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Aysa-kabir Grande

« Ding ding ding ! DING DING DING ! »

La vieille Stella tressaillit, inspira une pleine goulée d’air sec. Elle toussa. Les articulations de sa main craquaient. Son dos la faisait souffrir. Elle entrouvrit les paupières. Silence. Aucune vibration ne parcourait la surface de la cloche. Le clou pendait, la mèche, intacte, la narguait de sa superbe. Elle avait sonné pourtant, cette saleté, elle en aurait juré devant l’Unique et ses saints apôtres. Qu’importe ! Habillée, elle fourragea à l’intérieur de son coffre en bois, dont elle tira un ancestral briquet à silex.

Son bougeoir flamboyant posé à ses côtés, elle déjeuna d’un reste de conserve, guetta la travée par la persienne, puis cracha dans son pot de chambre. Elle se fraya un chemin jusqu’à la sortie.

4 heures. Sa mante sur les épaules, sa baguette rongée glissée à hauteur de sa ceinture, elle s’apprêtait à héler son premier client lorsqu’on agrippa son poignet. Sa fille, svelte, coquette malgré ses cheveux en bataille et la couleur fanée de sa chemise de nuit, lui rappela d’un ton conciliant le jour de la semaine. « Personne ne travaille Leto, Maman, personne hormis les falotiers et les paysans, tu te souviens ? Rentrons. Je m’en vais te préparer un bon bol de soupe. Ça te requinquera, tiens. » La vieille Stella n’écoutait pas. Implacable, elle poursuivit son service. Elle joua de sa badine, se débattit tant et si bien que son parent résolut de la maîtriser, soutenu par une équipe constituée de valeureux voisins réveillés pour l’occasion. L’incident ne manqua pas d’égayer les foules. Les gazettes du quartier se pressèrent derrière les volets des maisons. « Deux rapides, un marqué. Deux rapides, un marqué », qu’elle meuglait, au supplice. Myope, à jamais incapable de formuler une pensée correcte, elle serinait sa routine. « Deux rapides, un marqué ; deux rapides, un marqué ! »

— Il y a erreur, ce me semble, monsieur Grande, pesta le percepteur, après dépouillement. « Vous devez encore à la collectivité un sixième du montant prescrit. Peut-être souhaitez-vous ajourner le paiement ? »

— Pas besoin. Je vais vous chercher ça, monsieur. Un instant.

11 heures La posture arquée, le cœur palpitant, Kab égoutta en vitesse une pleine marmite d’eau bouillante rehaussée d’un bouchon de fines herbes, transvasa au sec les pommes de terre à l’aide d’une spatule en bois. Il déposa le tout sur le plan de travail.

Le fonctionnaire s’impatientait. « Un sixième, vous dites ? Pas de soucis », répéta le colosse, histoire de converser. Il consulta l’épargne conjugale, réuni en un coffret hermétique tiré de son emplacement souterrain. Cet argent, il espérait en disposer. Les finances n’étaient guère reluisantes en cette période. Le rude été derrière eux, les maigres économies du couple fondaient comme neige au soleil. En outre, ce matin le nœud du problème consistait à présenter un solde précis. Ni trop peu, ni en excédent, car l’officiel n’hésiterait pas à prélever à son compte le moindre surplus. Aussi préféra-t-il compter et recompter les espèces, aidé des notes rédigées la veille par son épouse. En nages, il entreprit d’animer la conversation. Son interlocuteur éludait ses vaines tentatives.

« Vos compétences nous intéressent, et, au risque de paraître trivial, cette offre-ci pourrait bien changer le cours de votre existence ».

Salarié en Gladiature Moderne, il ne rencontrerait pas pareille difficulté, ça non, pensait-il. Il s’imaginait s’acquitter de l’impôt d’un geste accessoire, presque charitable. Une poignée suffirait. Et que cet avare de fonctionnaire conserve la menue monnaie, qu’il use de celle-ci selon sa convenance. Au fond, n’était pas cela, la fortune ? Dépenser sans effort ?

