Miguel Fuerte
7 heures. Le trafic battait son plein. La naissance du jour éclairait les fabriques, les usines blotties à la lisière intérieure du Delta. Les falotiers, par équipe de deux, maniaient échelle et gaffe au pied des lampadaires. Depuis les hauteurs, le secteur industriel figurait une véritable fourmilière.
Les sifflets tintèrent. Le tapis libéra une nouvelle fournée. La chaleur ondulait, tannait le cuir des combinaisons. De fins lisérés de fumée opaque s’échappaient des fûts des conduits. De vagues silhouettes munies de gorgerins et coiffées de casques grillagés émergèrent au pied des monticules fraîchement tombés. D’autres circulaient à vive allure, un cylindre, une plaque rougeoyante suspendue au-devant d’eux. Un chuintement suraigu validait les termes de leur périple. Considérant une pièce de métal moulée, Miguel se pencha en avant, attesta de la qualité du produit. Satisfait, il s’empara du lot, reparti de plus belle. Il s’activa à travers le brouillard ardent. Arrivé à destination, il plongea l’objet en un bain saturé d’une eau trouble. « Le boulot ici, c’est pas compliqué, tu verras ! » brayaient les surveillants aux jeunes recrues. « T’attends l’appel, et tu tries. Le bon du mauvais grain, tu connais ? Bha c’est pareil ! » L’emploi des non-qualifiés consistait en effet en une expertise rapide et simpliste. La production des forges tombait en une première cuve. Un signal sonore interpellait les manœuvres. Les composants jugés recevables, à savoir exempt de défaut majeur, atterrissaient en une seconde alvéole destinée au refroidissement, puis étaient assemblés dans les salles adjacentes. Les « disgracieux », impropres à l’usage, se trouvaient entassés en de vastes conteneurs dédiés au recyclage. Le cycle se répétait, entrecoupé de courtes pauses. Les travailleurs respiraient alors, à l’abri du brasier.
« Cinq minutes », aboya le coordinateur. Les équipiers concernés retirèrent camails et protections, se désaltérèrent à convenance. Leurs gants présentaient des trous béants. Les vêtements fournis par la société s’effilochaient. Ils arboraient des rougeurs sur la peau, des cloques sur les mains. Des traces de brûlure piquetaient leurs bras puissants. Des plaques de chairs translucides déformaient leur visage résigné.
Ils se réunirent bientôt.
— Bon dieu de merde, ahana un vieux briscard à la toison luxuriante. Il déglutit, dégrafa son collet, épongea la sueur sur son front plissé. « Et vous supportez ça tous les jours, les jeunes ? »
— Faut bien.
— T’es nouveau ici, l’ancien. Je me trompe ?
— Eh, vous connaissez pas la dernière, le coupa un ouvrier en nage. « Il parait que les garde-côtes ont encore repêché une série d’épaves à l’aval de l’estuaire. Des coquilles vides. Pas un macchabée à bord, rien. La belle affaire. Les astrologues accusent les tornades, les monstres marins ou je ne sais quoi. Je vous jure, qu’est-ce qu’ils inventeraient pas là-haut pour vendre du papier. Ils nous prennent vraiment pour des cons.
— C’est clair.
Son casque à ses pieds, Miguel aplatit ses quelques cheveux épars, cracha. La température était telle que son mollard dégrossit de moitié en plein vol. Les sifflets retentirent.
— Terminé ! Retour au fourneau, les gars !
Nanti pourtant d’un physique charpenté, le vieil homme demanda son congé après une énième reprise, événement commun du point de vue des surveillants. La main-d’œuvre ne manquait pas sur la périphérie. La firme renouvelait ses effectifs à intervalle régulier.
Neuf heures. L’onction matinale obtenue, Miguel franchit le portique d’entrée de la sidérurgie. Son baluchon sur le dos, il chambra à loisir Alvar, le factionnaire installé au poste et préposé à la sécurité.
La procession s’étalait de l’autel de plein air au complexe, formait un genre de fourche à trois dents à l’intérieur. Un surveillant s’époumonait au bout de chacun des embranchements. Ils s’assuraient de la présence des manœuvres de sorte à conserver les meilleurs rendements. En bout de file, profitant des conflits inhérents aux partages des ressources humaines, le butor échappa à la vigilance des matons. Il vira sur la gauche, s’engagea en une allée déserte. Il déboucha bientôt à hauteur de l’arrière-cour d’un vaste entrepôt. Le marquage au sol délimitait l’emplacement de divers fourgons, le tout suivi d’autant d’abreuvoir. Des chevaux sanglés mastiquaient leur pain quotidien.
