Aysa-kabir Grande
Le soleil luttait de ses dernières forces. Il plongeait, épuisé, abattu, derrière les cimes dentelées des « portes du paradis ». Les pitons rocheux, comme autant de lances de guerre, perçaient l’astre divin de ses pointes acérées. Les rayons de sa couronne s’effilaient.
Des cohortes d’ouvriers du bâtiment, de commis, de contremaîtres fourmillaient sur le dortoir. Des paysans en provenance des champs communaux remontaient au pas de course les sentiers battus. Des volutes de fumée grisâtres coiffaient cette foule compacte. Une odeur de tabac froid flottait çà et là. Son baluchon sur le dos, les muscles de ses avant-bras brillants sous les traits du crépuscule, Kab avisa son pâté de maisons. Il épongea du plat de la main son front trempé.
Dix-huit heures. Des éclairs de chaleur zébraient l’horizon, présage selon les textes d’une récolte riche et abondante. Rendus autour de l’autel, les bonnes gens se tassaient d’instinct près des sorties. « Un marchand descend des montagnes, il tombe au milieu de bandit, qui le dépouillent, le chargent de coup, articula le prêtre. Un orque descend par le chemin. Il manque de dévorer son cadavre. Un mécréant découvre le corps. Il lui soutire ses effets. Saint Cristofo, lui, s’approche, bande ses plaies. Il dresse pour lui une sépulture décente. (Il éleva la voix) Mes enfants, n’entretenez d’ambition qu’à sauvegarde la dignité des faibles. L’Unique nous enjoint de faire preuve de compassion. »
Son discours prononcé d’une traite, il enchaîna sur la rubrique nécrologique, entonna un cantique en l’honneur des récents défunts. Les fidèles chantaient. Kab mimait du bout des lèvres la performance exigée. Son estomac ne cessait de gargouiller.
Terminé les gueuletons entre amis. Les visites de Miguel lui manquaient, les repas à la table des Grande se limitaient à présent au simple bouillon tiré de la cuisson des aliments. « Restriction budgétaire », ânonnait sa moitié, comme s’il s’agissait d’une odieuse malédiction. Leurs deux salaires réunis moins le loyer, l’impôt, moins la contribution nécessaire à la formation d’une nouvelle épargne les réduisait à la quasi-mendicité. Au surplus, il était question d’interrompre sa cotisation chez les Écuyers, sujet épineux, source de querelles sans fin. Sabio se relevait intraitable, arguant que les finances du groupe ne lui permettaient pas le plus petit écart. Il refusait d’ajourner sa dotation. Talia, qui d’ordinaire ne partageait guère son enthousiasme à l’endroit de la Gladiature Moderne, soutenait l’action du président, qu’elle qualifiait d’une sagesse exemplaire. « Les temps sont durs. Il ne te repousse pas de gaîté de cœur, et tu le sais », lui rappelait-elle sans cesse. Elle reléguait son adhésion au club au titre de simple distraction. Elle boudait ses arguments. Pire, elle le tournait en ridicule. Récemment, il s’était risqué à aborder l’hypothétique retour de Darius, le recruteur à solde des « Cerfs de Saint José ». Cesser toute activité physique à la veille de la première épreuve pourrait jouer contre lui. Elle lui avait ri au nez, l’avait taxé de naïf. Naïf, lui, et elle alors ? Elle s’était infligé les pires privations en échange d’une foutue plume d’oie. Elle écoulait ses Leto en une cellule sordide. Elle s’accrochait corps et âme à ses textes idiots. Et tout ça pour quoi ? En définitive, quels bénéfices tirait-elle de son assiduité ? Aucun. Elle se berçait d’illusions, cloitrée sous les ruines de l’ancienne abbaye.
En rentrant, le couple absorba son comptant de soupe diluée. Une ration de croûtons accompagnait ce dîner frugal. Pedro profitait quant à lui d’un bel assortiment composé d’un écrasé de pomme de terre, de dés de carotte, d’une tranche de pain et d’un verre d’eau.
Il refusait d’avaler quoi que ce soit, s’insurgeait, indifférent au sacrifice consenti par ses deux parents.
