puce_charnier
Monsieur Camelio

Neuf heures. Le timbre grave, supérieur des clochers se propageait sur le Delta. Sur le boulevard, les bonnes gens précédaient la marche des pasteurs, lesquels agitaient sans cesse leur bâton de pèlerin.

Monsieur Camelio se pencha à la fenêtre du deuxième étage, contempla, sévère, le vaste cortège aux couleurs bigarrées.

Sa langue claqua en signe de désapprobation.

— J’ai l’honneur, poursuivit-il à l’intention de son secrétaire, « Hum. Par la présente, j’attire votre attention sur l’article 122-5, entrée en vigueur au cours de l’année 742. Le volet sus-cité permet l’usage modéré de châtiment corporel à l’endroit de la domesticité. Aussi… »

Il se détourna du cadre de la fenêtre, parcourut d’un pas décidé son cabinet de travail. Sur son bureau, une plume d’oie et un encrier orné de fines arabesques, deux rames de dossiers classés par ordre alphabétique. Un autel miniature érigé en l’honneur de l’Unique.

La pratique de la religion était selon lui une affaire personnelle, un rituel propre à chaque individu. Quelle valeur, en effet, tiré d’une oraison forcée, scandée à heure fixe au bon vouloir des ecclésiastique ? Aucune, en vérité, cela va de soi. La prière, solitaire, solennelle, consistait en une parfaite introspection, doublé ou non d’un entretien exclusif avec le créateur. Rassemblée en place publique, bousculée par la houle d’une foule compacte, l’âme humaine se refusait à communier. Pire, elle régressait sur le plan spirituel.

La dictée terminée, son secrétaire personnel relut à haute voix le texte, suggéra un amendement ou deux, rectifia la ponctuation. Il présenta le document, dans l’attente d’une signature.

— Au courrier, conclut Monsieur Camelio après avoir apposé sa griffe, « daté, sous tampon du tribunal Luis Oriol. »

— Bien monsieur.

Le commis disparu, il s’installa derrière son bureau, décacheta à l’aide d’un coupe-papier plusieurs enveloppes. La première missive, un compte rendu préliminaire, vint garnir la pile de droite, destinée à la convocation des prévenus, aux demandes obséquieuses, aux pièces à conviction. La pile de gauche (sa préférée) rassemblait les réquisitoires des avocats, les rapports d’audiences. Greffier de son état, Monsieur Camelio jugeait du bon déroulé des affaires courantes. Il assistait aux instructions par l’entremise de ses commis, surveillait la fraude. Silhouette furtive, immobile, il ne s’exprimait que par monosyllabes en présence des fonctionnaire de la magistrature, plissant les paupières ou haussant les sourcils en signe d’assentiment. Il n’appréciait pas particulièrement son travail, mais touchait un revenu important enrichi d’avantages en nature. Il bénéficiait en outre de primes conséquentes, disposait d’un appartement défiscalisé, payé au deux tiers à la charge du contribuable.

Midi sonnait lorsqu’il quitta son cabinet. Son attaché-caisse au poing, son surcot boutonné au col, il salua d’un signe son secrétaire, y adjoignit un « bon appétit » glacial.

Sur la terrasse de sa brasserie préférée, il déjeuna seul d’une pièce de viande assaisonnée accompagnée d’une purée aux pois cassés et d’un bol de soupe chaude. Il sirota un verre de vin.

Il interpella un garçon vêtu d’un pantalon de toile, d’une chemise trouée et d’une calotte. Le canard local atterrit sur la table en échange de la somme exigée. Le compte juste, sans monnaies ni pourboire.

