Aysa-kabir Grande
6 heures. Trois tonalités claquèrent. Les couvertures frémirent. Abruti par la fatigue, Kab se renversa sur le dos. Il parcourut la couche à l’aveugle, en quête de réconfort. Personne. En lieu et place de son épouse ne demeurait qu’un espace vacant. « Ah, c’est vrai. Elle bosse du matin, cette semaine. » Il se laissa glisser hors du lit, enfila sa chemise sans manches, déplia le volet.
« Merci. Courage, Madame », lança-t-il, sans réfléchir.
Sur le point de rentrer, il s’attarda, penché à la fenêtre. Un genre de naine à capuche patientait sous le chambranle. Le lampadaire planté en bordure de la travée éclairait ses traits disgracieux. Il voulut s’excuser, mais l’inconnue lui coupa la parole. La vieille Stela était souffrante. La naine la remplaçait jusqu’à nouvel ordre. Sur quoi, elle tourna les talons, passa au logement suivant. Kab haussa les épaules, s’en retourna à l’intérieur. Il aurait souhaité connaître l’état de santé de la malade, si elle avait besoin d’une aide quelconque, n’importe quoi. La récurrence de ses crises de démence l’inquiétait. Inutile d’insister, les suppléantes ne partageaient pas ces choses-là. Elles conservaient jalousement leurs cancans à l’abri du public, de peur d’en éventer l’exclusivité.
Son sac sur l’épaule, Kab buta contre un objet posé sur le sol. Il étouffa un juron, s’accroupit, à la recherche du coupable. Épaulé par la lumière extérieure, il exhuma une toupie à bord pointu, un jouet acheté peu après la naissance de Pedro. Un an déjà. Il s’étonna de la file du temps. Les moissons approchaient. D’ici deux semaines environ, la fête de l’éclosion battrait son plein. Il lui tardait d’y participer.
De retour sur les chantiers, il s’attela à ses corvées quotidiennes. L’installation des échafaudages achevée, il s’affaira à l’inventaire, consigna les outils, les matériaux disponibles en ce début de matinée. « Une activité capitale au bon fonctionnement de l’entreprise », cancanait à tout bout de champ le contremaître Amargado. Les vols étaient monnaie courante. Et malgré le passage des patrouilles, malgré les châtiments exemplaires administrés aux maraudeurs, chaque semaine apportait son lot de disparition inexpliquée. Des marteaux, des clous, des planches, de la colle, du mortier. De maigres larcins, mais qui constituaient un sérieux préjudice sur le long terme. On parlait même de sabotage. En vérité, les hommes de l’urbaine rechignaient à défier la mainmise des barons. Les chefs d’équipes puisaient dans les stocks, puis s’arrangeaient à incriminer un ou plusieurs de leurs subalternes. (Amargado bénéficiait de la combine, mais traquait sans répit les mouchards) Faute de considérations, les profiteurs s’arrogeaient d’eux-mêmes une prime au rendement, ou se ménageaient une épargne auprès des trafiquants locaux.
Conscient de ses malversations, Kab s’accordait à fuir ce type de transaction. Il préférait jouer les ignares.
Au détour de cette réflexion inopinée, il perdit le compte de son calcul, recommença. Les mathématiques n’étaient pas son fort. Pire, il avait régressé depuis ses jeunes années sur les bancs de l’école monastique. Son père, maussade, taciturne, l’enjoignait à l’époque à travailler dur. Il l’encourageait à sa façon. Les sœurs en revanche désespéraient de ses piètres aptitudes. Aujourd’hui encore la situation se répétait. À la maison, Talia peinait à lui inculquer les bases de l’algèbre, lui serinait d’un air faux qu’il progressait à bon rythme. Sur les chantiers, Amargado amusait la galerie de ses lacunes. Ce dernier le chargeait chaque matin du chiffrage des fournitures. Il le pressait, s’offusquait de son manque de vivacité une fois la tâche engagée, avant de railler ses résultats auprès des chefs d’équipes. Il déclarait à ce sujet chercher à parfaire sa formation, prétexte idéal au renouvellement de l’expérience. En conséquence, Kab redoutait ce rituel désagréable. L’inventaire complété, l’humiliation fut cette fois-ci de courte durée. Amargado se contenta d’un rapide commentaire. Surpris de ce ménagement, Kab s’attela de belle humeur au transport de marchandises. Le contremaître le laissait tranquille depuis son accrochage avec le Mancro. Ne l’avait-il pas félicité même de son initiative ?