— Allez, ouvre grand mon chéri, souffla Talia, comme le petit s’agitait devant son couvert. Ce dernier bascula bientôt par-dessus bord.
Kab, écœuré, constata des dégâts.
— Rhaaa, regarde ça. Quel gâchis, sérieux... Puis, à l’adresse de son fils. « Tu préfères le bouillon, c’est ça ? Bha, tu vois, je te donne le mien. On fait l’échange quand tu veux, mon vieux. »
— Ça suffit ! gronda la jeune femme, accroupie par terre. « Pedro, calme-toi s’il te plaît. Et toi, fous-lui la paix. Bon sang, ce n’est qu’un enfant. Son environnement a totalement changé en l’espace de dix jours. Donc il panique, il s’énerve. Il ne comprend pas pourquoi il n’y a plus rien à manger. Tu réagirais pareil à sa place. »
Par manque de répartie, l’intéressé se contenta de détourner les yeux. N’empêche, le gamin abusait. Il pourrait faire un effort.
À l’heure des comptes, Talia défit son corset. Debout, le sein nu, elle sustenta l’appétit insatiable du bambin. Elle s’isola une fois celui-ci bordé, tourna, retourna autour de son bureau. Après réflexion, elle renonça à travailler son manuscrit.
Kab, cependant allongé sur le lit, s’abîmait à contempler la charpente. Une auréole verdâtre ceinturait les jonctions de la solive principale, laquelle suintait d’un perpétuel goutte à goutte. « Quand Miguel reviendra, on s’occupera de réparer ça », songea-t-il.
« Ton contremaître te met la misère. Tu laisses des ploucs te passer à tabac et un vulgaire ivrogne diriger ta vie. Qu’est-ce que tu vas faire ? Me foudroyer du regard jusqu’à ce que mort s’ensuive ? Je te reconnais plus. Une vraie limace dans un corps d’acier ».
— Ça va ? Tu m’as l’air pensif, observa Talia, « ça a rapport avec l’accrochage de tout à l’heure ? »
— Non c’est… c’est à cause de Miguel.
— Je comprends.
L’enveloppe contenant son salaire en main, elle s’installa sur le rebord du sommier. Elle s’apprêtait à la décacheter à l’aide d’un couteau.
— Écoute, on traverse une mauvaise passe, une très mauvaise passe, le rassura-t-elle d’une voix forte. « On évite les dépenses. On mange peu. On risque gros sur ce coup-là. Mais ce n’est pas une raison pour déprimer. Les moissons approchent. On va se refaire, hein. »
Il opina. Elle posa sur sa joue un baiser brûlant. « Maintenant, si tu es d’accord, j’aimerais qu’on discute. »
Aussitôt lancée, la jeune femme vida son sac. Elle pointa son attitude froide, distante, sa réserve de ces derniers jours. Il rentrait tard, sans explications. Pas un signe, pas une caresse ne s’échangeaient à son initiative. Elle se livra sur son isolement, son malaise. Elle assuma ses sautes d’humeur, justifiées selon elle par les circonstances. Chacun régulait le stress à sa façon. Quand même, il lui cachait quelque chose, et l’heure était venue de clarifier la situation. Elle ne le lâcherait pas avant d’avoir entendu la vérité. Kab, les bras en croix, laconique sur le départ, céda à sa requête. Il admit à demi-mot rencontrer de graves difficultés sur les chantiers, où le contremaître le malmenait comme jamais. Il se sentait forcé d’obtempérer, car il craignait d’apparaître en tête de liste du personnel licencié avant l’été. Il se garda bien d’évoquer les paroles de Miguel, ou les menaces proférées par Amargado. Il soupira. Quelle importance après tout ! D’ici une seconde, Talia découvrirait le pot aux roses. Ses aveux ne figuraient qu’un simple contretemps. Il se résigna à son sort, tel un animal promis à l’abattoir.
— Attends, il y a erreur là. Il en manque. Du bout des doigts, elle chiffrait sa solde ; dix, quinze… Elle retourna la gaine, secoua.
La jeune femme le fixait, les lèvres entrouvertes. Anéantie. Une lueur d’espoir parut raviver ses traits fourbus. « Tu te moques de moi, hein ? »
— Kab ?