Une plateforme d’exportation. La sidérurgie pourvoyait les casernes situées sur la périphérie, l’armée royale ainsi que la cité minière de Rinera, dressée en deçà de l’axe Puerta. Le centre névralgique des terres arides. Un commerce surveillé. En pratique.
— Holà, tâcheron, qu’est-ce que tu fiches par là, Bon Dieu de merde ? Tu t’es perdu ? Ce secteur est réservé aux seuls grossistes.
— Abrège, Fito, putain, répliqua Miguel du tac au tac. (Il cracha) Figure-toi qu’il y’en a qui bosse ici, contrairement à toi.
— Charmant.
Habillé d’un bel ensemble aux couleurs bigarrées, le responsable se porta à sa rencontre. Prétextant un salut formel, le butor plaque sa paume contre son uniforme. L’autre recula, épousseta son pardessus.
— Argh. Fais attention un peu ! pesta Fito. Il chercha à se donner une contenance. « J’ai l’air de quoi maintenant, avec toute cette suie ? »
« D’un sac à merde entiché d’un costume trop court à mon goût, si tu veux savoir », songea Miguel. Fito Perista était un type exécrable, apte à vous rédiger un rapport complet sur présomption, mais incapable de tenir une minute dans la fonderie. Ce blanc-bec commandait au vétéran. Il touchait un salaire trois fois supérieur à celui de l’ouvrier moyen en échange de la gestion du personnel surveillant, un poste ô combien symbolique réservé aux traîne-savates. Il devait son entrée au concours de l’un de ses oncles, huile haut placée sur le Delta. Indécrottable selon la rumeur. Et c’était peu dire. Aussi menait-il la vie dure à ses obligés. Fito imposait SES règles, SES quotas, SON règlement à qui grattait sous sa coupe. Il percevait en guise d’excuses de copieux pot-de-vin, jouait les receleurs sur son temps de travail. Les décideurs n’ignoraient pas ses écarts, ils s’entendaient pourtant à conserver son amitié et celle de son parent. Peu disposé à ménager le sacro-saint garçon, Miguel se permettait de le rudoyer un brin. La menace abstraite d’un hypothétique renvoi ne l’effrayait pas. En outre, sa réputation terrifiait Fito, qui préférait éviter la confrontation. À dire vrai, il s’amusait royalement de cet ascendant psychologique.
— Ah, les Écuyers… Parait que les Griffons vous l’on mit sévère le mois dernier. Ils vous ont soutiré votre emblème, c’est ça ?
— Une bannière. Faut te tenir au jus un peu, ma gueule.
Sur quoi, Miguel décrocha de sa ceinture une bourse fermée d’un nœud. Il la jeta à Fito, qui contempla celle-ci d’un air de connaisseur. Sa langue claqua par trois fois.
— Ça te dérange si…
— Nan. Fais-toi plaisir.
— Je fais gaffe maintenant, tu sais. Et puis, on est jamais trop prudent par les temps qui courent.
Il étudia en détail un premier écu, tata de la bourse. Il se saisit d’une pleine poignée de piécettes. Les bronzines tintèrent, et Miguel remarqua l’extrême pureté de ses doigts crochus. Une putain de peau bébé.
— Qu’est-ce que je te sors à ce prix là ?
— La marchandise habituelle. Deux tiers de ferraille pour un de rivet. Dix jours grand max.
— Avant l’éclosion, quoi.
Silence.
— Écoute Miguel, on a toujours été en bon terme toi et moi. Mais vous n’êtes pas les seuls à vous préparer. Je dois composer avec tout le monde, si tu vois ce que je veux dire.
Des négociations s’engagèrent. Miguel marmotta de nouvelles propositions, diffama au propos de la concurrence. Selon la rumeur, les types de la coalition du sud riaient aux dépens du digne receleur, critiquaient sa naïveté, ses privilèges. L’intéressé répliqua qu’il ne laisserait pas passer pareils outrages. Il campait toutefois ses positions.
— OK, OK. T’as gagné, éclata Miguel, les mains en l’air en signe de reddition. « La moitié, ça te semble réglo ? »
— Pas de sangles ?
— Nan. On a déjà ce qu’il nous faut.