« Naufrage en haute mer. Deux galions repêchés sur le détroit », titrait, en lettres capitales, la gazette du jour. Imprimé en caractère gras, l’article contait en détail la chronique des derniers événements, tissait de frappantes analogies entre les épaves précédentes et cette énième tragédie. La présence dans les cales de cargaisons intactes (mais tout à fait hors d’usage) l’absence de trace de lutte, d’impacts spécifiques aux canonnières écartait d’emblée l’action des pirates. La récurrence des faits, la disparition systématique du personnel de bords inquiétaient cependant les autorités. Scientifiques et astrologues spéculaient sur la formation de maelstroms, ou de l’existence de monstres marins gigantesques. D’autres attribuaient l’anéantissement des équipages aux sirènes, vision spectrale, avide de sang humain. Selon les Saintes Écritures, ces êtres surnaturels attiraient par des chants lyriques les matelots, les écorchaient à l’aide de griffes empoisonnées. Elles prenaient possession de leurs corps transis par l’entremise des plaies pratiquées. Elles agissaient ainsi, parait-il, par soif de vengeance, offensée de ne jamais goûter aux plaisirs matériels. Pragmatique, Monsieur Camelio craignait l’ingérence de tribus Mancros signataire du pacte de non-agression. Armistice oblige, la presse ne se risquerait pas à provoquer les ambassadeurs du peuple bleu. Il estimait la thèse des sirènes séduisantes, mais se refusait toutefois à les rattacher à l’incident, car cela supposait qu’elles fourmillent sur les côtes. La perspective de se retrouver nez à nez avec de pareilles abominations au cours de ses voyages lui était intolérable.

Repu, tant de son pain quotidien que des nouvelles du monde libre, il se tamponna les lèvres à l’aide d’un mouchoir, coiffa son feutre. Il régla la note et gratifia le digne commerçant d’un copieux pourboire.


En deçà des remparts, à l’angle de la première avenue, crieurs publics et publicitaires promulguaient à qui mieux mieux leurs slogans. Des artisans chevronnés exhibaient des collections de bijoux, des mouchoirs de poche, des parures. Des affiches grand format plaqué sur de vétustes présentoirs vantaient les mérites de nouvelles lotions médicamenteuses, de gris-gris ou de talismans célèbres. Des familles entières chinaient, pointaient du doigt un commerçant en particulier, ou se disputaient l’emploi du pécule conjugal. Une odeur de tabac froid flottait çà et là.

Progressant d’un pas alerte, Monsieur Camelio traversa la place. Il considéra l’étal d’un brocanteur, examina attentivement une toupie supposée robuste. Un jouet pour enfant.

Il bouscula par mégarde un inconnu, lequel jura à voix haute. Le teint hâlé, la quarantaine, celui-ci se fendit d’un bref communiqué à l’endroit du greffier, l’empoigna par le col. Le digne fonctionnaire l’observa de biais, l’œil vif, par-dessus son épaule. Dès lors, l’agresseur relâcha sa prise, recula, manqua s’étaler par terre. Les transactions alentour cessèrent, l’assistance retint son souffle.

L’inconnu tomba à genoux, balbutia un chapelet d’excuses.

— Ce n’est rien, voyons, assura Monsieur Camelio, le sourire aux lèvres. « Il nous arrive à tous de nous égarer de temps en temps. Je ne vous tiendrais pas rigueur de cette étourderie. Pour cette fois. »

Et ce disant, il tourna les talons, ignorant les cigarettes fumantes, les rumeurs échangées à son sujet.

Sa ronde toujours en cours, il fut rejoint par deux silhouettes familières. La première, celle d’un hercule aux bras puissants, flegmatique, engorgeait à lui seul les rayons du soleil. La seconde, fine et musculeuse, un air de dandy, recoiffa d’un geste nonchalant ses longs cheveux châtains. Une queue de cheval cascadait dans son dos.

— Une belle journée, monsieur, lança Copa.

En l’absence de réponse, le nouveau venu enchaîna sans tarder. Il dressa un bilan rapide de la situation, cita de nouvelles entrées, calcula les sommes engrangées. Les Aigles et le reste des barons du quartier ouest se tenaient à l’écart de son industrie.