— Un blâme, gémit le colosse, l’œil hagard, tendu. « Amargado m’a piégé en beauté. Je suis désolé. Je te l’ai dit, il me harcelait. Il a une dent contre moi en ce moment. Résultat, impossible de me poser une seconde. Il me filait le train, quoi. Et avec mes douleurs… »
— Quoi, tes douleurs ?
— Depuis l’agression, j’ai les genoux qui flanchent. Ça me tire. Un genre de crise. Je voulais pas t’inquiéter, tu vois.
— Te faire ça à toi, fulmina Talia, livide. « Non, mais pour qui il se prend... Et toi, tu réagis pas ? T’en parles à personne, tu laisses couler. »
Kab ne releva pas. Il déglutit, mal à l’aise. Talia déjà s’était rué derrière son secrétaire. Elle débouchait son encrier, lissait sa plume. Son imaginaire fécond ordonnait à n’en pas douter les strophes d’un courrier incendiaire destiné à sa hiérarchie. Elle s’apprêtait à révéler en hauts lieux les pratiques scandaleuses du responsable, sa politique discriminatoire. Cet évêque qu’il avait rencontré fin Baccre, au sortie de son face-à-face avec le Mancro, sans doute accepterait-il de le soutenir.
Kab tâcha de l’en dissuader. Il jugeait la procédure futile, voire contre-productive. Son supérieur lui ferait payer cet affront.
— Ils classeront l’affaire, enfin ! Réfléchis une seconde. Et puis, Amargado reste dans son droit. Ses motifs sont valables en fin de compte. C’est ma faute…
— Et c’est reparti… Ok, alors comment tu comptes régler ça, hein, champion ? gronda Talia. « en présentant des excuses ? »
— Bha, non.
— Bien sûr que si ! T’astiquerais les pompes de cette charogne s’il te le demandait ! Je plaisante pas. Ton pote a disparu. On s’enfile la même soupe réchauffée depuis une semaine, on rogne sur nos loisirs. On évite d’attirer l’attention. Et toi tu regardes le bateau couler, les bras ballants. Merde, j’arrive pas à digérer que t’ai préféré garder ça pour toi ! T’es complètement inconscient, ma parole !
— Et qu’est-ce que ça aurait changé, hein ? explosa Kab. « Tu crois que ton papelard va faire des miracles ? Un tour à l’abbaye. Une estafette. Et hop ! C’est des conneries tout ça. Redescends un peu sur terre. Là-haut, ils cherchent à nous remplacer. C’est le monde réel ici, pas celui de la petite Descara et de sa ribambelle de joyeux copains. »
Talia griffonnait, campée sur son pupitre. Cette énième offensive la poussa à suspendre son office. Elle pouffa du nez.
— On en revient toujours au même sujet. C’est facile de critiquer, mais tu proposes quoi au final, à part t’épuiser comme un âne ? Qui tient les comptes, dis-moi ? Qui s’occupe du ménage, de Pedro, qui raccommode tes vêtements ? Qui s’assure de notre avenir en pleine crise ? Jamais d’initiative, jamais d’opinion. Tu jettes l’éponge au moindre problème. Ah ça. Pas une plainte. La belle affaire !
— C’est bon, t’as fini ? Je peux en placer une ?
Debout, Kab parcourut d’une traite la largeur du logement. Il souleva la tenture suspendue figurant la réserve histoire de se donner une contenance. Il aurait souhaité être ailleurs, hors de cette masure, de la périphérie, loin de cette existence misérable.
— Des solutions, j’en ai, grinça-t-il. « Alors, avant de me sauter à la gorge… Il renifla, cessa séance tenante son inspection. La pension que tu verses pour ta mère, on en parle? Dolorès accepterait certainement de nous aider. Elle en a les moyens. »
À ces mots, la jeune femme s’arc-bouta sur son secrétaire, froissa sa page. Elle lui jeta un regard noir.
— Oh, arrête un peu ton cirque une minute, tu veux ? Ça serait temporaire ! On la rembourserait après les moissons. C’est ta sœur, enfin.