« Ferraille ; rivets ; sangles », autant de jargon propice à créer la confusion chez les quidams. Le monde de la contrebande regorgeait de tels raccourcis pratiques. Ainsi, la « Ferraille » désignait les articles bon marché à visée d’entretien : des lamelles d’acier, des écrous perdus, de la limaille de fer. Les « rivets » rassemblaient les reliquats standard. Une joue munie d’encoches prélevées d’un futur morion par exemple, un pommeau, l’umbo d’une rondache. Les « Sangles » enfin, organe forgé d’une seule pièce, et par conséquent de haute valeur. On dénombrait par ce vocable les plaques destinées aux armuriers des milices, les jambières, les gants. Férus de divertissement, les Écuyers répugnaient l’usage des armes. Ils endossaient au combat des protections sommaires, des poitrails rembourrés de paille sèche, des casques bosselés, redressés par la compétence de quelques artisans volontaires. Les Aigles ou la Meute, en revanche, s’équipaient tel d’authentiques fantassins. Drapé sous les traits du purisme traditionnel, ils guerroyaient la lame au poing. Insatiable bidasse en quête d’expansion. Les commandes étaient traitées d’homme à homme puis, selon les termes discutés, honorées en temps et en heure. Les fournitures choisies atterrissaient en un caisson dûment oublié en un lieu prévu, déposées par un employé soudoyé d’avance. Fito ne se contentait pas d’alimenter les casiers des équipes. Miguel le savait acoquiné avec les barons. Une affaire juteuse, mais pas sans risque.
L’offre entendue, Fito fixa son attention au loin, s’accorda un instant de réflexion. Il se déclara satisfait.
« Pauvre cloche », jubila Miguel, à part lui. Blessé dans son amour propre, cet imbécile s’était laissé piéger aux jeux de la surenchère. La transaction accomplie, il s’en retourna vers l’entrée. Il feignit une bête erreur d’embranchement, rejoignit les manœuvres.
Il reprit son poste sur la chaîne de production.
Midi. Groupées par pairs, par trios, par quatuor, mères et enfants s’agglutinaient autour des gazettes du quartier. Celles-ci dispensaient à loisir leurs discours toniques, soupe infâme, insipide, bouillie maintes et maintes fois prémâchée, servie à volonté. Miguel écrasa son mégot.
Incapable de supporter plus longtemps les cancans des rombières, le butor coupa la queue d’un air affairé, sans se soucier un seul instant de l’avis du commun. Il filait tel un foudre de guerre, menaçait qui se permettait d’intervenir de lourdes représailles. Les bedeaux, en apparence stricts et fermés, ne tenaient guère à s’attirer des problèmes. En présence du clerc, il s’inclina, fervent, leva vers le ciel l’index de sa main droite.
— Je vous pardonne, mon fils, ânonna le religieux, puisse l’Unique vous accompagner sur ces terres, et par delà le grand continent.
L’onction à peine ordonnée, Miguel s’inséra sur la file sortante, quitta l’autel. Il s’alluma une nouvelle cigarette, rajusta sa casquette plate. Il considéra la cohue par-dessus son épaule, tourna à l’angle de la rue. Adossé à l’abri des regards, il tira une latte. Ses doigts tremblaient. Ses orteils semblaient sur le point d’éclater les coutures de ses sandales. Rires et bavardages tintèrent à ses oreilles. Il se pencha la tête la première, décrivit la population rassemblée. L’oraison quotidienne obtenue, les bonnes gens s’engageaient sur la travée, embrassaient leurs enfants, les confiaient à qui de droit. Elle n’était pas là. La fumée s’éleva par panache saccadé. « Dépêche, dépêche, dépêche… ». Il renouvela son inspection.
Une fois, deux, trois. Enfin, il repéra sa cible.
S’humectant les lèvres, il sortit de sa cachette, suivit celle-ci le temps d’un court trajet. « Visage rigide ; cheveux châtains ; nombreuses breloques ; dignes d’une quincaillerie. Ça correspond. »
Quelle approche, ce coup-ci ? ; quelle ruse lui permettrait de boucler la chose vite fait ? Bha ! Il improviserait sur place.
Le moment venu, il dépassa la jeune femme au pas de course, rua. Il l’entraîna de force en un boyau désert du dédale de la périphérie.
