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Talia Grande

Le calme. Le calme plat, sans défauts. La vieille Stela cligna des paupières, la pulpe de ses doigts posée sur la cloche murale. Aucun son, aucune vibration n’accueillit son réveil. Dehors, les oiseaux chantaient. Les chiens conversaient par pavillons interposés. La mèche était restée intacte. Le clou baignait dans la cire, plantée à hauteur du dispositif. Elle dégagea l’édredon, s’établit sur le rebord de la literie. Elle enfila ses chaussons, petit-déjeuna d’une miche de pain rassie.

« Ah oui, pas de messe ni de corvée aujourd’hui. » Cette petite pimbêche, cette insolente créature qu’elle appelait sa fille se chargerait du ménage, des courses et de la cuisine.

Elle la contraindrait à l’inactivité.

Après une éternité à errer sans buts, incapable de ne rien entreprendre, la vieille Stela résolut de se recoucher, sans limites de temps cette fois-ci. De fait, elle ne daigna rompre son engagement qu’à la demande exprès de son parent. En fin d’après-midi.

— Kab, mon amour. Hou hou. Il est l’heure.

6 heures. Étendu sur le ventre, les bras en croix, l’intéressé maugréa de déplaisir. Il se retourna, se redressa mollement. Il se frotta les yeux puis le cuir chevelu. Penchée à son chevet, Talia le gratifia d’un baiser sur la joue. Elle souffla la mèche noire qui lui barrait la vue.

— Nous sommes Leto. Leto, tu te souviens ?

— Oué, répondit le colosse engourdi.

— Monsieur fait le coq la veille au soir avec les copains. Mais Monsieur à des impératifs, et la mémoire courte.

Fière de son espièglerie, elle opéra un tour du propriétaire, lista les produits manquants, ou en surplus. Elle portait ce matin un chemisier couronné d’une veste légère bleu délavé, une jupe, ainsi que de beaux souliers. Un mouchoir brodé occupait sa poche avant. Un collier brillant ceinturait son cou gracieux. Elle coiffa un chapeau de paille. Kab, nue comme un ver, bayait aux corneilles, reniflait, hochait la tête de bas en haut. Hors du lit, il but une goulée d’eau tiède. Il avait bonne mémoire en vérité. Mais pas pour ce genre de chose.

— N’oublie pas la farine, ce coup-ci, compléta-t-elle. « Pas de blague cette fois, hein. N’achète rien si tu sens une drôle d’odeur. Elle vérifia le contenu de sa sacoche, en boucla l’archère d’un air satisfait. Pedro est réveillé. Quand il réclamera son lait, utilise cette cruche, là, tu vois ? N’hésite pas à contrôler ses langes. Je rentre vers midi. En général, le percepteur commence sa tournée en milieu de matinée. Si d’aventure… »

— Je connais, ma chérie. J’habite ici, je te signale.

— Si d’aventure il ne respecte pas l’horaire, ne panique pas. Déterre la cassette au retour du marché. Tu trouveras une note, cloué sur mon bureau. Lis-la, et prépare la somme en avance. Il te suffira de la lui donner.

La porte close, la jeune femme quitta la maison en fredonnant. Elle parcourut ainsi le dortoir, descendit la côte. La fin de semaine venue, le couple Grande observait un rituel particulier. Pallas, Kab passait la soirée au « Râtelier des braves », quartier général de son association sportive. Et malgré les bleus et les fractures nasales, malgré le peu d’estime portée par son épouse à l’endroit de la Gladiature Moderne, il avait carte blanche. En échange, Talia obtenait la réciproque le lendemain matin. Elle franchit un marchepied, engagea sur une pente douce. Elle inclina son ample chapeau de paille à l’adresse d’une équipe composée de deux falotiers. D’une habilité stupéfiante, ceux-ci parvenaient à piquer, puis rabattre d’un geste unique les opercules situés au sommet des réverbères. Le premier plaçait l’échelle, la stabilisait. Le second manipulait une perche munie d’un croc, destiné d’origine à la manœuvre de petites embarcations. Les riverains dormaient à poings fermés. Eux s’activaient sous l’aurore grise. « Et dire que cette ivrogne de Latisma commande de pareils binômes. Il y a de quoi vous dégoutter de la profession. »

Une bourrasque en provenance des faubourgs remonta le boulevard, charriant dans sa course le souffle méphitique des charniers communaux. La présence d’ordures ménagères entassées sur le bas-côté lui tira un haut de cœur. Elle sortit son mouchoir.

