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Miguel Fuerte

« Ding ding ding ! Ding ding ding ! DING DING DING ! »

Une main ferme, adipeuse, s’empara du clou d’étain suspendu, qu’elle repiqua aussitôt dans la cire. Elle réduisit au silence la cloche murale. Après moult remous et borborygmes, Lucy se glissa hors de son couchage. Elle enfila ses chaussons, son uniforme, déjeuna d’une miche de pain tartinée de beurre salé. Un grondement sourd soulevait sa poitrine au rythme de sa respiration. Elle souffla la bougie.

Premier passage : 4 heures. Enveloppée sous une ample mante usée, elle descendit, haletante, le boulevard, appliqua sans réfléchir les préceptes communs à la profession. De fait, elle battait la campagne, martelait de sa baguette de bois les panneaux des volets. Deux rapides, un marqué, comme le lui avait enseigné la vieille Stela. Elle saluait d’un signe la masse des riverains, lesquels l’ignoraient en écrasante majorité. Elle évitait les taudis, slalomait parmi les bouges, les ruelles mal famées. En milieu de tournée, elle déboucha en vue d’un modeste pâté de maisons, jumeau parfait des dortoirs dressés alentour. Ou presque. Outre son apparence familière, elle vouait une aversion toute particulière au premier de ses résidents. Son favori, en quelque sorte. Elle pratiqua sa doctrine, insista. Deux rapides, un marqué. Deux rapides, un marqué !

Elle répéta l’opération jusqu’à saisir le son du battant.

— Fiche le camp d’ici ! Fiche le camp, vieille morue, avant que je ne m’échauffe pour de bon !

Fière de son effet, Lucy observa une halte sur le palier suivant, joua de sa canne, sans se presser ni prêter attention à la colère de sa victime.

— Propre-à-rien ! Toquarde !

— Hey là ! Y’en a qu’aimerait pioncer une heure de rab, le coupa une voix, celle du voisin d’en face.

— Bha commence par bien fermer ta gueule !

Elle ne l’appréciait guère celui-là. Elle le lui rendait au centuple. Ce bandit, ce mufle malpropre et sans scrupule méritait sa réputation.

7h00. Un pied au dehors du lit, le reste lové contre les couvertures, Miguel somnolait, la bouche ouverte. Il toussa, avala sa salive, souleva les paupières. Un léger filet de bave perlait sur son matelas. Il avait des crottes au coin des yeux, la gorge pâteuse. Il s’épongea les lèvres du plat de la main, procéda à un bref examen de la luminosité, de sorte à définir une tranche horaire. « Tain. » Cette vieille chouette l’avait réveillé pour de bon. Elle l’avait fait exprès, aucun doute là-dessus. Sur quoi il renifla, lissa son long bouc hirsute. Opiniâtre, il résolut de retrouver le sommeil, histoire de lui prouver sa supériorité.

Dix minutes plus tard, il fixait d’un œil torve la charpente de son appartement. Il dégagea du pied l’édredon. « Oh et puis merde ! »

Debout, il clopina à hauteur de l’unique fenêtre, décrocha le volet d’un geste négligé. La lumière, ou plutôt la pénombre (« Les portes du paradis », à cette heure-ci, interceptait les rayons du soleil) révéla un parterre de poussières, de fournitures parsemées sur le sol. Sa tenue de la veille : une chemise de corps striée d’étoupe, une ceinture de cuir, un bonnet, un bleu de travail gisaient étendus par terre ou fourrés à l’intérieur de la remise. À proximité du foyer, des couverts usagers baignaient en une large marmite au pourtour noirci. Miguel avisa de son contenu, détourna la tête. Il inspira un bon coup, bloqua sa respiration, avant de se saisir des preuves de son forfait, lesquels furent entreposés avec la vaisselle de table. Sur quoi, il ramassa ses affaires, enfourcha son balai puis collecta les moutons visibles. Comme il dévorait un reste de pain rassis accompagné d’un morceau de fromage, il dégagea au compte goutte le gros des déchets, à travers l’entrebâillement de la porte d’entrée.

Pourquoi par l’entrebâillement ?

Car Miguel opérait en sous-vêtement, un attentat à la pudeur si l’on en croit les petites natures du dortoir.

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Le ménage terminé, son estomac repu, il se livra à ses exercices quotidiens. Au programme de ce matin, séance de pompes frappées, de tractions, suivi d’étirements, le tout entrecoupé de courtes sessions sur son sac. Miguel possédait en effet un fin ballon d’entraînement, une vessie cousue, lesté d’un mélange de sable et de paille récolté au gré de ses allées et venues. En position de combat, sa garde levée en visière, il tournoyait autour de la masse suspendue, multipliait les jabs, les uppercuts, les crochets. À chaque impact, la gaine oscillait sur son axe, virevoltait dans les airs. Le combattant esquivait alors d’un pas oblique, enchaînait sur de nouvelles combinaisons, et ainsi de suite. Il perfectionnait son jeu de jambes, privilégiait la vitesse, l’explosivité à la puissance brute. Il avait conscience de ses faiblesses.