— Qu’est-ce que vous… Arrêtez ! Arrêter, vous me faites mal ! »
Elle entreprit de se débattre, de hurler. Miguel lui fourra une chaussette sale en travers du gosier. « Ta gueule ! Ferme ta putain de gueule ! ». Les secousses reprirent. Ses nombreux bijoux carillonnaient. La malheureuse battait des bras, des pieds. Elle suffoquait, scrutait les alentours à la recherche d’une aide providentielle. Au loin, le grondement des foules se poursuivait. Un vendeur à la sauvette installé de l’autre côté de la rue rassembla ses effets en une couverture vert-olivâtre. Il haussa les épaules, détourna la tête, puis disparut sans demander son reste.
— Graciela Chirrido, je présume ? avança Miguel, la clope au bec. La jeune femme déclina. Il raffermit sa prise. « Oué, je te déconseille de mentir, j’ai l’œil pour ce genre de truc. (Il expira par les narines deux geysers blancs) Écoute, je m’en vais te libérer, à présent. On va causer bien tranquillement, comme de vieux amis. Un cri de détresse, et je frappe juste ici, au creux de la mâchoire. Avec ça, autant dire que les grandes tirades, c’est terminé jusqu’au Nouvel An. On est d’accord ? »
Nouveau tintement métallique. Peu disposée à coopérer, l’intéressée semblait au contraire mémoriser le profil de son agresseur. Ses boucles d’oreilles, ses bracelets garnis de symboles ésotériques cahotaient. Sa respiration s’accélérait au rythme de ses imprécations étouffées. Il l’avait observé tout à l’heure. Cette mégère imposait le respect aux commères du quartier. Un vrai moulin à paroles.
Une majorité d’êtres humains rechignaient par nature à courber l’échine. Une poignée seulement renouvelait cet exploit devant un péril concret. En un mot : « Que de la gueule ! »
Miguel résolut d’ôter le bâillon malgré l’absence de réaction.
— Argh ! Non, mais vous êtes malade ! Vous êtes qui, bordel ? Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Le Greffier m’envoie.
— Hein ?
— Vous lui devez de l’oseille. Je suis venu prélever son dû.
— Je le connais pas ! s’insurgea l’autre. Je dois de l’argent à personne, moi. Et j’ai du travail. Les gens honnêtes, vous savez, il gratte à l’usine. Ils s’inventent pas une vie !
Dès lors, la susnommée Graciela ne cessa de jouer les martyrs. Elle prétextait une erreur sur la personne, entendait en référer en hauts lieux. Elle tenta par deux fois de lui fausser compagnie, manœuvre avorté par la menace d’un châtiment corporel.
— Puisque je vous répète que je le connais pas, ce bonhomme, encore moins votre Copra. Vous allez me foutre la paix, oui ou merde ?
— Copa, rectifia le butor, « Écoute, cocotte, j’en ai ma claque de tes salades. Tu vas me dire où tu planques ton blé. Mieux, tu vas me conduire sur place, histoire d’être sûr que tu me prends pas pour un con. Pas la peine d’essayer de me la faire à l’envers. Je connais toutes les combines, toutes, et je manque pas d’imagination, tu peux me croire. Je faisais déjà raquer les commerçants de mon bled quant j’étais minot. Ils filaient droit les mecs, pas un pet de travers. À moins que tu préfères un aperçu ? (Il approcha son visage de celui de sa victime, souffla. L’autre détourna la tête) On m’a donné ton adresse, et je pourrais bien renouer avec la tradition d’ici cette nuit, si tu vois ce que je veux dire. »
Le coup porta cette fois-ci. La jeune femme retrouva la mémoire. Elle convint aussitôt de payer séance tenante les dettes engagées auprès du prêteur sur gages. Sa cassette déterrée, ses fonds perçus, vérifiés, Miguel abandonna sa proie à la solitude.
« Suivant », lâcha-t-il à haute voix.
Mères et enfants truffaient les voies de la première avenue. Des gamins circulaient. Qui chargés de lourds sacs de farines, qui mâchonnant un quignon de pain, ou fouillant à l’intérieur des poubelles. Des troupes de musiciens en haillons égayaient ce spectacle hétérogène.