S’en suivit un échange d’une violence inouïe, inédite sous le toit des Grandes. Quittant en trombe son cabinet de travail, Talia reprocha à son compagnon son indifférence. Elle haïssait ses sœurs, elle haïssait ses deux parents, qu’elle tenait pour responsables de ses souffrances passées. Lui, le fils unique, l’orphelin de guerre choyé se révélait incapable de cerner ses sentiments. Le colosse répliqua. Bha tiens, riposta-t-il, il y a une seconde, madame condamnait son inaction, son inaptitude, sa paresse. Voilà qu’il suggérait une alternative viable, et maintenant, elle le rudoyait. En vérité, madame n’était qu’une hypocrite. Talia, à présent, s’élançait d’un bout à l’autre de l’appartement. Elle piétinait d’agacement, les poings serrés. Ses mots, ses vociférations, plutôt, portaient sur les aigus. Elle orbitait autour de Kab, qui, immobile, ressassait ses arguments. Son inculture, sa docilité ressurgissaient par flashs successifs. Les sermons du contremaître ; les insultes, les ragots ; les émeutiers avides de lui faire la peau ; les nuits blanches à répétition ; son apathie foudroyante face à la nouvelle recrue. Ce garçon sur le point de… de… Il se surprenait à exhumer de sourdes rancunes. Un magma brûlant lui vrillait les tempes.
« Je te reconnais plus. Une vraie limace dans un corps d’acier ».
Les deux partis s’opposaient, imperméables à la critique, aux cris d’orfraie du petit. Pedro à présent ponctuait la scène de ses hurlements. Il s’époumonait, se tortillait, prisonnier de son berceau.
— Qui soutient cette maison, d’après toi, aboya la jeune femme, au bord de la crise de nerfs, « Toi, peut-être ? Tu survivrais pas une semaine. Avec Pedro n’en parlons pas. J’ose même pas imaginer dans quel taudis il grandirait. Tu n’as aucune volonté mon pauvre, aucun amour propre. J’aurais dû écouter ma mère et épouser quelqu’un d’autre ! »
Animé d’une impulsion subite, le colosse se précipita. Il parcourut la pièce à grande enjambée, bouscula Talia, laquelle comprit trop tard son intention. Il balaya des deux mains la surface de son bureau, éparpillant ses effets. Son encrier se renversa, imbiba ses notes, puis les veinures du bois. Sa plume d’oie se brisa par le milieu. Il réduisit à l’état de charpie le courrier à destination de l’évêque. Comme il s’apprêtait à fracasser la table d’un coup de pied, la jeune femme lui ceintura les hanches, tira, tambourina contre son dos. Elle le supplia d’arrêter, de détruire tout ce pour quoi elle s’est tant battue. Une gifle retentit lorsqu’il se retourna, glaciale. Elle chercha à le fuir. Il la retint par le bras.
— Ça suffit. Maintenant, tu vas m’écouter, prononça-t-il, détachant une à une les syllabes. « Tu mérites une bonne leçon. »
— Lâche-moi. Tu me fais mal !
— Tu griffonnes tes petits textes stupides, tu pars chaque Leto chercher conseil auprès de ton grand ami l’abbé, et alors ? Tu crois que ça de toi quelqu’un de meilleur ? Tu crois que ça rajoute du beurre dans la marmite, tes histoires ? Tu passes ton temps à plancher là-dessus, ou as critiqué les autres. T’es bien contente de les trouver d’ailleurs lorsqu’il s’agit de servir tes ambitions. Oué, je parle de ta sœur, Cati. T’es la première à soulever qu’elle maltraite sa fille, qu’elle répète les mauvais schémas, ou Dieu sait quoi. Dommage, hein, elle accepte de jouer les nounous de temps en temps, alors dans le fond, la gamine peut bien crever, c’est ça ? Et c’est pareil pour tes collègues, c’est pareil pour nous. Tu fais mine de t’intéresser à nos problèmes, mais en vérité tu méprises tout le monde ! Au final, la seule chose qui compte pour toi, c’est ta petite personne, et rien d’autre, alors j’ai pas de leçon à recevoir de toi.