Préposés toujours au projet de réhabilitation du quartier ouest, les ouvriers circulaient d’une baraque à l’autre, retiraient la chaux gâtée des toits, réparaient les charpentes. Ils constataient des dégâts, dressaient des bons de commande en présence des locataires. Les Mancros soutenaient bon gré mal gré l’effort de guerre, un peloton armé dépêché des ghettos sur les talons. Un paysage ravagé courrait à perte de vue. Les coulées provoquées par les pluies torrentielles de 769 avaient réduit ce secteur à l’état de ruine éventrée. La révolte fomentée au lendemain du désastre avait retardé d’une année au moins la mise en branle des travaux. (Selon les communiqués poussifs des scribouillards de l’administration) À l’heure actuelle, les pavillons commerçants, les auberges disposées en bordure de la première avenue affichaient de décentes devantures. À mesure que l’on s’éloignait du boulevard toutefois, les conditions de vie se dégradaient. En lisière des faubourgs, le long des sentiers creusés par l’habitant, s’élevaient des lignes de constructions en parti écroulées. L’éclairage public manquait, ou ne fonctionnait pas. De hauts monticules formés des décombres récoltés de-ci de-là après la catastrophe bordaient la voie. Des cabanons sordides, des réduits bâtis en guise d’abris provisoires permettaient aux miséreux de coucher au sec en cas de nouvelles intempéries, ou d’éviter les rafles des brigades de salubrité. Des nuées d’insectes vrombissaient autour des cases. Des meutes de chiens errants donnaient la chasse à quiconque s’isolait à la nuit tombée. Les rats pullulaient. Postés à l’angle des cours, à la terrasse des rares débits de boisson, les mouchards au service des barons épiaient les faits et gestes des entreprises de gros œuvres. Ils n’appréciaient guère les étrangers. En ce qui concernait les dortoirs, les prescriptions des propriétaires étaient claires : limiter les dépenses superflues ; ne rafraîchir que le strict nécessaire. Aussi, les soins portés aux structures étaient régulièrement revus à la baisse. Les possédants se félicitaient de telles restrictions. Les travailleurs, en premières lignes, subissaient la colère des habitants.
Midi. Les cloches du Delta, suivi de celles disposées au détour de la périphérie, s’éveillèrent. Les ouvriers profitèrent d’un répit bien mérité. L’onction accordée, Kab mangea de bon appétit, isolé du reste du groupe.
L’après-midi se révéla autrement plus mouvementé.
La pause terminée, la compagnie gagna un énième pâté de maisons. Le soleil trônait au zénith, la chaleur lestait les corps. Une délégation composée de famille nombreuse les attendait de pied ferme. Elle quitta la tonnelle des lavoirs publics, emprunta un itinéraire connexe au leur. Ils critiquaient à voix basse la nature des matériaux, décriaient les procédures engagées. Un premier jeu d’échafaudage installé, les conjurés entreprirent d’attaquer la conduite des manœuvres. « Pas d’esbroufe, hein, les mecs ? On s’est compris ? » fulminaient les badauds « C’est quoi ça ? Une pointe de colle ? ; Y’a intérêt à ce que le boulot soit correct, où mes cousins et moi, on vous fait la peau ! » Mal à l’aise, Kab réceptionna une botte de chaux surannée, l’entreposa. Il présuma percevoir plusieurs commentaires à son intention, se détourna en direction d’Amargado.