9H00. Le chant des clochers, des beffrois, tonnait à l’extérieur, une injonction formelle à destination des riverains. Miguel, une cigarette entre les dents, une éponge pressée sur la peau, se décrassait les aisselles. Il jeta l’éponge, flamba son mégot à s’en brûler les lèvres, puis s’essuya à l’aide d’un linge. Il s’habilla en quatrième vitesse, vissa son bonnet fétiche, s’inséra en bout de file, sous les regards mauvais, les commentaires des inénarrables mégères du quartier. Un jeune garçon aux cheveux gras, un épais furoncle logé au-dessus de la paupière droite, présidait le saint cortège. Sur l’autel, il ânonna, empreint d’un certain snobisme :

— Je vous pardonne, mon fils, puisse l’Unique vous accompagner sur ces terres et par delà le grand continent.

« Toi, ma parole, t’es née avec une gueule à rentrer dans les ordres », songea Miguel, qui depuis longtemps singeait l’attitude du parfait croyant. Suivre la cohorte des bedeaux, s’entasser à heures fixes sur les places bondées, prêter l’oreille jour après jour aux divines sornettes. Les pratiques ancestrales avaient le don de lui titiller les nerfs.

En Agesto, aucune loi n’obligeait à l’exercice de l’onction. « Tout un chacun reste libre d’ignorer l’appel, de vaquer à ses occupations, ou camper les bancs des usines », affirmaient les prédicateurs. En réalité, la pression sociale incitait même les plus réfractaires à franchir le seuil des autels, à courber l’échine devant la glorieuse bénédiction. Ne pas paraître ou s’absenter au cours de l’office sans motif impérieux revenait à tourner le dos à la religion, et par la même à accueillir sous son toit le diable et ses suppôts. De fait, les artisans refusaient leurs services aux brebis galeuses, les bonnes gens les méprisaient, les marchands gonflaient leurs prix. Les employeurs enfin, par souci d’éthique, de réputation, rejetaient systématiquement leurs candidatures. En somme, pas une âme connue (et bien portante) ne se risquait à décliner les faveurs du divin créateur.

L’onction obtenue, le butor s’inclina, lissa son long bouc, puis rebroussa chemin d’un air important. Une fois dehors, il coupa à travers un nuage de poussière, joua des coudes, puis déboucha sous la tonnelle d’un cordonnier, lequel dispensait sa réclame aux fidèles sur le départ. En l’absence des plantons de la garde urbaine, les riverains perdaient tout sens commun aux sorties des autels. Aussi se bousculaient-ils sur les sentiers, formaient de vastes embouteillages. De robustes gaillards au visage revêche, au teint brûlé par le soleil, se déclaraient prioritaires ; des artisans braillaient leur mécontentement ; des mères de famille fustigeaient qui leur barrait la route ; affublés de calottes sales, de bottes crottées, d’orgueilleux paysans s’empoignaient à loisir. L’affluence chuta au bout d’une dizaine de minutes. La fourmilière grouillante, surpeuplée, disparut au profit d’une allée déserte et sinueuse. Alors, Miguel poursuivit sans crainte son périple. Le contact d’une cigarette lui manquait. Il remonta le boulevard, sillonna parmi les commerces, les troquets. Il préféra les boyaux sordides au vacarme ordinaire de la première avenue.

La herse du poste de guet franchi, il longea l’enceinte du Delta, déboucha en plein cœur du secteur industriel. Des fourgons chargés tirés à bride abattue circulaient sur la voie, récoltaient au pied des fabriques la production journalière d’ouvriers acharnés. De retour au travail, les uns débitaient d’imposantes pièces de bois, d’autres convoyaient des caisses de clous, du textile, de la chaux, des moellons. On apercevait à travers les persiennes des ateliers de fringantes jeunes femmes attablées sur leur métier à tisser. Miguel se rappela au bon souvenir d’un exploitant, d’un coursier en patrouille, suivi d’un grossiste affairé à son inventaire, il avisa de sa principale destination. À l’abri derrière une muraille de brique rouge pourvu d’un mirador abandonné, un entrelacs de froides bâtisses à toitures plates, de hangars fermés, de tours pointus, de cheminées auréolées de suie, alimentait en continu un épais nuage noir. Un panneau riveté au sommet d’un haut portique en fer révélait la nature du projet : « Sidérurgie Rioja, propriété de Gustavo Martinez de Rioja, chevalier émérite et grand protecteur du royaume. »

Deux vigies en bleu de travail fumaient dans l’entrée.

— Salut Miguel ! l’interpella le premier d’entre eux, un quarantenaire à la mine désabusée. « Bha, tu créchais là toi ce matin ? »

— Si seulement, répliqua l’intéressé. Il aurait souhaité tirer une latte lui aussi, par mimétisme. « Hum. Tu sais Alvar, je me mêle peut-être de ce qui me regarde pas, mais votre boulot, on est bien d’accord que ça consiste à filtrer les visiteurs ? »

— Oui-da.

— Ok. Supposons que je nourris pas les meilleures intentions, que je suis comme qui dirait rincé par la concurrence. Je veux dire, moi, tu me connais, je suis du nord. Un type réglo quoi. N’empêche, je rentre, je me faufile en coulisse. Avec un peu d’huile de coude, je pourrais faire capoter toute la production si je le voulais, et personne me mettrait jamais le grappin dessus vu que je suis pas prévu sur l’horaire d’aujourd’hui. Il vous faudrait un registre, ou des tickets à tamponner, tu crois pas ?

