gueulent. Ils tapent du pied. Ils se donnent de grands airs, mais ils sont pas foutus de tenir les latrines propres en notre absence. Tu piges ? Ils ont besoin de nous, pas l’inverse. »

— À l’avenir, évite ce type de commentaire, Miguel, grinça Sabio. « J’aimerais conserver l’amitié de nos alliés. S’ils nous entendaient… »

— On serait mal. Très mal, compléta Duen.

Celui-ci assistait Kab et Miguel dans l’équipement de leurs attirails personnels. Ils tournoyaient sur eux-mêmes, levaient les bras. Ses mensurations excédant celles du commun, Kab se contenta d’un casque et d’un amas des linges épais rembourrés à convenance. Ils reçurent chacun un bouclier ainsi qu’une arme contondante. Les Aigles chantaient. Les badauds se félicitaient. Kab considéra le gourdin noueux, jura au souvenir douloureux de son passé funeste. Il ne partageait guère aujourd’hui les façons des Aigles. Il était contraint toutefois de renouer avec ses démons.

— Ils ne vont plus tarder, à présent, reprit le président d’un air grave. « Veillez à rester groupé. Suivez les consignes, agissez en conséquence, mais ne discutez pas les ordres. Vous le regretteriez. Kab, tu surveilles l’avancée de la situation, préviens-moi, (ou Duen) au moindre problème. Miguel, tu gardes un œil sur le nouveau. Écoute-moi, mon garçon, le goût du sang n’appartient pas à notre répertoire. Si la peur te comprime les viscères, si tu penses pas être capable de continuer, cache-toi. Arrange-toi pour ne pas trop attirer l’attention. Contrairement à nous, les Aigles ne plaisantent pas. Ils livrent une guerre. Tu comprends ? ».

L’intéressé opina.

Sabio éleva la voix, adressa un communiqué officiel à l’ensemble de ses administrés. Un tonnerre d’applaudissements précéda sa parole.

« Messieurs, la bataille à venir sera sans merci. Certains seront blessés. C’est inévitable. Mais nous combattrons vaillamment. Nous honorerons les couleurs de notre maison. N’oubliez pas qui nous sommes, de valeureux soldats au service de nos maîtres Étalons ! »

Son discours à peine proféré, l’effervescence secoua les forces en présence. Les éclaireurs affirmaient avoir entraperçu un agent du parti adverse à deux rues d’ici, proposition étudiée sur-le-champ par les stratèges de l’union. Était-ce un piège, un guet-apens tendu à dessein ?

Peu importe. L’appel retentit, le capitaine allié, véritable dogue à la bedaine proéminente, se hissa au sommet d’un marchepied prévu à cet effet. Il était paré d’une cuirasse recomposé doté d’un gorgerin. Une coque protégeait son entrejambe, des jambières primitives ses mollets charnus. Un morion à aileron en parfait état coiffait son visage empâté. Une lourde masse reposait contre lui.

Un concert de murmures, de doigts levés souligna son apparition. La rumeur se chargea de présenter l’illustre orateur. Il s’agissait du Rhino, officier supérieur connu d’un bout à l’autre de la périphérie. Ses prouesses aux combats, son charisme, sa volonté sans faille lui valaient la réputation d’un être indestructible, d’un titan au caractère spartiate. Un égo surdimensionné animait cet organisme adipeux. Aussi rapide que puissant, doté d’une force inouïe, il effrayait jusqu’aux hommes de main des barons, lesquels évitaient de lui chercher noise. Ses colères légendaires défrayaient la chronique. L’existence seule de ce mastodonte reléguait la Meute au rang de numéro deux.

CHARNIER Illu05

— Tenez les flancs, aboya-t-il à l’adresse des soutiens. « On vous demande pas d’enfoncer les lignes ni d’appliquer un semblant de stratégie. Procédez aux rotations. Contentez-vous de suivre les ordres et tout se passera bien. Je ne tolérerais pas le plus petit trou de souris. »

Les consignes tonnèrent en tête de colonne. Le peloton principal imposa son rythme. Les Griffons, les Écuyers s’adaptèrent en conséquence. Les équipes fraîchement acquises à la cause de la Meute marchaient à pas comptés.

Le butor souffla sur son mégot, remisa sa cigarette à l’intérieur de son cabas. Il critiqua la mollesse de la jeune recrue.