— C’EST PAS BIENTÔT FINI CE BOXON ! PRENEZ-VOUS LE BEC SI ÇA VOUS CHANTE LES AMOUREUX, MAIS RÉGLEZ ÇA VITE FAIT. DROITE, GAUCHE, DROITE, GAUCHE, ON ÉGALISE. UN BOURRE-PIF, AU LIT ! T’AS BESOIN D’UN COUP DE POUCE L’AMI ? MÊME PAS CAPABLE DE GÉRER SA BONNE FEMME… T’ENTENDS ÇA, GASTAR ?
Ces paroles, l’impact retentissant des poings contre la cloison n’eurent pas moins que l’effet d’une bombe sur l’esprit déjà fort échauffé de Kab. Bouche bée l’espace de quelques instants, celui-ci libéra la captive puis, sans prévenir, bondit sur le pas de la porte. On aurait cru un golem sans vie, possédé, marionnette à effigie humaine guidée par la main d’un mauvais génie. Talia tomba à genoux, abasourdie.
Dehors l’accueillit un vent sec et glacial, naturel en cette saison. Latisma, confiné dans son antre, éconduirait sa requête. Tant pis pour lui. Il se planta devant le pavillon voisin, l’interpella d’une voix pleine. Gastar, en gardien résolu, s’ébroua, jappa, sans conviction.
— Bha alors, tu viens te faire pardonner ?
— Sortez. Nous avons à causer tous les deux. D’homme à homme.
Il martela l’imposante porte en bois, réitéra sa demande. À deux pas, le chien se traînait au raz du sol. Les trous béants ponctuant sa dentition témoignaient de son âge avancé. « Si t’as un truc à dire, tu le dis, négrillon, ou te casses de ma propriété. Les gens bien, ils.. Heu… On menace pas son semblable, tu sais. Par chez nous, on appelle ça la société civile. »
Il renouvela ses réclamations, sur le qui-vive.
— Hein ? Tu comptes pas coucher là, rassure-moi ? J’ai pas que ça à faire, moi. On m’attend en ville ce soir et…
Clap. Clap. Clap. Clap. Clap. Clap.
— Hey. HEY, ça suffit !
Clap. Clap. Clap. Clap. Clap. Clap.
— C’est fermé, espèce de connard, FERME, fanfaronnait Latisma, campé derrière la porte. « Pas la peine de t’exciter, c’est du solide. C’est quoi ton problème au juste ? »
Kab ne réagissait pas, absorbé par sa besogne. Ses battoirs conjoints trituraient le loquet, le déformaient. Il entreprit de soulever le panneau central, recula, asséna un violent coup de bélier. Il pilonna la plaque à main nue, insensible à la douleur. Les gongs vibraient. Les jointures craquaient. La structure tenait bon. Il brûlait de pénétrer cette forteresse imprenable, de sortir de sa coquille cet être méprisable. Après ? Eh bien, il aviserait. Le montant fendu par le milieu, l’orifice découvert dévoila la lueur blafarde d’une lanterne. Le voisin cessa ses railleries.
Mécaniquement, Kab rajusta sa cible. À présent, les planches éclataient. Les clous tordus formaient autour de la brèche des couronnes d’épines. Il s’assurait de désosser pièce par pièce le bastion de fortune. Les jappements répétés du corniaud soulignaient son hécatombe.
— À moi la garde ! on m’agresse ! À LA GARDE ! braillait Latisma, « ATTAQUE GASTAR. ATTAQUE ! »
Sensible à l’injonction de son maître, à ses cris désespérés, Gastar surprit son monde par de féroces aboiements. Sa gueule ouverte, ses crocs jaunis perlaient d’écume. Sa patte folle semblait guérie. Il tira sur son cordage, manqua de s’étrangler. Il déracina son piquet. Affranchi des limites de sa juridiction, il s’élança, bondit, toutes griffes dehors. Kab ne put l’éviter. Estropié à hauteur de l’avant-bras, ce dernier balaya l’imprudent d’un moulinet. Peine perdue. Le chien s’accrochait. Ses canines perforaient la plaie béante.
— Haha, oué ! Serre bien fort. C’est ça ! Continue comme ça, camarade ! TROUE-LUI LA PEAU, À CET ENFANT DE PUTAIN !