Une cigarette fumante au coin du bec, sa casquette de supérieure vissé sur le crâne, le contremaître apaisait du mieux l’indignation générale. Il affirmait haut et fort connaître les fraudes appliquées par ses employeurs, moquait la prétendue récession pleurée par les élites. Il ne cachait pas son scepticisme à ce sujet.
— Oh, les caisses sont vides. Merde ! La presse est détraquée. Comment s’en sortir ? En ponctionnant les fonds des honnêtes gens, pardi ! Faut pas croire, on est tous logés à la même enseigne !
Tout à son ouvrage, le colosse tendait l’oreille. Amargado égrainait sa harangue. S’agissait-il de ses convictions réelles, ou de simples fadaises propres à s’attirer l’affection de son auditoire ? Quand même, il rencontrait un certain succès auprès des insurgés.
L’incident survint peu de temps après. Deux ouvriers préposés au recensement avaient validé la restauration d’une étable échouée à hauteur de l’esplanade. Celle-ci, envahie à l’époque par les eaux, présentait deux trous béants sur son flanc gauche. La structure s’affaissait sur ses fondations. Le locataire, un vieil éleveur d’une politesse excessive, avait accueilli la nouvelle avec plaisir, arguant qu’il commençait à désespérer, que son commerce périclitait. Son épouse n’avait pas manqué ajouté que l’état du bâtiment n’octroyait au bétail qu’un espace limité, qu’ils avaient dû se séparer de bon nombre de leurs animaux. Quelle ne fut pas leur surprise lorsqu’ils constatèrent de la présence de tendeurs (d’épais chiffons imbibés utilisés en guise de joint) dans les mains de leurs bienfaiteurs. L’éleveur songea d’abord à une mesure préventive, se retrancha derrière la plaisanterie. Il déchanta devant la réaction des deux techniciens fraîchement débarqués, qui lui confirmèrent la nature définitive de ladite installation. À ce stade, il changea d’attitude. La suffisance remplaça la modestie, la violence le savoir-vivre.
À peine les premières bandes de colles recouvrirent leur champ d’action qu’une avalanche de reproches foudroya les deux ouvriers. Ils rebroussèrent chemin, sortirent de l’étable en marche arrière. Armé d’un poinçon réservé d’ordinaire à l’abatage des bovins, l’éleveur les tenait en respect. Il exposait à présent un teint cramoisi.
Sa respiration saccadée secouait sa poitrine. Ses mollets tremblaient. Il pivota sur lui-même, défia l’assemblée.
— Qu’est-ce que vous regardez, les gazettes ?! Postillonna-t-il. « Le premier qui s’en mêle, je lui ratisse les boyaux, vu ?! (Il tressaillit, tapa du pied) Bougez pas, vous, ou ça risque de gicler sec ! »
Les ouvriers se figèrent sur place. Alerté par le vacarme, Kab renonça aux livraisons. Il intégra au pas de course un groupe de collègues, se rapprocha à son tour. Sa carrure imposante lui permit d’observer la scène en détail. L’agitation régnait parmi l’assistance. Travailleurs et chalands se confondaient en un maillage complexe. À deux pas, le peloton préposé au gardiennage des esclaves s’efforçait de réunir les effectifs. Les Mancros piaillaient, renâclaient, mais pliaient face à la menace des armes.
— Maintenant, vous allez retourner là-dedans, vociféra l’éleveur. « Vous allez retirer vos merdes fissa, réparez ce que vous pouvez. S’il faut, vous m’en construirez une nouvelle d’étable. Une spacieuse. Ça fera bien. Une somme que je verse au taulier, même pas foutu de tenir les murs debout. Je raque pourquoi moi au juste, hein ? »
— Arrête, mon chéri, s’il te plaît. Tu vas nous attirer des ennuis.