— Pas de blague cette fois, hein Miguel, on les laisse pas nous submerger, devança Kab, occupé à s’échauffer.

— Tu parles de la dernière avec les Griffons ?

— Oué

— Ils nous avaient piégés en beauté, observa Duen.

— Queee dal ! C’est nous qui avons été mauvais, y’a pas à chier.

La bataille engagée, les Aigles ruèrent à bride abattue, levèrent les boucliers, poussèrent à l’unisson un cri sauvage. La collision ébranla les ailiers, qui subirent sans tarder le harcèlement des commandos ennemis. Posté sur les flancs, Kab encaissa une charge, porta sa rondache à deux heures. Il corrigea d’une botte un malabar hirsute, ferrailla en dépit de ses réticences. Son casque amortit un coup de fauchon destiné à le désorienter. Sa cuirasse molletonnée le préservait des chocs. Sa respiration s’emballa. Les bosses, les hématomes mouchetant son visage le lançaient. Ses muscles se raidirent. Un picotement aigu se logea au niveau de ses rotules. Il était bien décidé à défendre coûte que coûte sa compagnie. Il ne lâcherait rien, ça non.

Un compagnon d’armes chuta. Il avança sur lui, s’arrangea à garantir de sa sécurité, puis réclama une rotation. Miguel foudroya de la tranche de son gourdin le crâne d’un fantassin, évita la réplique cinglante d’une tierce personne. Il brillait par sa technicité, sa précision, sa vitesse. « Pas étonnant que les Aigles cherchent à s’en emparer », songea Kab.

Les gémissements de ses voisins, le carillon des matraques bourdonnaient alentour. Les directives échangées à tue-tête le renseignaient du bon déroulé des événements. Sortir vainqueur d’une joute et lutter en rang requerrait deux jeux de compétences distinctes. En combat singulier, on préférait décomposer les mouvements du parti adverse, on anticipait. Une invasion lente et sinueuse. Ici, pas le temps de réfléchir. Comme à la guerre, un soldat mou à la détente recevra la bastonnade, même traitement à qui ne fournirait pas une réponse correcte durant un court laps de temps. En pleine mêlée, les coups perdus n’étaient pas rares, les empoignades récurrentes, déséquilibrées. Il était crucial d’enchaîner les escarmouches sans tomber. De tenir, tenir encore, ne jamais flancher. Camarades et opposants renouvelaient sans cesse leur provision d’hommes. D’ingénieux roulements initiés permettaient aux légionnaires un léger répit, d’où l’extrême longévité des lignes.

En règle générale, Kab ne participait pas aux rotations. Sa résilience naturelle tolérait un effort régulier. Sa stature décourageait les importuns. Ce soir, il s’accordait une halte de temps en temps.

Devant, on aboyait une série d’ordres confus, langage délibérément hors de propos, mais d’une clarté flagrante à qui disposent des clefs de compréhension nécessaire. Les ailiers repoussaient du mieux les tentatives d’invasions successives. Vacillante, déformée par le poids des masses, une phalange céda soudain. Celle des Alérions. Aussitôt, un flot discontinu déferla à hauteur de la brèche pratiquée. Un détachement composé de guerriers chevronnés rattachés à la Meute déboula sur le champ de bataille. Kab sonna l’alerte, sans résultats. Le vacarme nuisait à la communication. Qu’à cela ne tienne, il quitta son poste, gagna non sans mal l’épicentre de la tempête. Sa matraque levée, son bouclier plaqué sur sa poitrine, il réduisit la distance, marqua les hordes d’assaillants survoltés. Il se traînait de l’avant, recroquevillé, encombrait le goulet de par sa carrure imposante. Estocs. Frappes de tailles. Prise au corps. Deux, trois, quatre adversaires simultanés résolurent de le renverser. Et pas des rigolos. Les hommes de la Meute n’hésitaient pas à viser la tête, martelaient ses cuisses nues. Ils s’essayèrent à le désarmer, le couvrirent d’injures. Kab ne flanchait pas. Au contraire. La douleur galvanisait ses forces. L’adrénaline fluidifiait son rythme cardiaque. Il refusait la défaite. Non pas qu’il favorise les Aigles, ligue ô combien semblable à la Meute à bien y regarder, non, il refusait de livrer son port d’attache, sa bouffée d’oxygène à la frénésie meurtrière de deux gangs rivaux, inaptes à représenter la Gladiature Moderne. L’union du nord et la coalition du sud se vantaient d’honorer les pratiques de leur écurie bien-aimée. Ils partageaient dégoûts et ressentiments. La belle affaire. Ils se fichaient pas mal de la Gladiature et de son histoire, de ses joutes, de sa mythologie. Seule la confrontation les intéressait, le triomphe de leur culture sur celle d’autrui. Quand on se passionne réellement. On approfondit le sujet, on en savoure les subtilités. Pas la peine de jouer les puristes.