En surplomb des tours élancées du Delta perlait un fin sillon lumineux, un convoi de marchandises à destination des terres fertiles. Il pénétrait là-haut comme autant de serpent vorace. L’oriflamme rouge pétante du Saint Empire Salamante flottait en pôle position, brandi par le porte-étendard de ladite société. Cette vision éclaira Talia d’une pensée : celle d’un avenir meilleur, à l’abri du besoin, de la guerre, de la maladie. Loin à l’Est, au-delà du massif cyclopéen des « Portes » s’étendaient en effet des plaines verdoyantes, des vergers féconds. En bordure du vaste océan défilaient les cités humides, rameaux paisibles placés sous la protection du duché local. Enfin, « au bout de la jetée », citaient les anciens, se dressaient les ports de Sadriento, la capitale. « Celle dont l’écho portait jusqu’aux rivages du vieux continent ». La métropole, si l’on en croit la parole des voyageurs, était née des mains expertes de quelques maîtres architectes. D’aucuns rapportaient la présence de tours de granites polies, d’autres vantaient ses villas somptueuses, ses spectacles en plein air, ses opéras. Des processions d’érudits s’y rassemblaient au pied des échafaudages de la grande cathédrale de Sainte Christina.

Prétendre que Talia nourrissait une rancœur tenace à l’égard des Sadrienois eut été un euphémisme. Non. Elle les enviait à en crever. Quelle différence, au fond, séparait les chiffonniers de leur confrère bourgeois ? » Une immense montagne, rien de moins.

Elle comptait bien inverser la tendance.

À la vue de la pointe du clocher, la jeune femme se précipita. Elle courut, courut à en perdre haleine, ôta son chapeau, usa du heurtoir réservé aux nécessiteux. Le verrou sauta. Le battant pivota sur son axe.

— Entrez, entrez, la pressa le père Escalon.

Son habit se confondait avec celui du commun.

Couvertures et bâches blanches nanties de bougies luisantes tapissaient les murs de du refuge de Sainte Myriam. L’ameublement, d’ordinaire spartiate, s’effaçait au profil d’imposantes tentures croché au niveau des plafonniers. Les pensionnaires devisaient de bon cœur. Ils affichaient des chemises de corps trop courtes, des pantalons raccommodés, des calottes trouées. Le circateur demeurait introuvable. « Calfeutré à l’intérieur de son logement en ce jour chômé », la devança son hôte sans se départir de son flegme habituel. Talia ne regrettait guère l’absence du sinistre surveillant. Les politesses d’usages dispensés, ils arpentèrent tous deux la nef, franchirent la voûte. Ils observèrent l’exacte trajectoire empruntée Tétir auprès des enfants, à ceci près qu’ils desservirent l’une des cellules par la présente inoccupée.

Un simple tabouret accompagné d’un secrétaire poussiéreux et d’un coffre en bois vermoulu se proposaient à leur service. Aucune fenêtre ni orifice. Les murs, fracturés par endroit, enrayaient l’action de la lumière naturelle. L’abbé lui tendit son bougeoir.

— Voilà, déclara-t-il sans émotion. À tout à l’heure. ».

Installée sur le pupitre, la jeune femme tira de sa sacoche une plume d’oie suivie d’un encrier. Elle chuchota à l’adresse de son vis-à-vis :

— Merci. Merci, mon père, pour tout ce que vous faites.

Pour toute réponse, les ténèbres envahirent l’exigu cagibi. Un théâtre d’ombres chinoises s’égaya sur les cloisons. Au travail !