— Des ennuis ? DES ENNUIS ? Ha ! Il bomba le torse, approcha son poinçon de l’encolure des deux hommes. « Convoquez la garde si ça vous chante, les gars ! J’en ai rien à cirer ! De toute manière, on finira tous au fond du charnier, les orbites farcies de belles mouches bleues. Allons ! Appelez-les, que je vous dis, hésitez pas surtout ! »
— Tais-toi, TAIS-TOI ! gronda sa femme. Deux gamines pleuraient, cramponnées à ses jupons.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ! Qu’est-ce qui se passe ici ?
Jouant des coudes, pestant à l’adresse des flâneurs, le contremaître Amargado déboucha en vue du fauteur de trouble.
— Hey, du schnoque, c’est quoi le problème ? ajouta-t-il, implacable. « Oh, dans quel pétrin vous vous êtes pas fourré les gars ! »
— La ferme ! Vous…
— Pas nous. Eux. (Il pointait du pouce les hautes tours du Delta, campées derrière les remparts) « Mes hommes font juste leur boulot. Vous croyez peut-être que ça leur est égal ? »
— Facile à dire, répliqua l’artisan. « Tout à l’heure, vous aurez tiré un trait sur cette histoire. Vous toucherez vos petits sous. Vous embrasserez vos rejetons à l’heure du coucher. C’est terminé pour nous. Cette étable, c’est tout ce qui nous tient encore à flot, et vous m’annoncez qu’elle restera en l’état ? Que le diable vous emporte. Je vous souhaite des arriérés, que les bridages vous délogent. Le temps viendra. La frontière est mince, vous savez. Vous et moi avons beaucoup en commun. »
Bousculé, Kab éprouva un sentiment de promiscuité à l’égard du producteur. De toutes les cités construites autour de l’axe Puerta, Pigante figurait parmi les plus salubres. Un service spécialisé collectait les ordures ménagères, dégageait les corps des animaux crevés, récurait les gouttières des bâtiments municipaux. Ils arrachaient aussi les mauvaises herbes. Les vagabonds, les squatters ou les mendiants n’étaient guère les bienvenus sur Pigante. Les malheureux surpris à dormir à la belle étoile écopaient d’une première amende forfaitaire calculée suivant la période de l’année, puis se présentaient au tribunal, la boule au ventre. Après trois avertissements, ils étaient boutés hors de la ville. Condamnation à perpétuité. Les magistrats n’observaient à ce sujet aucune exception.
Son discours craché à toute volée, l’éleveur renouvela son appel. « L’étable ou la mort », clamait-il, les deux ouvriers en joue. « Je reculerais pas, ça non ». La foule commençait à soutenir son initiative. Amargado dégrafa les attaches de son gilet, retira sa casquette. À l’évidence, la ténacité de son interlocuteur contrariait ses plans. Doté au départ d’un flegme imperméable, celui-ci semblait se liquéfier sur place à présent, partagé entre son dévouement envers ses hommes et le respect des consignes. Il risquait son poste à enfreindre le règlement, sans compter les émules conçus par son éventuel laxisme. « Graciez une fois la victime du bourreau et les détenus du monde entier s’empresseront d’exiger une remise de peine ! » C’était là la devise du contremaître.
La rumeur enflait. Des critiques, des outrages soulevaient les auditeurs. La place croulait sous le poids des doléances. Les bras en l’air, paumes ouvertes, bien en évidence, le responsable avança en direction des otages. « Reste où tu te trouves, mon petit père. Bouge pas, ou tes copains payeront l’addition ! » menaça l’insurgé.
À la surprise générale, Amargado s’engagea formellement à rebâtir l’édifice. Il prêta serment, pressa l’ensemble des effectifs présent.
« Vous avez entendu le client, les mecs ? Au boulot ! Me faites pas répéter », prononça-t-il, du bout des lèvres.