— Et qu’est-ce qu’on en a à foutre, d’après toi ? répliqua le second. Il pointa du pouce les bâtiments derrière lui. « qu’ça fonctionne ou pas leur affaire, c’est leur problème, pas le nôtre. »

— Oué, ajouta Alvar. « On est les derniers écoutés et les premiers à casquer en cas de pépin, alors qu’ils se démerdent avec leur connerie. »

Miguel considéra le panneau central. Aucun employé, aucun cadre de la sidérurgie ne rencontrerait jamais son « auguste majesté » Gustavo Martinez de Rioja. (« le petit Martinez », plaisantaient les gars) Ce ronflant baron, en ce moment roulé dans une belle tenture dorée couverte de médailles, commandait certainement à la seconde flotte. La seconde flotte, oui monsieur, l’Invincible Armada. Le petit Martinez prenait ses ordres du roi Rodrigue IV en personne. Il s’imaginait à n’en pas douter son usine placée sous haute surveillance. Triste constat.

— Vous avez pas tort au fond, pourquoi se casser le cul, conclut-il. « Bon, c’est pas que je vous aime pas, les mecs, mais j’ai besoin de causer avec Fito. Vous pouvez m’arranger ça ? »


10h30. La lumière du jour baignait toute la cité, révélant les conditions de vie déplorables des habitants. Des cabanes en ruine, des masures sinistres s’entassaient en bordure du Delta.

Des nids de poule empêtraient les routes. Une atmosphère chaude et saturée accentuait l’odeur des pyramides d’ordures. Ne circulait à présent que quelques groupuscules isolés : des vieillards affables se rassemblaient sur l’accotement ; des travailleurs de nuit savouraient leur unique bain de soleil quotidien ; des mères de famille munies de hotte en osier ou de traîneaux promenaient leurs enfants. Enfin, de nobles véhicules tenaient escale sur les places marchandes. Leurs propriétaires, simples détaillants ou collectionneurs d’art, furetaient au milieu des vide-greniers, négociaient auprès des antiquaires. Ils prospectaient à la recherche de la perle rare, un mouchoir sur le nez.

Miguel retira son bonnet, présenta son sauf-conduit aux sentinelles en faction, et sans effusion, franchit le poste-frontière.

Il avait, au prix d’une demi-heure d’attente, obtenu un entretien privé auprès du responsable du personnel de la sidérurgie Rioja, lequel transmettrait ses disponibilités à la hiérarchie. Tiré à quatre épingles, le susnommé Fito lui avait promis deux semaines complètes de suractivité. On parlait même d’une prime. Les commandes affluaient des terres humides. Le commerce d’armes et d’armures s’accordait sur un rythme en dents de scie, corrélé à d’obscurs facteurs inconnus des couches inférieures. Quelle importance, après tout ? Ils payaient bien. C’était l’essentiel. À l’entrée des faubourgs, il observa un coude, vira sur la droite, de sorte à contourner la première avenue. Il renvoya du pied un vieux ballon à un groupe d’enfants, puis poursuivit sa route. Plus tard, il aborda un homme sans âge, installé par terre. Une toile cirée, protégée des vents par le concours de quatre galets dûment disposés, présentait un volume d’articles impressionnants. Des breloques, des babioles en tout genre, des bijoux faits main, des imprimés. De petites boîtes closes, gravées du symbole de l’aspic, jonchaient l’ensemble.

« Combien ? » demanda Miguel, insensible au discours promotionnel du colporteur. Ce dernier proposa…

— COMBIEN ?! C’est une plaisanterie, c’est ça ? fulmina l’intéressé. Il attira sur lui l’attention des chalands à proximité.

— Il s’agit d’un produit de qualité, cher monsieur.

— Oui. Oui, j’ai saisi. Mais quand même, à ce prix là, par les temps qui courent… Qui débourse une somme pareil ? Les citadins ? Qui d’autres ? On pourrait pas s’arranger ? Un accord entre bons citoyens. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je regrette, cher monsieur.

— Allez au diable, sangsues ! Votre came, vous la coupez, tout le monde sait ça, se rengorgea Miguel, « vous profitez des honnêtes gens. »

Et ce disant, il cracha au pied du colporteur puis tourna les talons. Il s’apprêtait à plier bagage lorsque son regard se porta sur deux individus, lesquels devisaient en contrebas auprès d’un marchand semblable, à l’embouchure du couloir. Il recula dès lors et, l’air de rien, s’en retourna sur ses pas. Un juron grossier, identifiable, lui vrilla les oreilles. Tronco.

« Merde », pesta-t-il à part lui. « Merde, merde, merde. » De tous les candidats en lice, il avait tiré le pire lot possible. Il remonta le versant, bifurqua une fois, deux, rasa les murs. Excédé, il résolut d’emprunter la première avenue. L’abondance du trafic lui permettrait de semer ses poursuivants. Trop tard, déjà les deux véroles le précédaient. Il faut dire que ces deux-là prospectaient couramment par ici. Il ne parviendrait pas à les perdre. Les distancer à la course en ce cas ? Abandonné tout faux-semblant ? Possible, mais contre-productif. Aussi se contenta-t-il de maintenir l’allure. Ces détracteurs, conscient sans doute de l’ascendant obtenu, adoptèrent le rythme d’une tranquille promenade. Ils conversèrent de vive voix, se chamaillèrent au sujet d’affligeantes banalités. Ils s’activèrent de telle sorte que Miguel en fut réduit à leur céder le passage.

— Copa ! Tronco ! Comment vont les affaires ?