En tailleur, l’index de sa main droite pointé vers le ciel, Talia priait. Elle percevait le son de sa respiration, légère, maîtrisée. Une flamme jaune orangé zébrait son visage. Elle divaguait, se penchait sur sa nature, sa place sur le grand échiquier de l’univers. Selon son analyse, les humains figuraient de simples rouages, pièces forgées d’un métal précieux, celui façonné des décennies durant, au gré des marées du quotidien. Il était le produit des expériences passées, des débâcles, des réussites, des sacrifices, des actes de bravoure ou de lâcheté. Il exerçait un magnétisme puissant, susceptible d’attirer à lui ou de rejoindre de belles combinaisons. En d’autres termes, de former des groupes, des tribus, des nations. D’aucuns exhalaient au contraire un relent sauvage et terrible, inhospitalier. « Comme moi », statua-t-elle, visualisant son propre rouage en une forêt grandiose aux arbres drus, aux collines insondables dépourvues du moindre habitant.Les rumeurs, les cancans des filles de l’atelier lui vrillaient les oreilles. Les débats autour d’un verre, les avis tranchés la fatiguait. Elle se sentait seule, malade, en compagnie de ses semblables. Elle ne s’estimait pas supérieure, mais différente. Un être banni, ignoré de l’antique mécanique céleste. Elle ne brillait qu’ici.

Soudain, une explosion.

Elle se leva subitement, s’attabla, retira la plume de son support. Elle noircit la page disposée sur le secrétaire.

Ses pensées frivoles, ses réflexions, les bribes récoltées aux sorties de ses lectures passées s’entremêlèrent, avant de s’écouler le long de l’outil créateur. Le silence régnait, ponctué du crépitement du feu, de la friction du papier. Isolée, loin du quotidien et de ses futiles distractions, elle goûtait à l’absolue liberté. Elle décidait du rythme des péripéties, des dialogues, de la marche du monde même. Pourquoi pas ? Elle rédigeait en ce moment un conte pour enfants narrant les exploits d’une mère célibataire du nom de Descara, héroïne courageuse au caractère bien trempée. Celle-ci, au cours du premier volet de ses aventures, s’était portée au secours d’une fillette d’à peine quinze ans, alors taxée de coquetterie par une bande de mauvais garçons. (Elle s’était baignée nue dans la rivière, une infamie du point de vue de ses détracteurs) N’obtenant aucun recours des autorités, Descara orchestrait à son tour un guet-apens à destination des coupables. Ils s’étaient permis de lapider l’adolescente. Ils reçurent en conséquence un traitement similaire, et daignèrent au bout du compte présenter des excuses à la victime. La chronique suivante confrontait la jeune femme à un groupe de bandits grimé en avide percepteur, lequel profitait de la faiblesse des locaux. Elle les chassait balai en main, à la tête d’une alliance formée auprès des mauvais garçons du premier volume. Elle entamait ce matin la construction d’un troisième volet. « Une conclusion, peut-être ? », pensa-t-elle. Non. Elle tenait cette fois un personnage intéressant.

Quand même, elle ne parvenait pas à trancher quant au devenir de Descara. Devait-elle toujours triompher ou, de manière plus pragmatique, plier face à l’adversité ? La rencontre à venir avec une nouvelle antagoniste, à savoir une empoisonneuse originaire d’un pays étranger, déciderait de son destin. Sur cette réflexion, elle reposa la plume.

Les concepts foisonnaient. L’encre coûtait cher cependant, le papier vendu à prix d’or par les libraires du Delta. Quels trésors n’avait-elle pas gâtés à ses débuts sous prétexte de sa seule impatience ?

En définitive, la matinée s’articula autour de ces deux grands principes : l’écriture et la prière. La flamme du bougeoir irradiait la surface du secrétaire. Plongée en un état méditatif permanent, Talia perdit la notion du temps. Elle ne remarqua ni l’écoulement de la cire chaude ni la visite impromptue du maître des lieux, venu s’instruire en catimini de sa condition. Elle sursauta en présence de ce dernier.

— Il est l’heure, ma fille, susurra la voix de l’abbé. « Je crains que frère Baptiste n’ait formulé le vœu de réintégrer son logement. »

La jeune femme opina, s’étira de tout son long. Elle avait la gorge sèche, les muscles endoloris. La plume rincée, l’encrier bouché, puis remisé à l’intérieur de son sac, elle précéda les pas de son interlocuteur, lequel la guida de sa démarche claudicante jusqu’à ses quartiers. Sur place, le père supérieur repoussa une pile de documents destinés à son approbation. Il se fixa derrière son bureau, s’arma d’une paire de lunettes en cul de bouteille. « La chambre mère d’un monastère, dût-elle appartenir à Sainte Myriam en personne, ne doit en rien surpasser celle de ses ouailles », expliquait le digne vieillard à ses pensionnaires.

Rien, pas même cette unique pièce d’ameublement, ne distinguait ses appartements des cellules alentour.