« Les affaires vont bon train, ce me semble », constata Monsieur Camelio, satisfait. Son interlocuteur acquiesça. La saison, en effet, était propice à la pousse de flambants arbrisseaux. Effrayés à l’approche de l’été, atterré du reste par un durcissement clair de la fiscalité, les locaux redoutaient la perte de leur petit confort quotidien. Aussi se laissaient-ils tenter par l’emprunt. Le temps d’une mauvaise passe. « Rien de grave, non. Je gère. Pas de quoi s’inquiéter », déclaraient-ils à leurs conjointes, leurs amis ou leurs enfants une fois la première échéance ratifiée, comptine reprise, rabâchée au cours de semaines, des mois, des années à venir. Passés au crible, manipulés de telle sorte qu’ils contractent un engagement durable, beaucoup tombaient dans l’alcoolisme, la drogue ou la mythomanie. Des frais supplémentaires en perspectives.

Rompu à ce type d’exercice, Monsieur Camelio disposait d’un cheptel dévoué, parfaitement dépendant de son activité. Il n’éprouvait à cet égard aucun remords. Ces gens-là n’étaient satisfaits de rien, ne proposaient rien. Ils se contentaient de blâmer l’action des pouvoirs publics, de moquer la petite bourgeoisie sans saisir un traître mot du langage compassé des élites. Il est aisé bien sûr de jouer les planctons, de laisser les flots vous submerger. Alors sombrez, riverains, sombrez et de grâce, taisez-vous.

À mi-parcours, il résolut de s’accorder une douceur. Il coupa la file d’un étal à pâtisserie, héla d’une voix flûtée l’humble artisan. Tronco, l’hercule flegmatique, s’assura de la passivité des clients.

— C’est… je vous l’offre, cher monsieur, bégaya l’intéressé. « Tenez, servez-vous. Vos amis aussi. »

— Ils n’ont pas faim, rétorqua Monsieur Camelio. Il détacha de sa ceinture une bourse en cuir couleur d’ébène, piocha à l’intérieur. « Prenez. J’insiste, Monsieur. Vous exercez un emploi difficile, en ce sens respectable. Il serait inacceptable de ne pas rétribuer vos efforts. »

Cet intermède terminé, il enjoignit à Copa de poursuivre son exposé. Des noms connus sonnèrent à ses oreilles.
L’homme de main rappela à son bon souvenir le dossier Delboisau.

Petite femme replète, veuve endurcie vivant sur la pension militaire de feu son époux, Sanchia Delboisau figurait à elle seule une manne financière sans équivoque. Costume d’été somptueux, manteau de vison et parure de mode se succédaient dans sa penderie, autant d’articles de location cédés à des prix prohibitifs. La journée, elle sillonnait les rues pavées du Delta, explorait les jardins, visitait les boutiques. La nuit, on la retrouvait installée à la table de grands restaurants, au bras de quelques cavaliers illustre (le plus souvent rémunérés) ou aux premières loges de fabuleux spectacles. Elle dépensait des sommes considérables en maquillages, soin du visage et coiffure. Toujours à l’affût des derniers ragots de l’actualité mondaine. Et malgré le faste de ses atours, malgré l’opulence supposée de son existence, Sanchia Delboisau dormait parmi les nécessiteux. Avide d’un remariage, elle avait soldé ses biens au fur et à mesure, meubles et galons compris. Elle escomptait ainsi s’attirer les faveurs d’un bon parti, reléguant au secret sa scandaleuse indigence. En vérité, sa faillite personnelle n’échappait à personne. Pire, elle égayait les puissants, qui s’ingéniaient à l’exposer aux regards de la communauté. Une aubaine. Bouffie d’orgueil, la bougresse vivait en marge de la société. Elle dépensait sans compter, s’obstinait à conserver les apparences. La simple mention d’un vernissage, d’un opéra inédit l’empourprait jusqu’à la racine des cheveux. Dès lors, elle sollicitait une audience avec Camelio, lequel riait à chacune de ses plaisanteries, écoutait ses histoires, pleurait ses misères. Il la traitait telle une reine, l’idolâtrait. Elle était son premier rôle, la pièce maîtresse d’une antique tragédie ô combien lucrative.

— Reste le cas Fuerte, déclara Copa.

— Fuerte… Fuerte, soliloqua le greffier, qui remontait, la mine grave, la file des brocanteurs.

Il invita le dandy à lui fournir de plus amples précisions.