Il en était là de ses intimes réflexions quand deux de ses détracteurs lui bouchèrent la vue à l’aide de leur pavois. Dès lors, il eut beau s’agiter, reculer, pivoter, ses forces l’abandonnaient. (Il aurait juré même avoir atteint plusieurs de ses alliés à cause d’un faux mouvement) À ce moment, une ombre se faufila parmi les rangs. Les menaces, les bravades échangées renseignèrent le colosse de l’arrivée d’un renfort de taille. Libéré de ses sarments, il se porta aux côtés de son ami.

Miguel, dans une cacophonie infernale, molestait quiconque se dressait sur sa route. Un filet carmin bariolait son visage. Son long bouc défait foisonnait sur sa poitrine.

— Bha alors, on la joue casse-gueule ?!

Il entraîna au corps à corps un gringalet coiffé d’une visière. Le malheureux regretta à coup sûr son enrôlement.

— Duen te remplace sur la ligne. Une chance qu’il t’ait vu galoper. Sabio était furax. C’est pas passé loin. Mec, t’as chamboulé toute la formation ! T’aurais pu les prévenir que tu bougeais.

— Je l’ai fait. Ils entendaient pas.

— Pour ça, faudra vous arranger entre vous… (Second face-à-face) Bref, recommence pas. C’est pas ton genre d’habitude d’agir sur un coup de sang. T’as les nerfs ou quoi ?

— Et toi ? T’es pas censé protéger le gamin, ou quelque chose du style ? Il est où, au fond de ta poche ?

— Il apprend. Il assimile, répliqua le butor, enchaînant d’un crochet magistral le premier de ses agresseurs. Il cracha. « Il reviendra avec une paire de bleus, une patte cassée au pire. Pas grave. Il s’en sortira mieux la prochaine fois. Je dois reconnaître qu’il bouge pas mal. On croirait pas comme ça, mais il sait se défendre. »


On annonça bientôt une seconde percée, cette fois située à l’avant-garde. Le Rhino, paraît-il, avait mené une offensive d’envergure, une charge explosive achevée d’un massacre en règle. Aussi, les hommes de la Meute se retiraient. Miguel se porta aux côtés de Kab. « Merde, déjà ! On commençait à peine à s’amuser », pesta-t-il. Il déglutit, haletant. En nages, le cortège se félicitait de sa performance, encensait le peloton principal. Les conspués reculaient, honteux, prêts à fuir. Ils lâchaient en route les étendards de guerre, les armes.

La peur pénétrait les esprits.

« REMUEZ-VOUS ! ROSSEZ-MOI CETTE RACAILLE ! »

« RETRAITE ! RETRAITE !! »

Alors, on enjamba les corps des blessés. Les rires sinistres, le tambour des bottes, les cris d’orfraie recouvrirent les vivats enjoués des ailiers. Les flâneurs réclamaient le prix du sang.

La bataillon adverse implosa. Les troupes de la coalition s’élancèrent en direction des faubourgs, d’autres courraient à l’ouest se réfugier dans les champs, d’autres encore se ramassaient face contre terre, en position fœtale. Une violence inouïe s’abattait sans distinction. Les coureurs étaient rattrapés, encerclés puis battus. On abandonnait sur place les groupes défaits des prisonniers. On lapidait par plaisir les fugitifs.