Descendant le boulevard, Miguel avisa un long convoi tracté de chevaux puissants. Des grillages épais protégeaient l’habitacle des véhicules. Des miliciens armés veillaient ses fourgons. Les ordres tonnaient à qui mieux mieux. Debout sur leur promontoire, les cochers s’entretenaient avec les palefreniers. Une fortune immense, démesurée dormait à deux pas, tant et si bien qu’il ne pouvait en saisir la réelle étendue. Sur chacun des wagons luisait la mention « MDL », ou Medellín. Basée au cœur de la ville fortifiée de Rinera, la société exploitait un important gisement d’argent. Elle garnissait les manufactures, les bijouteries chics, pourvoyait aux besoins à l’effort de guerre. Elle fournissait les chantiers navals dressés à l’embouchure des terres fertiles. Que ne pourrait-il entreprendre, le magot tiré des caisses de cette seule expédition en poche. Il s’imaginait prétendre à quelques titres de noblesse. Il planterait là ses créanciers. Il quitterait Pigante. Adiós, bon débarras ! Tout est permis à qui dispose des fonds nécessaires.
Il s’ébroua. Cette somme, jamais il n’en verrait la couleur. Alors à quoi bon ? Il était né le cul dans la merde, il terminerait ses jours au fond du charnier, comme tout le monde. La rage au ventre, il délava la côte. Il ignora les murmures, les commentaires des va-nu-pieds qui s’agitaient à l’ombre des tonnelles. Un sexagénaire installé à l’ombre cru bon de ricaner à son passage. « Ah ! Tu te marres, hein, Copa, salopard », éclata Miguel, sans prêter attention à l’ancien. Celui-ci faillit en basculer à la renverse. « On compte sur toi, chantait-il, détachant chacune des syllabes. Vous m’avez refilé vos pires clients. La lie de cette putain de société à la manque ! Vous me paierez ça, les gars. Paroles ! » Ainsi poursuivit-il sa route parmi les décombres, les clochers détruits du dortoir ouest. Les portes, les volets des cases claquaient derrière lui. Les chalands s’éloignaient d’un accord tacite. Il gagna le boulevard, ruine intangible, rongée d’humidité. Les guetteurs employés par les barons le surveillaient.
— Hey Fuerte, Fuerte, mon vieux, où est-ce que tu crois aller comme ça ? T’as un sacré culot de te pointer ici après ce que t’as fait.
« Merde. » Ignorant l’appel de ses détracteurs, le butor réajusta son bonnet, arpenta les lieux d’un pas paisible, s’accroupit. Il repéra à proximité un genre de planchette gravée commémorant les actes d’un glorieux héros. « Saint José, saint patron des artisans et travailleurs. »
Ou est-ce qu’il avait entendu ça, déjà ? Il se retourna.
— Puisque vous comptez me filer le train, les mecs, autant vous rendre utile. Je cherche un certain Trampa. Enrico Trampa. Ça vous parle ?
— T’as de la veine, c’est justement un gars de chez nous, rétorqua d’un ton nonchalant le chef de bande, un grand gaillard aux oreilles décollées. « On peut te présenter si tu veux. »
— Je crains qu’il s’agisse d’une affaire privée, Pariss. Le Greffier m’envoie récupérer son grisbi. Vous êtes plutôt en bons termes, non ?
— J’irais pas jusqu’à dire ça. Mais si le Greffier prétend qu’un de nos gars lui doit de l’oseille, je suppose qu’on peut lui faire confiance. À moins bien sûr que t’aies inventé toute cette histoire. T’es sûr de ton coup ? À la différence de toi, Enrico c’est pas le genre à laisser traîner des ardoises. J’ai pas raison, les mecs ? De toute évidence, il y a erreur sur la personne. Enfin, la hiérarchie tranchera. Vide tes poches. On part en balade.
Aussitôt deux gorilles l’encerclèrent. Ils l’invitèrent à ouvrir son sac, à retourner ses fontes. Ils palpèrent ses vêtements. Enrico Trampa… La coïncidence était trop belle. On l’avait chargé de cette besogne à dessein, en connaissance de son passif avec ses subordonnés. Il était clair que Pariss ne se contenterait pas d’une simple entrevue.
« À quoi tu pensais au juste, à beugler comme une oie en pleine rue, à une heure de pointe qui plus est ? se fustigea-t-il. T’aurais eu plus vite fait de louer les services des crieurs publics, pauvre crétin ».