Un chef d’équipe demanda une confirmation, puis, en l’absence de réponse claire, consentit à suivre les directives du contremaître. Cependant la foule ne décolérait pas. Elle conspuait les travailleurs, hurlait au passe-droit. D’aucuns menaçaient d’en référer aux tribunaux, d’autres postulaient à une seconde inspection. Cependant l’éleveur ne daignait toujours pas relâché sa prise.
— On peut dire que t’as touché le gros lot, mon vieux, grinça Amargado. « Maintenant, laisse filer mes gars. »
— Et qu’est-ce qui me garantit que tu me joues pas du pipeau ? Rien, nada ! résista l’insoumis. « Un papelard signé, je demande. Pas moins. J’ai compris ton manège. »
— Ma parole te suffit pas ?
— Fais ce qu’il te dit, chéri, pour l’amour de Dieu.
Les négociations n’avançaient pas. Le digne artisan réclamait la justice, mais se savait au fond perdu, promis à battre la campagne à la poursuite d’un nouveau havre de paix. Un rêve idiot, un mirage auquel aspiraient les nomades, les désœuvrés, les bandits de grand chemin. Une mort atroce les attendait, lui et les siens.
— Un papier ! Une preuve ou rien !
Des projectiles commencèrent à pleuvoir. Amargado approcha. L’éleveur hurlait. La femme pleurait. Les gamines s’accrochaient à sa blouse crottée. La populace s’ingéniait à défendre leur voisin.
On annonça la présence d’un régiment de la garde l’urbaine.
Aussi sec, le déséquilibré se jeta sur Amargado, lequel plongea de côté. La pointe de l’arme entama la chair à hauteur de son flanc. Il s’en fallut de peu qu’il fût transpercé.
Ses longs doigts charbonneux fichés en travers de son vêtement, Kab l’empoignait par la manche. Ils échangèrent un regard entendu. « Chef, ça va ? » « Oué ». Agité de convulsion, le contremaître parut poser les yeux sur lui pour la première fois. Un rictus déforma ses lèvres. Un appel retentit au loin. Ceinturant de ses bras puissants le corps transi de son supérieur, Kab reçut sur le crâne un objet lourd. Une mitraille de gravillons suivis. Une marée humaine submergea les manœuvres. Le colosse cracha, ramassé sur lui-même. Il aperçut les visages connus de plusieurs de ses collègues aux prises avec les riverains. Disparus, l’éleveur et ses otages, sa femme éplorée et ses deux enfants. Alliés et ennemis se confondaient. Seul subsistait le chaos, l’insondable mêlée générale. S’assurant de la relative sécurité d’Amargado (sa plaie suintait à travers son bleu de travail) il résolut d’extraire ce dernier du champ de bataille.
Un solide gaillard entreprit de le corriger. Il se retourna d’un bond, accueillit du même coup la charge conjointe de deux de ses semblables. Un liquide chaud coulait sur sa nuque. L’émotion durcissait ses traits. Les muscles bandés, il terrassa sans trop de difficulté les deux béliers, projeta d’une embardée le premier de ses opposants. Un jeu de quilles grandeur nature. Aussitôt, trois nouveaux adversaires se présentèrent devant lui. Un quatrième le ceintura par la taille. Galvanisé par la douleur, il entraîna derrière lui son agresseur, qui relâcha peu à peu son étreinte. Un flot continu sur les talons, le contremaître bringuebalant sur son épaule, il piétinait les corps, sillonnait la masse grouillante, à l’affût de la moindre échappatoire. Il se contentait de repousser d’une main ses assaillants, s’appliquait à éviter au maximum d’exposer ses parties sensibles. Il ignorait les insultes, se détournait à la vue des humiliations, des tabassages en règle. Les cris d’orfraie, les gémissements des blessés lui collaient la migraine. Amargado toussait, crachait. Il réclamait à tout bout de champ qu’on l’abandonne à son sort, qu’il se débrouillerait. Le colosse le rassurait d’une parole maladroite. Il confrontait les vagues successives, encaissait l’impact des projectiles, les coups de poing, les lésions. Un goût ferreux imbibait l’intérieur de sa bouche. Il ne pensait qu’à fuir, se mettre à l’abri. Son précieux chargement le ralentissait.