Soumis à la tradition, les soutiens étaient conviés à prendre part au raid punitif. Kab et Miguel feignaient s’associer à ce rituel désagréable. Ils ne tenaient pas compte des résignés, s’arrangeaient à se laisser distancer par les fuyards. Lorsque la lutte s’imposait, ils manquaient exprès la cible, ou se contentaient d’une légère correction. Les Écuyers appliquaient une politique claire : la révolte se paye, l’incompétence ne récolte que railleries. À l’évidence, les Aigles connaissaient la combine, mais de là à les accuser d’y recourir… Il arrivait pourtant qu’ils fussent contraints d’agir sans la moindre retenue, soit que la profusion de témoins complique la tâche, soit que la victime elle-même nuise à la comédie de par sa gaucherie. Kab appréhendait de tels cas de figure. Ignorer les suppliques, contempler l’espace d’un instant l’expression passive du malheureux, voir son corps se recroqueviller… Il lui semblait que les gémissements lui perçaient la poitrine. Sur le moment, Miguel affirmait n’éprouver qu’une profonde aversion à l’égard des vaincus, que si la situation fut inversée, eux n’auraient pas hésité à les achever. Il regrettait malgré tout, maquillait son repentir par de fines allusions concernant l’action des Aigles en général. Aux commandes de cette odieuse chasse à l’homme, le Rhino paradait en grande pompe. Il coordonnait les frappes, confrontait les poches de séditieux. Il appréciait tout particulièrement mater en personne les officiers ennemis. Il tâchait en outre de refréner les ardeurs de ses obligés, lesquels s’adonnaient quelquefois à des brimades par trop cruelles. Les Aigles approuvaient l’usage de procédés humiliants, pas celui du meurtre de sang froid. Un châtiment singulier était réservé aux membres reconnus coupables de sévices sexuels.

— Tain, il se planque ou quoi, bougonna Miguel.

— J’espère qu’il va bien, s’inquiéta Kab, sur ses talons.

— Évidemment qu’il va bien ! Puisque je te dis qu’il se défend. Faut te le chanter en quelle langue ? Si je me suis cassé, c’est parce qu’il se débrouille. Il jouait les timides au début, mais il touche sa bille le môme. Il gère son espace. Attends, tu crois quand même pas que j’aurais lâché un faiblard dans un guêpier pareil. Je suis pas con non plus, je te signale. Hey, je gagerais même qu’il te donnerait du fil à retordre. Oué, t’as très bien entendu mon pote. M’étonnerait pas que les Aigles décident de nous le siffler d’ici peu. Ils débarquent tôt, en général.

Ils se séparèrent. Kab accrocha un énième déserteur. Il l’aborda par la gauche, tâcha de se saisir de lui. La fuite calculée de son opposant l’entraîna parmi les dédales de la périphérie.

Il retrouva Miguel, poursuivit les recherches.

La victoire proclamée, les ailiers avaient ordre de rassembler les blessés à l’écart. Des estafettes tirées au sort (souvent sélectionnées par pur bizutage) procuraient les soins adéquats, de fines compresses imbibées d’alcool accompagnées de simples recommandations orales. (Les Aigles exploitaient ce rapide examen à dessein de repérer de potentiels talents) Sabio, comme de coutume, s’assurait en personne de l’intégrité de ses effectifs. Sans doute ne s’alarmait-il guère de l’absence de la nouvelle recrue, qu’il visualisait sous bonne garde.

Un savon mémorable attendait Miguel s’il se présentait bredouille à l’appel, d’où l’empressement des deux amis.

Ils découvrirent l’intéressé en pleine course, à deux pas d’une enseigne barricadée en prévision de l’échauffourée. Celui-ci chassait en solitaire deux soldats ennemis désireux de quitter la place. Un escogriffe et un trapu. Des trentenaires, soit une demi-décennie d’écart.

— Ah, tu vois, il se porte comme un charme, proclama le butor, qui semblait s’adresser autant à lui-même qu’à son acolyte.

Redoublant d’efforts, la recrue avala la distance, agrippa les braies de l’escogriffe, le déséquilibra. Ils chutèrent en une ruelle adjacente au commerce. Alterné par les cris de son compagnon, le trapu tourna les talons, prêt à en découdre. Il brandit sa matraque. Kab entreprit de porter secours au gamin. Miguel interféra, arguant que le petit s’en sortirait à merveille, qu’il s’agissait d’une occasion en or de juger de ses compétences sur le terrain. Le colosse se rangea à son opinion, et ils convinrent de rester discrets. D’une agilité déconcertante, le poulain étourdit, puis lourda l’escogriffe. Il confronta son agresseur. Un échange s’en suivit, une feinte. Le poids de la fatigue lui pesait. Son attention partagée entre deux menaces potentielles, la recrue rencontrait des difficultés. Le trapu le frappa à hauteur du plexus, l’enchaîna d’un direct. Une giclée de sang en souligna l’impact. Manquant chuter, il constata par mégarde la fuite du premier de ses opposants. Un sourire carnassier germa sur sa lèvre fendue. Il esquiva un ultime assaut, administra une combinaison, conclut d’une balayette.