— Ah, tu vois qu’il nous a reconnu, plaisanta Copa, « Alors, Fuerte, on évite les copains ? »

Tronco, en hercule flegmatique, buta à son contact, à l’exact opposé de son joyeux compagnon. Il fixait l’horizon de ses yeux caves et globuleux. Copa poussa un profond soupir. Le buste sec et musculeux, ses longs cheveux châtains rassemblés en queue de cheval, mère Nature avait doté cette pourriture d’une grâce toute féminine.

— Crois pas qu’on prend plaisir à tout ça, mon vieux, précisa Copa, « On suit les ordres, ni plus ni moins. »

« Pourquoi tout ce cirque en ce cas, bande d’enfoirés, s’emporta Miguel ? Pourquoi vous jouez avec le gibier comme un foutu chat torture des oiseaux, hein ? Expliquez-moi ça, qu’on rigole un peu. » Il déglutit.

— Oué, bien sûr, se contenta-t-il de répondre.

Sur une « proposition » de Tronco, le trio parcourut les dortoirs du quartier nord, salua qui de droit, gagna la retraite personnelle de l’incriminé. Ils partagèrent un rafraîchissement. Son bock vide, Copa s’installa à sa guise. Tronco verrouilla la porte, s’adossa contre la cloison. Il triturait du bout des doigts la lame d’un couteau.

— Dégueulasse cette baraque, une vraie porcherie. Enfin, passons, lança Copa. « « Que ce soit bien clair entre nous, Fuerte : on a toujours eu connaissance de ta propension à lourder des ardoises chez la concurrence, et je vais pas te le cacher, on peut pas dire qu’on nous a fait l’éloge de ta fidélité. Le Greffier a pris sur lui pourtant, il t’a offert une chance, tu te souviens ? Jusqu’ici t’as été réglo avec nous. Seulement, voilà. Pour la seconde fois en deux ans de bon et loyaux services, t’as réclamé un délai. Ça arrive à tout le monde, un retard de paiement. On comprend ça nous autres, on n’est pas des bêtes, pas vraies ? (Tronco approuva) Et puis, tout s’est bien passé la première fois, alors on s’est dit : « pourquoi pas ? »  Deux semaines que tu nous balades, que tu nous évites, qu’est-ce que t’as à répondre à ça ? On t’écoute. » »

Sans laisser à son interlocuteur le temps de la réflexion, il exigea une cigarette. Son bonnet sur la tête, Miguel l’informa qu’il n’en possédait pas, qu’il n’en avait plus les moyens.

Cependant Tronco arpentait de long en large le sol de terre battu.

— Je vous rembourserais bientôt, parole, reprit le butor, mais là, c’est compliqué. J’ai pas un radis. Il écarta les bras, en signe de soumission. « Hey, au fond, on marine tous dans la même marmite par les temps qui courent, vous croyez pas ? Faut se serrer les coudes… »

BANG !

— Mauvaise réponse, asséna Tronco. Il arma son poing, cueillit au vol le sac de frappe. Les coutures craquèrent.

— Non ! Il baissa d’un ton. « Non, pas si fort… Il n’est pas conçu pour… enfin, c’est une pièce fragile. »

— Vide tes poches, commanda Copa. « On va voir si tu dis vrai. »

— Pardon ?

— Me force pas à me répéter, tu sais à quel point j’ai horreur de ça.

Miguel retourna ses fontes, découvrit le contenu de sa musette. Tronco assista au dépouillement, le fouilla au corps puis, sur ordre de son rusé camarade, commença à creuser selon les indications du maître des lieux. Il s’était équipé d’une pelle après un tour à la remise.

— Pas si ruiné que ça, observa Copa, au son des espèces rutilantes. (Il s’assombrit) « Ta cassette, elle est où ? ».

« La voilà, s’immisça Tronco aux sorties de son excavation. « Vide, pareil pour sa blague de tabac. »

— Si tu patauges à ce point, qu’est-ce que tu branles sur nos marchés, et comment tu comptes nous remboursé ?

— Je marchandais, pardi, répliqua Miguel. « Plus personne ne négocie quoi que ce soit de nos jours. Une plaie. Le fric, je vais l’emprunter à droite à gauche. J’ai juste besoin d’un peu de temps…

— Et qu’est-ce qui t’empêche de gratter comme fixe ? Ils ont toujours du travail, eux. T’y gagnerais en sécurité.

Tronco, les muscles bandés, préparait un nouvel assaut à destination du sac. Miguel s’interposa.

— Et signer un de leurs foutus contrats ? Non, mais vous rigolez ou quoi ? aboya-t-il. « Et puis le dégraissage… »

— Le dégraissage, quel dégraissage ? demanda Copa.

Il interrogea l’hercule, lequel ne semblait guère informé de la situation. Une aubaine. Un avantage inespéré.

— Vous n’êtes pas au courant ?

— Non.

— Parle, le pressa Tronco, sinistre.

— Tout de suite : j’ai des amis, de très bons amis chez les manœuvres. Je connais du monde, vous savez. Ils sont dans de beaux draps, les ouvriers, c’est le moins qu’on puisse dire ! Les contremaîtres ont annoncé Agris que des postes allaient sauter, que c’était inévitable. La main-d’œuvre coûte trop cher, paraît. C’est clair qu’ils cherchent à remplacer les gars par des Mancros. Ils accélèrent le processus.