— Hum, reprit-il, sans transition, « vous avez, si ma mémoire est bonne, entamé tout à l’heure la rédaction du second cycle des aventure de Mlle Descara. Voyons. »

Fascicule en main, il parcourut mot à mot le contenu produit en quatre heures de recherches acharnées. Il tritura sa barbe ronde. Son visage reflétait une profonde gravité. Dès lors, il souligna, ratura à loisir à l’aide de sa propre plume. Comme le verdict approchait, Talia retint son souffle, ce malgré l’infinie redondance d’une telle routine. Le juge impartial suspendit un temps son inspection.

— Vous progressez, c’est indéniable, prononça-t-il une voix sans appel. Il subsiste des erreurs toutefois, des maladresses. Permettez. Ce sur quoi, il retourna la copie, pointa de ses longs doigts tannés un extrait du texte. « Là, par exemple, je cite : « À la vue du corps boursouflé de l’empoisonné, les convives disparurent dans l’incohérence ». Ce dernier mot est incorrect. On ne disparaît pas dans, mais avec incohérence. Si vous souhaitiez évoquer l’effroi présent suite à l’apparition de l’élément perturbateur ? Utilisez « Cohue », « désordre », ou « confusion » ou travaillez l’image d’une « foule vivante ». Autre chose : « Descara résolut de sauter par-dessus le… ». Elle sauta, sans apprêt. Soyez concises. »

— Je ne comprends pas, mon père. Et le style ancien ? Les Saintes Écritures ne figurent-elles pas la quintessence du génie humain ?

— Oubliez les Saintes Écritures, oubliez la littérature compliquée du siècle dernier. Inspirez-vous de l’antiquité, de ses grandes épopées. Votre prose est plus directe, plus incisive, romanesque si j’ose dire. Une narration forte puise ses racines dans votre imagination et celle de vos lecteurs. Donnez-leur les outils nécessaires. Aiguillez-les.

Les corrections reprirent de plus belle. Le père Escalon notifia une à une chaque bévue. Il mentionna en outre la faiblesse de plusieurs éléments de langage, les répétitions, enfin, le manque de rythme en certains passages clefs. Il ne laissait rien passer et ne ménageait pas son élève. Talia prisait les recommandations de son mentor. Mieux, elle réclamait sans cesse une exigence supérieure de la part de l’homme de lettres, lequel se bornait à retoucher la forme, et non le fond des contes soumis. Il estimait ne pas appartenir au public visé par les aventures de Descara. En vérité pourtant, la jeune femme encaissait mal la critique. Au moindre commentaire, son esprit se braquait. « Accordez-moi une chance de rectifier mes erreurs, de prouver la mesure de mon talent ! ». Elle progressait à bon rythme, elle le savait. L’examen récent des premières ébauches de ses récits avait produit chez elle un sentiment de révulsion, de honte, et le mot était faible. « Les tournures sont ridicules, le vocabulaire médiocre, et mes intrigues, mon dieu, je préfère ne pas y penser », s’était-elle écriée un jour, au cours de la préparation du repas. Peu convaincu, Kab avait relu d’un timbre chevrotant le manuscrit conspué, avant de déclarer ce dernier tout à fait satisfaisant. Elle l’avait alors mis au défi de comparer avec ses présents travaux. « Ah, il y a quelque chose. Oui… une musicalité comme tu dis, sans doute ? » avait bredouillé son époux, déjà au fait de la cuisson des pommes de terre.

Les corrections terminées, elle récupéra l’extrait amendé. Elle s’entretint sur le retour auprès de son illustre professeur. D’un caractère introverti, le père Escalon bavardait sans embarras dès lors que la conversation tournait autour de la littérature. Il demeurait un rat familier des bibliothèques et des muséums. Il était un érudit, bien qu’il récusa ce terme au profil de celui de simple passionné. Elle lui devait tant.

Sur les « conseils » de Nelly, sa voisine de l’atelier, elle avait découvert l’existence de cours particuliers organisés par les frères de Sainte Myriam. « Voilà que les types du dépôt entreprennent de civiliser les bonnes gens. Élever son âme par la lecture. De mieux en mieux, avait pouffé la tisserande, qui s’activait sur son métier. T’y crois, toi, la grande muette ? » Non. Elle n’y croyait pas. Pas à cette époque. Elle s’était rendue là-bas par pure curiosité. Aujourd’hui pourtant elle n’aurait raté un soir de classe pour rien au monde. Elle suivait avec assiduité les leçons dispensées une semaine sur deux, travaillait sans relâche ses textes à la maison, ou sur le lieu même de l’ancienne abbaye. Le père supérieur, conscient de ses talents, l’avait pris sous son aile. Il conduisait en personne sa formation, l’autorisait à consulter les ouvrages détenus par la communauté.