Un succès mitigé selon son mentor et parrain.

— Il a du cul, critiqua celui-ci, triturant son long bouc, « s’il avait pas eu affaire à une lavette, il aurait perdu… (Silence) Attends, il nous fait quoi là, le morpion ? Le type a pas eu son compte ? »

— Hum ?

La recrue, à présent, dansait autour de sa victime, rouait de coups ses flancs. Il cognait de telle sorte à le priver de sa mobilité. Son entreprise terminée, il retira son casque, tira ses braies, décalotta son armure, le retourna sur le ventre. Il étouffa ces appels à l’aide d’un tissu réservé au préalable, abaissa son pantalon.

« Détends-toi l’ami. Profite, soupira-t-il, je sais qu’au fond, t’en meurs d’envie. Il n’y a pas de honte à prendre du plaisir.

Et puis, tu raconteras rien à personne, oh non, pas ce genre de chose. Ça sera notre petit secret à tous les deux. Allons… »

Il n’eut pas le loisir de continuer. Miguel l’empoigna par les cheveux, le jeta au bas de son piédestal. Désorienté, le garçon roula sur le sol, se redressa, le menaça, avant de reconnaître en lui un membre des Écuyers, de surcroît son supérieur. Alors, il salua en bonne et due forme, remonta son pantalon, se confondit en excuses, joua les imbéciles. La présence de Kab ne semblait guère l’intimider.

Il s’apprêtait à fournir à son vis-à-vis de foisonnantes explications lorsqu’il reçut un cuisant uppercut. Miguel le contourna.

— Il prend l’air, ton engin ? demanda-t-il, les bras croisés, désignant du menton son sexe dressé. Son interlocuteur balbutia un début de réponse. « Ferme ta gueule. Ferme ta putain gueule ! Détraqué de mes deux. Je peux pas le croire, t’es vraiment qu’une merde. »

Prostré, secoué de convulsion, le trapu poussa à travers son bâillon un cri déchirant. Il toussa, tâcha de se relever. En vain.

— Bouge pas, toi… HEY !

Exploitant ce bref intermède, le jeune homme engagea une course effrénée. Il échappa d’un cheveu à Miguel, tituba. Dès lors, il accéléra de plus belle. Au vu de la disposition des lieux, des acteurs, de sa trajectoire, sa seule chance de salut consistait à retourner sur ses pas. Miguel jura par le diable, somma Kab de l’intercepter.

Le géant se dressait déjà sur sa route.

À la surprise générale, la recrue résolut de marcher sur lui. La peur, l’urgence de la situation motivait-elle son acte ? La condition physique de sa cible lui laissait-elle présumer de son avantage ? Possible. Il ignorait toutefois à quel point son opposant brûlait de le démolir. Il avait peu fréquenté le nouveau depuis son adhésion. Il doutait même de lui avoir un jour adressé la parole. Le gamin avait agi jusqu’ici en parfait affilié. Il payait à l’heure sa cotisation, secondait au service, se passionnait. Toujours de bon aloi, attentif aux consignes, respectueux de ses collègues et du règlement. Apprendre qu’il trompait son monde, qu’il maquillait une part d’ombre, une nature abjecte, pire, qu’il manipulait les Écuyers afin d’assouvir ses pulsions libidinales attisait les flammes de sa colère. Une rage sourde, dévorante, lui labourait les tripes. Ses ongles perçaient presque sa peau. Il en tremblait. Aussi, la réplique formulée à l’issue du premier contact désarçonna l’impertinent. Kab, la posture droite, encaissa sans broncher. Il le frappa en plein tête, le repoussa, le rattrapa au vol. Il le plaqua de toutes ses forces contre la devanture de l’enseigne, le souleva à mi-hauteur. Un reflux mêlé de morve et de sang lui jaillit des narines. La recrue ne cessait de s’agiter. Il étouffait.