Confondus, les deux gorilles échangèrent un regard entendu. Copa spécula l’espace d’un instant. « Tu nous raconterais pas des craques au moins ? grogna-t-il. Gare à toi, si tu t’avises de… »

— Non ! Non non non non non non non. Je vous jure que c’est vrai, coupa Miguel, « La récession nous guette, messieurs, c’est du sérieux. Observez autour de vous, interrogez les braves gens, vous verrez qu’ils se serrent la ceinture, qu’ils attendent les moissons. L’éclosion approche. Vous aussi ! Vous aussi, j’en suis sûr. Le Greffier ne vous rince pas assez pour vous mettre à l’abri. (Silence) Écoutez, j’ai merdé sur toute la ligne, je le reconnais. Je vais me reprendre, vous prouvez ma bonne foi. Accordez-moi une seconde chance, la dernière. Tu l’as dis toi-même, Copa, j’ai toujours été réglo avec vous, et je compte pas changer mes habitudes. »

Le couteau rangé, ses créanciers partis, il referma la porte, poussa le verrou. Il s’écroula sur son lit. Il venait d’échapper à une cuisante correction. Copa, cautionnant un report exceptionnel du montant demandé, avait accepté de faire un « geste ». En d’autres termes, le double des intérêts sur une semaine. Il ne s’en sortait pas si mal, au bout du compte. Il expira tout son saoul, s’étira, roula sur le dos. « Les imbéciles. » Ils creusaient suivant ses directives, se contentaient d’un rien sous prétexte d’un aveu sincère. Ils ne cherchaient pas plus loin que le bout de leur nez. Sur quoi il se redressa, saisis son briquet à silex et poussa en direction du foyer. Il tira vers lui le sac de frappe, joua sur les coutures, en scinda la gaine. Il plongea une main à l’intérieur du rembourrage. Une gerbe d’étincelle lui permit d’enflammer sa récompense.

— Confier mon épargne aux premiers cossards venus, maugréa-t-il, cigarette au bec, « non, mais qu’est-ce qu’ils s’imaginent, ces deux-là ? »


Midi. Les bedeaux claironnaient à travers toute la ville, actionnaient avec ferveur les mécanismes des clochers.

Une somme rondelette en poche, Miguel se prêta à l’exercice de la religion, puis s’offrit sur le retour une collation composée d’un bol de gruau accompagné d’une pâtisserie. Il dévorait son dû assis sur la margelle d’un puits, encadré d’une foule nombreuse. Deux choristes parées de robes à fanfreluches s’adonnaient à une danse folklorique. Elles tournoyaient sur place, fredonnaient au son de la flûte d’un modeste musicien. La première, une fillette de quinze à seize ans, gravit bientôt une estrade installée pour l’occasion, salua, avant d’effectuer un saut périlleux. Elle se réceptionna sans mal. « Ooohhhh » réagit l’assistance, qui produisit un tonnerre d’applaudissement. Le spectacle terminé, l’attroupement formé désenfla petit à petit. Les ouvriers reprirent sans transition leurs bavardages, les bedeaux leurs critiques acerbes. Une mère contrariée se permit de condamner la relative brièveté de la représentation.

La cohue dissipée, Miguel marcha à l’encontre du trio. Il renifla, toisa de haut en bas le croque-note et les deux jeunes filles, lesquelles boutonnèrent d’un air gêné leur corsage.

Il déposa une obole à l’intérieur du récipient prévu à cet effet.

— Merci. Oh, merci, cher monsieur, s’inclina le musicien. Il se détourna. « Une révérence, mes enfants, une belle révérence, voilà. Que l’Unique vous honore, qu’il vous guide sur le chemin de la prospérité. »

— Oué, c’est ça.

L’après-midi consista en de vaines recherches, une série d’entretiens infructueux dédiés à remplumer son épargne. De fait, il déambula dans les rues, remonta, descendit la côte, longea la lisière du Delta. Il noua contact auprès des artisans locaux, des prostituées, des patrons, des marginaux de sa connaissance. Tous sans exception lui renouvelèrent leur amitié, se penchèrent sur sa situation, sans paraître s’en étonner le moins du monde. Tous s’estimaient incapables de souscrire à la plus petite reconnaissance de dette. Il reçut ainsi un chapelet d’excuses, d’alibis, de motifs divers et variés. Il s’activa jusqu’au crépuscule, et rallia de fort mauvaise humeur la procession des croyants.

Il assista sans broncher à l’oraison funèbre.


— Hey ! Salut Miguel, la forme ?

— Toujours, s’écria l’intéressé « Qu’est-ce que tu veux, on change pas une équipe qui gagne ». Il échangea une vive poignée de main par-dessus le comptoir, gratifia son interlocuteur d’une boutade. « Il me faudrait deux bières, des amuse-gueule et le menu du jour, et lésines pas sur les portions. Je vais te payer un supplément. Ça te convient, petiote ?

Juliet opina du chef, se pencha à son intention et, sans accorder une parole au tenancier, lui chuchota quelques mots. C’était une belle demoiselle à la carrure athlétique, dotée d’un physique agréable. Ses longs cheveux châtains, peignés en arrière, cachaient ses oreilles décollées, lesquels bordaient un visage oblong piqueté de menus grains de beauté. Elle affichait du reste une chemise de corps grisâtre, une ceinture de cuir, des sandales de jute, ainsi qu’une ample jupe tirée à hauteurs des mollets. Un joli collier ornait son cou tendu.