Il repéra au loin la place sablonneuse et ses lampadaires couchés, les étals vides des commerçants. Les chalands criblaient de pierre leurs opposants. Les curieux encourageaient les dérives.
— À la garde ! s’époumonait-il. À moi la garde, à moi la garde !
Amargado remua. Des écorchures, des hématomes parsemaient ses traits grossiers. Il semblait sur le point de perdre connaissance. Kab avisa une ruelle obscure, adjacente à sa position. Le monde tournait. Son corps le lançait, endolori du plexus solaire à la pointe des pieds. À deux pas du passage, des sarments l’enserrèrent à hauteur des hanches, le retinrent par les avant-bras. Un homme tapi dans son angle mort se précipita sur lui. Il s’accrocha à sa nuque, ses ongles noircis lui labourèrent les chairs. Il eut beau se démener, s’agiter de droite à gauche, il ne parvint à s’en dépêtrer. Un coup puissant lui arracha un geignement.
Entraîné par l’élan, il s’effondra, mais s’arrangea à tomber sur le dos afin de ne pas aggraver l’état du contremaître. Libéré de l’étreinte salvatrice, celui-ci atterrit à proximité. Kab tenta de se relever, chuta.
Un choc en plein visage le cueillit au vol, produisant du même coup un acouphène.
— Ramenez-vous ! On a fini par l’avoir ! triompha une voix.
— Matez un peu ses pois, les mecs. Jaune pisse, et cette peau… Argh ! Déjà que les Marhas me débectent, mais un bâtard. (Il se pencha au chevet de l’intéressé) Rien de personnel, hein, négrillon, mais on va te régler ton compte vite fait. On évite la contagion.
Étendu sur le sol, Kab grimaça. Son cou lui brûlait. Sa jambe droite le lançait. Du sang s’écoulait de sa plaie ouverte. Il avait songé au départ que les émeutiers visaient Amargado, qu’ils le tenaient comme qui dirait pour responsable de leur malheur. Il se trompait. Ils le visaient lui. Lui le grand diable, lui le pestiféré. Son immense stature profitait à ses détracteurs. Il se maudit d’être aussi bête. Reniflant du nez, le meneur ennemi le gratifia d’un épais mollard, pointa en sa direction une longue planche flanquée d’une couronne de clous tordus. « L’enfoiré, il m’a baisé les rotules avec ça. Plus moyen de courir. »
Il renouvela sa tentative, une fois, deux. Ses agresseurs l’assommèrent, l’empoignèrent par les cheveux.
Ils le tirèrent jusqu’à la ruelle.
S’en suivit une raclée mémorable. Les quelques témoins chassés, pieds, planches et poings s’en donnèrent à cœur joie. Les rires couvraient les invectives, les attaques ad hominem. Roulant sur le ventre, Kab parvint non sans mal à se protéger la tête. Les clous lui raclaient l’échine. Ses os vibraient. Le dos de sa chemise sans manches se déchira. La chute du tissu releva les cicatrices de ses vies passées. « Tu te ramollis mon pote », lui susurra Miguel à l’oreille. Son ami n’était pas là, bien sûr. Lui aurait balayé fissa cette bande d’amateurs. Ils étaient quoi ? Quatre ? Sept en comptant les trois derniers ? L’affaire d’une minute, maximum. Il étouffa un sanglot, grinça des dents. Il hésitait à mener l’offensive. « Tu te ramollis, mon pote, répéta l’apparition. Crois-moi, ça va te coûter bonbon un de ces quatre matins. Tu l’auras pas volé, celle-là, au bout du compte. »
— Hey ! Où tu vas comme ça, mon con, t’es le suivant sur la liste !