Il haïssait ses types. Il haïssait ce qu’ils lui renvoyaient. Jadis, il partageait de semblables aspirations. Ce désir ardent d’indépendance, cette unité fraternelle, cette soif de sang. Né durant les guerres vertes, et par conséquent privées de l’apport essentiel d’une figure d’autorité (la conscription s’emparait en ce temps-là des hommes en âge de combattre) Miguel se targuait à ses seize ans de disputer le plein contrôle de sa paroisse. À l’époque, il arpentait son domaine en grand seigneur, pillait les commerces, rackettait les faibles, annihilait ses rivaux. À la maison, il terrorisait sa mère et son frère aîné. Dévorer, ou être dévoré. Son credo ne souffrait aucune exception. Accompagné toujours de Kab, son féroce lieutenant, il s’était taillé une solide réputation.
Il regrettait aujourd’hui cette période de sa vie.
— Doucement. Les préliminaires, c’est le plus important.
— Ferme-la, Fuerte, gronda Pariss. « Ferme-la, où je te jure que… (il se tut, perplexe). Attends un peu. Qu’est-ce que tu caches, là ? »
Miguel parut découvrir ce détail insolite.
— Oh, ça ? Je suppose que je serre les poings parce que je peux pas vous encadrer. Les vieux réflexes.
L’inspection se poursuivit. Le chef de bande sortit de son étui un stylet rudimentaire, contourna le captif, lequel le gratifia d’un léger rictus. « Ouvre. Vite », grinça Pariss, l’arme au poing.
— Rhooo, ça va. Si on peut même plus plaisanter. Qu’est-ce que tu crois, que j’ai ramassé des petits cailloux ? Sans déconner, vous avez quel âge ? C’est des feintes de gosses ça. Regarde, si ça peut te rassurer.
Bras tendu, il dévoila, imperturbable, le contenu de ses doigts calleux. La gauche, puis la droite. Vides. « Tu vois ? Pas de quoi s’affoler, mon grand. » Et ce disant, il asséna un uppercut magistral à Pariss, si bien que ses jambes se dérobèrent sous son poids.
La pointe vola. Ses comparses répliquèrent, mais trop tard, déjà Miguel déjouait la charge du premier, fracassait d’un coup de pied les parties génitales du second. Occupé à passer à tabac Pariss, il encaissa un direct en plein visage, se ramassa sur le sol. Il se redressa, commenta l’état remarquable de la dentition du dernier assaillant en lice. Passionnés par l’échauffourée en cours, badauds et fouineurs les encerclaient. Il dévia une seconde attaque, plaça une feinte, exécuta un croche-pied. La chute calculée de son ennemi lui valut de timides applaudissements. Il dégagea du pied le stylet perdu.
— Toi, enchaîna Miguel en direction de l’assistance. « Toi, là… Oué, toi… approche… Approche où je t’en colle une. (Il cracha, reprit son souffle) Enrico Trampa… ça te parle ou quoi ? »
17 heures. De retour de son expédition, Miguel arrêta son choix sur une brasserie en bordure de périphérie. Il commanda une bière, savoura son repas. Installé près des cuisines, il retira ses sandales, lissa son long bouc. Il siffla la sortie des hanches sensuelles d’une jeune serveuse, laquelle lui rendit son hommage par un clin d’œil complice. Simple démarchage publicitaire destiné à hameçonner les clients.
Un groupe d’ouvriers proposa à qui souhaitait participer un jeu de cartes. Il résolut de quitter les lieux.
Il regagna son appartement, claqua la porte. Il jeta son paquetage sur le lit, dissimula le pécule récolté à la sueur de son front à l’intérieur de son sac de frappe. Poêlons et ustensiles macéraient çà et là. De formidables moutons de poussière volaient à mesure de ses déplacements. Le seau d’eau relatif à sa toilette était vide, renversé sur le sol de terre battu. « Ah, putain. Mais qu’est-ce que j’ai foutu encore… ». Hier au soir, il était rentré rond comme une queue de pelle, incapable de poser un pied devant l’autre. Il avait entrepris divers exercices physiques, dont une série de pompes sautées, des étirements, suivi de la confection rapide d’un léger frichti. Le ballonnement n’avait pas cessé. Pires, il avait rendu son dîner par la bouche et les narines. Il avait salopé ses vêtements. Il s’était accordé une douche, une bonne douche tiédasse, tout habillée. Il avait bien dormi.
Après une visite au puits communal, Miguel se retrancha chez lui. Il alluma un cierge, vérifia par trois fois le verrou, crocha le volet. Il écarta d’un geste sec la tenture suspendue camouflant la remise, en exhuma une pièce de tissu. Il en dégagea une lame fine et pointue, dont il caressa les courbes du bout des doigts. Il soupira de soulagement.
Cela le rassurait de la savoir auprès de lui.