— Mon épargne ? Elle se porte comme un charme. Je vais te dire, j’ai touché une prime ce matin. Ah les femmes, ajouta-t-il à l’adresse de son vis-à-vis. « Allez, viens. »

La somme versée, (supplément compris) le couple s’engagea à la recherche d’un emplacement libre. Ils slalomèrent entre les tables à tréteaux, se frayèrent passage non sans mal. La fumée circulait parmi les solives de la charpente. Çà et là bavardaient de vive voix de fidèles poivrots. Des groupes d’amis trinquaient, fumaient, riaient de plaisanteries salaces réservées aux pauvres serveuses. Le tenancier, un homme au teint hâlé, au visage patibulaire, assurait à la fois la cuisson des aliments et le bon respect des règles de bienséance. D’un caractère difficile, l’honnête commerçant ne manquait pas toutefois de menacer d’expulsion quiconque malmenait en sa présence le personnel de service. En pôle position, Miguel repoussa du pied un ivrogne éméché, chahuta un proche collègue, salua, non sans quitter des yeux son invitée, un vieillard édenté vissé seul sur son tabouret. « Celui-là, joue jamais contre lui. Il triche ! », marmonna-t-il après coup. Ils s’installèrent face à face à une table commune, reçurent boisson et hors-d’œuvre. Le butor sirota sa bière, s’alluma une cigarette.

Alors les interpella un quarantenaire à la mine défaite, coiffé d’une calotte crottée. Il exhalait une odeur de transpiration.

— Debi ! lança Miguel. « Incroyable. Qu’est-ce que tu fous là ? Tu te rinces la gueule en cachette ?

— C’est ça.

— Un bon copain à moi, reprit-il à destination de Juliet. « Il chapeautait les coupes, il y a de ça une paire d’années. On défrichait ce qui a donné le boulevard principal du quartier nord. Un sacré bordel. Je t’en avais pas parlé ? Bha, c’est pas grave. Ah putain. Le monde est petit, hein, mon vieux. Qu’est-ce que tu deviens, toujours à ton compte ?

— Oué, si on peut dire. Mon activité est au point mort.

— Ah merde. Un conseil, mon vieux, attends-la fin de l’orage, refais-toi une beauté, ça devrait bien se passer. Ça m’a fait plaisir d’avoir de tes nouvelles en tout cas, faudra qu’on se jette un verre à l’occasion !

— Une prochaine fois peut-être. Je voulais te voir. En privé.

— Tout de suite ?

— Tout de suite.

— Bha c’est à dire que je suis en plein gueuleton avec ma régulière…

— Tu vas me rembourser ce soir, n’est-ce pas ? Il se tordait les doigts, se pinçait les lèvres. « tu sais, j’ai besoin de cet argent. J’ai une famille à nourrir, des mauvaises gens à défrayer. Je m’en sors pas. »

Les pieds du banc grincèrent. Le butor s’excusa auprès de sa bien-aimée et, l’intrus sous son aile, résolut de quitter la table. Ils s’isolèrent du reste de la communauté.

— Écoute, en ce moment, c’est la merde pour tout le monde, ok ? tonna Miguel par-dessus la cohue. « Mais t’es un pote, je compte pas te laisser tomber. Voilà ce qu’on va faire : je vais racler les fonds de tiroirs, distribuer une babiole ou deux, bref, tu m’as compris. D’ici demain, Léto au pire, je te rends ton oseille. C’est bon ? »

L’importun chassé, il retrouva Juliet, prétendit qu’il ne s’agissait là que d’une affaire mineure, sans importance. La jeune femme ne releva pas. En supplément de sa bière au maïs traditionnelle, le Trullo proposait un assortiment de légumes en conserve datant du printemps dernier. Des salades vermeilles, colorées de navets, de dés de carottes, de plantains émaillaient la vaisselle, le tout suivi d’une galette de blé cuite ; en dessert, des prunes aux sirops. Juliet, profitant d’un moment d’inattention, jeta son dévolu sur l’assiette de son voisin. Elle avança avec précaution, approcha sa fourchette. Comme elle s’apprêtait à perpétrer son forfait, elle rencontra la lame du couteau adverse, lequel lui barra la route. « Pris sur le fait », lui susurra sa victime, lugubre. Dès lors, elle ferrailla vaillamment, pivota sur elle-même, poussa son avantage. Habile, elle effectua une feinte, et déroba la mise malgré la détermination de son opposant. « Charogne ! », aboya l’autre qui, dans un mouvement désinvolte, tentait de lui rendre la pareille. Le duo poursuivit ses chamailleries jusqu’à épuisement des deux ramequins. Rassasié, Miguel éructa un léger rot, haussa les épaules. Juliet fronça les sourcils. À deux pas, réunis en petit comité, devisait une société bien connue des soirées animées. Un grand balèze affublé d’une barbe noire et bouclée se hissa sur une chaise.

— Jeux de table, pour qui n’a pas froid aux yeux !

Attablé de nouveau, cette fois en compagnie d’un auditoire sérieux, Miguel s’alluma une nouvelle cigarette à l’aide de son briquet. Il piocha, ajouta une carte à sa main. Il projeta une volée de piécette devant lui.

— Je relance de huit, renchérit-il.

— Douze.

— Cinq, en ce qui me concerne.

La ferraille tinta. Les joueurs piochèrent derechef, se jaugèrent en chiens de faïence. « Premier tour », commenta Miguel, à part lui. Un instant crucial, l’ancrage du moindre rapport de force. Il adressa un clin d’œil complice à sa petite amie, laquelle hésita, puis lui sourit en retour.