— Doucement, bordel, pesta Miguel, se précipitant sur lui. « Pas la peine de l’amocher à ce point. Allez, on l’embarque. (et, en direction du trapu) Toi, mon petit père, tu vas nous suivre bien gentiment. Tu témoigneras tout à l’heure. D’ici ça, si tu pouvais faire profil bas… »

Après la bataille, l’incident fut rapporté à Sabio, lequel convoqua une assemblée exceptionnelle. Un jugement pour le moins expéditif fut rendu dans l’arrière-cour du Râtelier des braves, le bar du vieux Duen.

Son calvaire narré de bout en bout, la victime se retira, troublée. Elle s’engagea sur l’honneur à ne révéler à personne sa mésaventure, en échange de quoi les Écuyers garderaient le silence à leur tour. Conspué, l’accusé essuya les insultes, les sifflets, les récriminations. Le choix de la sanction créait la polémique. D’aucuns réclamaient un tabassage en règle, d’autres souhaitaient le pendre haut et court. Rendre justice en personne. L’emploi de la peine capitale rencontrait un franc succès.

— Du calme ! du calme, s’il vous plaît, s’écria Sabio. « Il n’y aura pas d’exécution, ni maintenant, ni jamais. Pas sous mon mandat, messieurs. Allons-nous nous salir les mains sur cette charogne, allons-nous risquer un séjour aux camps de travaux forcés ? Non. »

«  Nous ne sommes ni juges ni bourreaux. Je laisse ça aux magistrats. Nous allons respecter la loi, à la lettre. »

Le scrutin clos, les discours d’usage dispensés, le vieux Duen ôta les équipements du garçon. Son plastron, d’abord, puis ses genouillères, son casque, son bracelet de force, symbole de son appartenance au groupe. L’assistance l’encerclait, grave, solennelle. Il se présenta devant son supérieur. Miguel cracha sur ses chaussures. Reconnu en partie responsable de l’accident, (car chef de bataillon affilié à l’incriminé) celui-ci avait subi un savon terrible de la part du président.

Sa respiration saccadée, son mégot fumant, consommé en un temps record détonait chez lui d’une humeur massacrante.

— Lâche tes fringues. Magne-toi, aboya le butor.

Le proscrit parut stupéfait.

— Nous t’avons soigné, à nos frais. Tu as eu droit, il me semble, à un procès équitable. À ta place, je m’estimerais heureux qu’on en reste là, releva Sabio. « T’approches plus jamais de ce bar, t’entends, changes de trottoir quand tu croises l’un des nôtres. Et tiens ta langue, sans quoi je donne pas cher de ta peau. Tu piges ? »

Ses vêtements brûlés, le garçon s’enfuit nu comme un ver, sous une haie de déshonneur occupé à fêter son départ.

Trois heures. Sur le chemin du retour, Kab se repassait la scène en boucle. Il cherchait à comprendre. Ce gosse, vingt ans à peine… Il va sans dire qu’il avait déjà humilié de la sorte un paquet de gens, peut-être parmi ses proches, qui sait ? Quel dieu malfaisant pouvait engendrer de pareilles horreurs ? Il comptait poser la question à Talia.

Il justifierait par la même de son retard. Une pierre, deux coups !

Le hululement des chouettes et les aboiements des chiens ponctuaient la nuit. La flamme du réverbère planté en deçà de son domicile vacillait au gré du vent. Il était rincé. Il remonta le sentier au pas de course. Pas de Latisma. L’ivrogne écumait sans doute les cabarets à cette heure-ci. Une aubaine ! Il allait pouvoir dormir sur ses deux oreilles, profiter d’un repos complet, d’une trêve apaisante. Le bonheur. Il s’imaginait installé sur la paille, son fils à sa droite, sa bien-aimée lovée contre lui, lorsqu’il poussa la porte. Le grincement suraigu lui révéla un spectacle affligeant. Le verrou posé à l’entrée avait été forcé, les rangements ouverts, le contenu de la remise éparpillé çà et là. La housse du lit avait été percée, puis déchirée sur toute la longueur. Enfin, des trous peu profonds pavaient le sol de terre battu. Pedro jouait sur le lit. Talia se jeta à son cou, trempa sa chemise sans manches de sanglots amères.

Quelqu’un s’était introduit chez eux en leur absence. On les avait dépossédés de l’intégralité de leurs économies.

Vous lisez l’édition Live de CHARNIER, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-23 (révision : -non défini-)
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