La pluie cessa, Kab risqua un coup d’œil à l’extérieur de sa coquille. Pantelant, ses cheveux en bataille, Amargado les observait. Un nuage de rouge carmin colorait son haut et ses mains. Il déglutit, tituba, s’adossa contre la façade d’une construction rudimentaire.
— Foutez le camp d’ici… bredouilla-t-il. « Il est à moi. Laissez-le. »
— Restez pas là, chef ! explosa Kab. « C’est après moi qu’ils en ont. Ils vous suivront pas. Sauvez-vous ! »
Le contremaître ne bougeait pas.
— Oh, comme c’est mignon ! Le fidèle toutou protège son maître.
— Tu crois qu’il lui suce le tube à l’occasion ?
— Franchement, je préfères pas savoir.
Profitant de ce moment d’inattention, Kab échappa à l’emprise de ses tortionnaires. Il se saisit d’une chaussure, entraîna son propriétaire par terre, le plaqua au sol. Ses associés le rouèrent de coups.
— COUREZ ! COUREZ, PUTAIN ! JE VAIS PAS POUVOIR LES RETENIR BIEN LONGTEMPS ! RETROUVEZ VOS HOMMES ! VOUS OCCUPEZ PAS DE MOI ! FILEZ ! J’AI LE CUIR SOLIDE !
L’émeute requit en fin de compte le concours de deux pelotons de la garde urbaine. D’aucuns objectèrent par la suite que la réaction des locaux était justifiée, qu’elle reflétait les failles d’un système à bout de souffle. Les militaires n’en avaient cure. Les traditionnelles sommations d’usages effectués, les factionnaires sonnèrent l’assaut. Ils enfoncèrent les lignes ennemies, dispersèrent les mutins. Faute de place en cellule, une majorité d’entre-eux reçurent une convocation au tribunal de haute instance. Les plus réfléchis écopèrent d’une amende symbolique. Quant aux irréductibles, ils furent jugés à l’emporte-pièce, puis mis à mort par les patrouilles en présence. Bilan : seize morts, une vingtaine de blessés graves. Par bonheur, les Mancros avaient été évacués en priorité, évitant par la même une boucherie sans nom. Un congé exceptionnel fut accordé aux survivants. Parmi les victimes figuraient l’éleveur et les siens. Lapidés par les masses, les deux ouvriers au centre de la prise d’otages succombèrent avant la venue des secours. En convalescence, le contremaître Amargado insista pour informer en personne les familles de la perte des concernés. Kab apparut comme le miraculé d’un odieux règlement de compte. Les empreintes de pas, les témoignages récoltés concouraient à la thèse sus-citée. Lui-même appuyait cette théorie. En outre, il prétendit que l’Unique en personne veillait à sa santé, car ses agresseurs avaient lâché l’affaire dès l’arrivée des forces de l’ordre.
Une ample couverture jetée sur les épaules, il fut relâché après une simple visite au dispensaire. L’étendue des dégâts effraya Talia, qui convoqua le père Escalon. Celui-ci procéda à des sutures.
— Raconte-moi ce qui s’est passé, s’inquiétait la jeune femme, à son chevet. « Pourquoi ces hommes s’en sont-ils pris à toi ? »
— Je vais bien, ne cessait-il de répéter, insensible à la douleur, le sourire aux lèvres. « je vais bien, c’est tout ce qui compte. »
Au soir, ce cher Latisma renouvela son forfait. Grisé par alcool, il enfonça presque la porte de son appartement, retourna ce qui sembla être sa couche personnelle. Il pesta au sujet de son emploi perdu, se précipita dehors, battit Gastar. Le corniaud pleurait. Haletant, Kab résolut de sortir lui parler. Talia obtint de le remplacer.
Elle n’en retira à l’évidence qu’un résultat mitigé, car l’ivrogne poursuivit sa comédie encore longtemps. Une nuit blanche les attendait.