Face à lui, un paysan au visage grêlé ; deux maçons (le premier, un vrai mufle, avait initié la partie) ; un garçon d’écurie ainsi que le tenancier en personne. Ce dernier, comme de coutume, s’était laissé tenter par les paris, arguant que le service était au point mort, que les filles s’en sortiraient très bien sans lui. Le paysan retira sa mise. Les participants raillèrent sa conduite. Celui-ci, piqué au vif, répliqua qu’il était inutile de se précipiter, que son heure viendrait. Il croisa les bras d’un air supérieur. Miguel considéra son jeu. Il se racla la gorge, relança. Il renonça à cette manche-ci, au coude à coude avec le tenancier qui disposait d’un brelan. Les suivantes ne furent guère meilleures. Les deux maçons remportèrent coup sur coup deux séries. Le garçon d’écurie leur emboîta le pas. La chance du débutant s’enorgueillirent les anciens.

« Miguel ? » murmura Juliet.

— Une seconde, tu veux. Les cartes mélangées, il prit connaissance de sa main, grimaça. « Putain, quand ça sort pas, ça sort pas… »

— Il enchaîne commande sur commande. Il te lâche pas des yeux.

— Qui ça ? Debi ?

— Oui.

— Oh ! te bile pas pour ça, va. C’est une loque, ce type, un moins que rien. Il va se lasser. Attends un peu, on va se marrer.

Sur quoi, il se retourna, dévisagea l’intéressé qui, éclairé à la lueur des bougies, affalée sur son comptoir, éclusait un bock d’alcool ambré. Un temps, il soutint son regard, puis détourna la tête.

— Hey, Debi ! Debi, mon pote, tu te fais du mal, s’écria-t-il. « Tu devrais rentrer, t’arranger un peu, tu crois pas ? C’est rien qu’un conseil, hein, enfin la dernière des putains de l’Est te refoulerait comme les eaux du fleuve si tu te présentais dans cet état.

Les rires, les railleries tonnèrent alentour. Debi, sur le point de réagir, se ravisa. « T’avais pas besoin de faire ça ! éclata Juliet. Elle lui infligea une tape sur l’épaule.

— Rhooo ça va, on rigole !. Dis leur Debi, explique-leur qu’on se charrie. Je le connais depuis longtemps, ce gars-là !

Pas de réponse.

La soirée bien avancée, le pas sec et mesuré d’un peloton de la garde urbaine suspendit la séance. Un officier vêtu de l’uniforme intégral, son arme de service à la ceinture, se porta dans l’encadrement du Trullo.

Le tenancier salua le nouveau venu en bonne et due forme, l’assura de la relative tranquillité de son établissement. Il lui proposa un verre. Par bonheur, celui-ci déclina. Ce bref intermède terminé, les mots « je mise » ou « je me couche » retentirent de plus belle. Avec la fatigue, l’ivresse, les sommes engagées augmentèrent crescendo. Le garçon d’écurie se retira sous la moquerie, mais fier de son modeste bénéfice.

La manche suivante, Miguel étudia son jeu. Médiocre. Décidément… En mal de réussite, le paysan maugréa d’amertume. Les deux maçons semblaient satisfaits de leur pioche. Le tenancier, hermétique, ne laissait échappé aucune émotion. « Tu t’acharnes en vain, mon chéri. Tu devrais arrêter, tu ne penses pas ? » commenta sobrement Juliet.

Il l’ignora. L’argent lui filait sous le nez ce soir, c’est vrai. Mais pas question de reculer, de céder face à la fatalité.

Au terme d’un énième tour de table, la cagnotte totale culmina à un niveau inédit. Aussi le tenancier s’avoua vaincu. Les deux maçons, en veine, suivirent. Le paysan considéra l’éventail des possibilités, puis, poussé par l’appât du gain, surenchérit. Miguel se mordait les lèvres. S’il abandonnait ici, il aurait gâché sa mise. « ça suffit maintenant, si tu ne te retires pas illico, je rentre seule », pesta Juliet. Affligé, il se leva, ramassa son bonnet, de l’allure d’un homme prêt à reconnaître sa défaite. Les participants, déjà, formulaient leurs sarcasmes, Juliet, confiante, enfilait son manteau. Alors, Miguel fourragea à l’intérieur de son paquetage, vida sur la table le contenu d’un coffret de bois vermoulu, puis le fond de ses poches. Le premier des deux maçons chuta de son tabouret. Les derniers clients, au son clinquant des espèces, formèrent une assemblée bavarde autour du spectacle. On louait le courage du parieur. On le pointait du doigt, ricanait à son insu. D’aucuns l’estimaient atteint de démence. Juliet, debout, impuissante, assistait sans mot dire à ce soudain revirement.

— Eh bah, on vous entend plus beaucoup, les comiques, vous avez perdu votre langue ? fanfaronnait Miguel. Il racla la surface de son briquet, expira en l’air une fumée gris clair. « Hum. Prenez votre temps surtout, les gars. Ça serait bête de faire une connerie. »

— Folie, grommela le tenancier.

Le paysan jura. L’un des deux maçons brava sa conduite, sans conviction. Ils rencontraient des difficultés à conserver les apparences.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait, on continue ?

En définitive, les deux maçons renoncèrent. Le paysan, obstiné, s’accrocha jusqu’au bout. Les enchères accomplies, les partis présents découvrirent leur jeu. Le tenancier disposait d’une couleur, les deux maçons, respectivement d’une quinte et d’un brelan. Miguel égrena sa main : une double paire. Il blêmit à l’instant critique.