L’ivresse le trompait. Kab n’avait cure de l’intervention du canidé. Il prit une longue inspiration, souleva le corniaud, avant de fracasser la bête contre la cloison en ruine. Un couinement déchirant succéda à son offensive. Il répéta l’opération. Une fois, deux, trois. Il cogna sans relâche, sans réfléchir, compléta son mouvement d’une charge. Un sang visqueux ruisselait sur son bras, des relents acides attaquaient ses narines. Le pauvre Gastar se contorsionnait. Il ne lâchait pas pourtant, fidèle à son serment. Des ecchymoses, des fractures ouvertes pavaient sa fourrure clairsemée. Latisma menaçait son agresseur, maudissait son impuissance. Il citait sa famille à comparaître devant les tribunaux. « Du nerf, vieille bourrique, foutu clébard, s’époumonait-il. Il t’en cuira si tu desserres les mâchoires, je te le garantis ! » Enfin, il relâcha son étreinte. Ses muscles se raidirent. Sa dépouille en charpie glissa le long de la jambe de Kab, qui prêta une attention toute relative à son agonie.
Il reprit son office, balaya les dernières poches de résistances. Il brisa les gongs, retira le cadre, histoire d’achever son intrusion en beauté.
Latisma courut se réfugier dans les profondeurs de son antre. Il patina, balbutia un charabia incompréhensible.
« Sors d’ici. Sort de chez moi, pestait-il, gagné d’une peur panique. GASTAR ! GASTAR ! VIENS M’AIDER, MAUDIT ! »
Nul ne donna suite à ses exigences. En territoire ennemi, Kab renversa une armoire aux moulures élégantes, où trônait un autel particulier dressé en l’honneur de l’Unique et ses apôtres. Il sillonnait parmi les méandres d’un enfer grossier, peuplé de prospectus défraîchis, de vaisselles cassées, de traces d’excréments. De gigantesques toiles d’araignée reliaient les combles. Des mouches par centaines frémissaient sur les murs. Kab crut apercevoir un rat à la queue vrillée en tire-bouchon. Il reconnut, par delà les couches de détritus, d’ordures ménagères, l’ossature de son propre appartement : le volet, condamné ; le foyer central, ses braises et ses couverts noircis ; le soufflet ; les rangements. Acculé, Latisma redoublait d’invectives, convoquait la garde. Il entreprit de le chasser à coup de pied. Kab le saisit au col. L’autre s’ingénia à le griffer de ses ongles crottés. Trop tard. Ballotté à bout de bras, le colosse le projeta de côté. Il respirait à grand mal, sa silhouette arquée, ses dents blanches, bien en évidence. Ses doigts boudinés dégoulinaient de sang.
Il se pencha à hauteur de la table basse, rua soudain sur son hôte, qu’il contraignit à s’expliquer. Sous ses yeux, à deux pas de ses légitimes propriétaires, se dressait la cassette du couple.
Elle était ouverte, ses espèces répandues à sa surface. À vue de nez, les deux tiers de la somme avaient disparu, écoulée à n’en point douter au comptoir des brasseries du quartier.
Kab rejeta la tête en arrière, partit d’un rire gras, terrible. Latisma s’empressa de clamer son innocence, dénonça l’action d’un complot ourdi par ses détracteurs. Il reçut pour la peine un crochet en pleine figure. Il hurla, tomba à la renverse, sanglant, confondu. Un second impact lui laboura les flancs. Le suivant l’appendice nasal, le foie, l’estomac. Il vomit. le colosse le rossait, le piétinait, lui brisait les os. Il ravageait son organisme. Terminé, les sorties nocturnes, les soirées passées à piailler, à marteler des slogans. Il bouclait sa valise, là, tout de suite. Il se sauvait en vitesse, sans quoi son bourreau ne le laisserait jamais tranquille. Latisma s’insurgea, appela à l’aide, demanda grâce, pleura. Sans résultats. Il roula en boule, reclus, assiégé. Son calvaire dura des heures. Kab, travailleur zélé, infatigable, veilla à prolonger son martyre.
Lorsqu’il abandonna le corps de sa victime, il n’accorda aucune importance aux claquements sourds des volets ni au chuchotis en provenance des pavillons voisins.
La rumeur circulait déjà sur son compte...