— Miguel Fuerte ; la trentaine ; parieur compulsif, le genre à brûler la chandelle par les deux bouts si vous voyez ce que je veux dire. Il multiplie les emprunts auprès des petits pour rembourser les gros. Il a servi dans l’infanterie début 64. Revenu la même année. On avait de bons rapports jusqu’ici, monsieur. De belles ardoises, aucun retard à déplorer, pas chez nous en tout cas. Il se tenait à carreau. Il a commencé à merder fin Baccre. Deux semaines d’arriérés. On l’a collé au charbon, des clients pas faciles, enfin vous imaginez… Il a joué les chiens fidèles au départ, le temps de se faire oublier. Puis il a foutu le camp avec le magot.

— Une battue, alors.

— Il est peu probable qu’il ait quitté la région.

— Déployez vos hommes, mais gardez-le en état. Les moissons approchent. Il ne manquera pas d’honorer ses dettes.

— Bien monsieur.


Dix-neuf heures. Aux sorties des nocturnes, Monsieur Camelio réintégra les beaux quartiers. En rentrant, il remisa sa vieille redingote en un coffre de bois vermoulu, déchaussa ses bottes. Il rendossa sa toilette classique. Sur la périphérie, il avait acquis au cours de ses dernières années la réputation d’un homme puissant, un caïd, certes, mais tolérant, doué d’un sens aigu des affaires, de la politique et de la justice, ses bons rapports avec les chiens fous qu’étaient les Aigles en attestaient.

Tablier serré à la taille, un couteau en main, il s’installa en cuisine. Il dépiauta consciencieusement les corps sans vie de deux lapins des plaines. Il retira la peau, sépara la tête du tronc, avant d’inciser l’abdomen. Un sang pâteux imbiba ses doigts. Les organes glissés hors de la plaie ouverte, la viande apprêtée, il éminça les ognons, les carottes. Les choux-fleurs, une fois récurés, parachevèrent son entreprise. Sa cuisine portée sur le feu, il tira sur un cordon.

Au tintement d’une clochette de bronze succéda une voix chargée d’un fort accent étranger.

— Monsieur aurait besoin aide ?

— « Monsieur aurait-il besoin de mon aide », corrigea son propriétaire, « Makha, pourriez-vous, je vous prie, courir me chercher deux rations d’eaux ? J’ai peur d’en manquer ». Il touilla les aliments. « Nous dînons du gibier ce soir. Cela conviendra-t-il à vos petits ? »

— Oh oui, bien sûr, Monsieur, s’écria la madone, tout sourire, « ils seront très contents. »

— Tant mieux.

Il dressa la tablée, sortit la vaisselle, les serviettes, qu’il entreposa bien en vue. Ce soir-là, Madame rentra tôt de sa marche quotidienne. Monsieur Camelio prêta une oreille attentive à ses doléances.

Le couple dîna en tête à tête. Makha et sa famille s’assurèrent du service. Les convives sustentés, assiettes et couverts disparurent sous le concours des domestiques. En guise de digestif, Camelio réclama trois coupes d’un alcool corsé. Au retour de Makha et de ses enfants, le Greffier les invita à s’asseoir un instant.

— Mais, monsieur… s’alarma la jeune femme, rassemblant sous ses jupons sa progéniture.

— Détendez-vous, Makha, tout va bien, vraiment. Mon épouse et moi-même n’avons rien à vous reprocher. Au contraire. Depuis votre arrivée, votre petite famille s’est parfaitement intégrée à notre quotidien, vous avez su en peu de temps vous rendre indispensable. C’est pourquoi j’aimerais poster un toast en votre compagnie. Tenez…

Et, joignant le geste à la parole, Monsieur Camelio découvrit deux peluches cousues à l’effigie de créatures fabuleuses, lesquelles atterrirent bientôt entre les mains des deux enfants.

— Une affaire urgente requérait mon attention en ville tout à l’heure, je n’ai pas pu résister, justifia-t-il sous les yeux de son épouse.

Vous lisez l’édition Live de CHARNIER, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-23 (révision : -non défini-)
Un bug ? Des difficultés de lecture ? Parlez-nous en !
Ce livre a été créé avec l’aide de Fabrilivre.