Le paysan se gratta l’arrière du crâne, se signa, puis jeta sur la table un bouquet de cartes racornies : une paire.

— Salopard.

— Mais non ! fulminèrent en cœur les deux maçons.

Les chalands applaudirent à tout rompre, le chahutèrent, le félicitèrent. Juliet l’embrassa et, à l’oreille, lui confia qu’il était complètement dingue. Oui, il l’avait échappé belle, et de peu. Ses doigts glacés, calleux, rassemblèrent sa fortune.

Miguel souffla un rond de fumée opaque.

— Une revanche, ça vous botte ? (Silence) Je rigole. Ravalez vos larmes, les filles. Dans la vie, on gagne, on perd, c’est ainsi, on n’y peut rien. Et vous savez quoi ? Vous avez peut-être pas tant perdu que ça ce soir, tout compte fait. Je paye ma tournée, et plutôt deux fois qu’une !


La nuit, noire et profonde. Éconduites par les braseros de la municipalité, les ténèbres rongeaient les façades, les toitures des maisons. Les « portes » de par leur envergure formidable découpait jusqu’au ciel étoilé. Une cigarette entre les dents, Miguel progressait parmi les enseignes éclairés de la périphérie. Il avait quitté le Trullo à la fermeture, le pas chancelant et Juliet sur ses talons. Une fois dehors, comme il s’y attendait, la jeune femme n’avait pas manqué de le sermonner. « Tu as des dettes, Miguel. Tu dois de l’argent à des types dangereux. Qu’est-ce que tu cherches à prouver, en risquant ta peau sur un lancer de dés ? » Il avait eu beau la rassurer, lui répéter qu’il gardait chez lui un pécule important en cas de coup dur, (un mensonge éhonté) elle ne cessa de critiquer sa conduite, de le corriger. Il était si fier, si satisfait de sa bonne fortune, et voilà qu’elle venait tout gâcher. Pire, elle avait même refusé qu’il la raccompagne. Il regrettait presque de l’avoir invité.

Sur les dortoirs, il obliqua sur la droite, dévala une légère déclivité. Il aperçut sur le seuil de sa porte un genre de malabar flanqué d’une vieille redingote, lequel opina du chef à son approche. À ses côtés patientait un petit bonhomme à la calotte sale et à la mine défaite. « Merde. »

Il rajusta son bonnet.

— Hey Debi, comme on se retrouve ! On se refuse rien à ce que je vois, une balade au clair de lune, hein. T’as raison après tout, ça peut pas te faire de mal. Tu me présentes ton copain ?

— Mon argent, Fuerte. Tout de suite.

— Je comprends pas ma poule, on s’était mis d’accord non ? Pas avant demain. T’as descendu un verre de trop on dirait.

— Te fous pas de ma gueule, ok ? répliqua l’autre de but en blanc. « T’as touché le gros lot ce soir : une dot d’argent si j’ai bien suivi. Tu vas pouvoir me rembourser maintenant, et avec les intérêts en prime.

— Pas ce qui était convenu.

Sur un signe de Debi, le malabar à la vieille redingote se jeta sur Miguel. Il l’empoigna par le col, le souleva, le pressa contre le mur.

— Je marchande pas là, Miguel, clama Debi. « Tu vas cracher, de gré ou de force. T’es du genre coriace, tout le monde sait ça, alors j’ai pris mes dispositions. C’est drôle, hein, je me serais jamais cru capable de faire un truc pareil à quelqu’un. Mais les types comme toi piges que ça. Tu connais le dicton ? La violence est l’arme des… »

Un cri déchirant le coupa dans son élocution. Le butor, sans se départir de son flegme habituel, avait relevé les bras, puis fiché ses pouces à l’intérieur des orbites de son agresseur.

De nouveau maître de ses mouvements, il renversa celui-ci et, d’un jabs à hauteur des reins suivi d’un crochet bien placé, l’allongea aussi sec. Il s’acharna sur le corps de sa victime.

Frappé d’effroi, Debi engagea une course effrénée. Trop tard, déjà Miguel le rattrapait. Il le retourna, l’écrasa contre la façade d’une enseigne voisine. « Écoute-moi bien, trouduc, car je le répéterais pas deux fois, rugit-il. Des racailles du style de ton petit copain, je les pratique depuis des années. Des raclures de fond de chiotte, voilà ce que vous êtes, tous ! Je te dois de l’oseille, et donc ?! C’est une raison pour s’incruster chez moi ? Pour m’attaquer en pleine rue ? LE FRIC, LE FRIC, LE FRIC ! Ça vous obsède, ce truc-là, et c’est pas beau à voir, je te jure. Je vais te dire une bonne chose, Debi, j’ai jamais pu t’encadrer, jamais. T’es qu’un minable. Moi, je suis quelqu’un de réglo, j’ai des principes. Tu l’auras, ton argent, pas maintenant, pas demain, plus tard. Quand je pourrais. D’ici là, tu débarrasses le plancher, tu m’adresses pas la parole, encore moins en présence de la demoiselle. On s’est compris ? »

— Lâche-moi. Tu me fais mal, Miguel ! Mon bras !

— ON S’EST COMPRIS ?! hurla-t-il, au point de rupture.

— Oui… oui… compris.

Vous lisez l’édition Live de CHARNIER, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-23 (révision : -non défini-)
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