Ses relations avec la prêtrise du Delta lui permettaient de diffuser de courts extraits relatifs à ses sagas. Aussi Talia signait ses satires d’un prénom masculin. Elle connaissait ses chances, mais projetait vaille que vaille d’acquérir une solide réputation, et par la même les faveurs d’un protecteur puissant. Son travail sur les bancs de l’atelier ne consistait pour elle qu’en une activité subalterne, un emploi provisoire, sans avenir, nécessaire le temps de lancer sa carrière d’écrivaine. Elle consacrait toute son énergie au perfectionnement de son art.

Arrivée sur le seuil, repu des contes et légendes tirés du répertoire du vieil homme, elle présenta ses hommages. Celui-ci lui tendit alors un petit livret à la reliure ancienne.

— Prenez, ma fille, dépêchez…

— Mais, c’est interdit, se formalisa Talia. « Vous seriez puni, même vous. Je refuse de vous mettre en danger. »

— C’est un opuscule pastoral, une référence du genre, poursuivit l’abbé sans tenir compte de ses paroles. « Partez, à présent, et de grâce, ne vous attardez pas en route ! »


De retour chez elle, elle surprit son époux en pleine opération périlleuse. Kab, de ses gros doigts boudinés, tâchait de changer Pedro. Le bambin rabrouait des pieds ou des mains toute intervention hostile. Il riait aux éclats, amusés par les tentatives avortées de son parent.

— Besoin d’aide ? demanda Talia, haletante.

Le colosse ne releva pas. Il emmaillota en un tour de main le petit récalcitrant, conclut la besogne par un nœud.

Il empoigna sa moitié par la taille.

— Ça va ?

— Oui, pourquoi ?

La jeune femme le repoussa sans animosité. Elle gagna le plan de travail, contrôla tout à la fois les langes de son fils et le contenu du panier garni posé à proximité. Elle aperçut parmi les fécules ordinaires la présence d’un paquet dont elle ne devinait que trop bien la provenance.

— Je ne sais pas. Tu rentres en nages, en avance. C’est rare. J’ai pensé que… qu’il s’était peut-être passé quelque chose.

Pedro hissé sur ses épaules, sa sacoche fixée à hauteur de son secrétaire personnel, l’intéressée arrangea ses affaires. Son encrier et sa plume disposée à convenance, elle découvrit le précieux opuscule.

— Où est-ce que t’as dégoté ce vieux bouquin ?

— Le père Escalon me l’a prêté.

Kab ne l’ignorait pas, elle n’était guère portée sur la conversation au retour de ses échappées lyriques. Il poursuivit, perplexe :

— Bha, tu ne m’avais pas dit qu’il n’avait pas le droit de les sortir de l’abbaye ? Qu’il est comme qui dirait tenu de conserver les biens de son ordre ? Il risque gros là, tu crois pas ?

— Au fait, le percepteur est passé ? éluda-t-elle. Elle avait laissé se sauver Pedro, et considérait à présent le fascicule clos.

— Pas encore.

— Ça se voit.

L’autre, le regard fuyant, avala sa salive.

— Des pâtisseries Dulzor, mon chéri… Je pensais qu’on était d’accord. Plus de dépense superflue, pas avant l’éclosion. Si tu avais ne serait-ce que jeté un œil à notre épargne, tu… Attends. C’est un vrai ?

— Quoi ?

— Le livre, c’est un vrai, un vrai ! C’est fabuleux !

Elle feuilleta l’opuscule. Passé la page de couverture, il présentait en effet une écriture manuscrite stylisée. En d’autres termes, il provenait de quelques monastères isolés, non des presses mécaniques de la vice-royauté. Dès lors, elle referma l’exemplaire avec d’infinies précautions, ouvrit l’unique tiroir de son bureau et confina l’ouvrage.

Elle fit jurer à Kab de n’en parler à personne.

Vous lisez l’édition Live de CHARNIER, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-23 (révision : -non défini-)
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