Lorsque plus tard Talia franchit le seuil du bâtiment, une casserole de soupe tiède trônait sur la table. Des tomates taillées coloraient les écuelles. Elle l’embrassa sur la joue, ébouriffa Pedro, rangea ses affaires. Toujours, elle avait l’air joyeuse, euphorique presque, au retour de ses sessions à la vieille abbaye. Les cours du soir dispensés par le père supérieur rencontraient à l’en croire un franc succès.

Miguel les rejoignit sous peu, une provision de victuailles chargée sur l’épaule. Ouvertement ravi de la vacance de l’office religieux, il découvrit un assortiment de viennoiseries, un lot de légumes en conserves ainsi que l’un de ses fameux bocal de pâtée, mais passé de date. (Il prétendait à ce sujet qu’il suffisait d’extraire la fine couche de moisissure formée à la surface, proposition aussitôt rejetée par Talia) Le repas entamé, la conversation enfla bon gré mal gré. On aborda les dernières actualités, les réformes engagées en hauts lieux. La vieille Stella, paraît-il, avait vécu ce matin encore un épisode de démence. Le père Viejo, maréchal-ferrant de son état, fermait boutique. L’illustre artisan multipliait les impayés. Les percepteurs ne le lâchaient pas d’une semelle. La qualité de sa production dégringolait en conséquence. Le cercle vicieux. À en croire la rumeur, les sociétés d’exportation jouiraient bientôt d’un statut particulier afin de fluidifier la circulation. « Sottise. C’est un arrangement, un simple échange de bons procédés », commenta Talia, Pedro pelotonné contre son sein. « Les procès paralysent le transit des marchandises. En privilégiant les grandes entreprises, ils réduisent de moitié la charge des tribunaux, sans compter les sommes faramineuses versées en échange de cet arrêté. »

— Peste, grommela Miguel au sujet du père Viejo. (Il éclusa le contenu de son bock, retint un rot) « Quand on y pense, le vieux, il a débarqué ici en même temps que nous, pendant la seconde vague. Il a contribué à bâtir cet endroit. Le voilà hors course, abattu en plein vol. Il a tout perdu. Tout. Des trajectoires de ce genre-là, ça me colle une sérieuse envie de foutre le camp. Pas vous ? »

— Pour aller où ?

— J’en sais rien, mon pote. N’importe où. À part les plaines, hors de question. Je souhaite ça à personne, surtout en plein été. Le cagnard, y’a rien de pire en ce bas monde.

— Mange, au lieu de chouiner sur ton sort, malheureux, reprit Talia. « Maintenant, j’apprécierais qu’on parle d’autres choses. Du positif, ça nous changerait, non ? Qu’est-ce que vous en dites ? »

De grosses mouches bourdonnaient autour des gamelles. Les bancs grinçaient. Sur sa mère, Pedro se dandinait avec plaisir. Il sollicita un verre, but une gorgée. Le contact de l’eau le rebuta.

— Au faîte, renchérit Kab, agité soudain, « tu connais pas la dernière. On a reçu de la visite hier, un truc de fou. »

— Raconte.

— Une grande perche, bien fringuée. Une odeur de mûre plein les narines. Il a débarqué en milieu de matinée. « Vous êtes madame Grande, qu’il demande, à la porte, je cherche votre mari. » Il insistait. Moi j’étais pas là bien sûr, je travaillais au chantier. Comme il semblait pas prêt à lâcher l’affaire de sitôt. Talia lui donne un rencard en début de soirée, après la messe. On l’a cuisiné bien froidement tous les deux, le causeur. On se méfiait faut dire, pas vrai mon amour ? On s’attendait à tomber sur des braqueurs. L’éclosion approche, tu sais.

Miguel se pencha en avant, les lèvres humides, les paupières plissées. Il lissa du bout des doigts son bouc hirsute.

— Ton bonhomme, il se flattait pas de gratter chez une équipe de Gladiature moderne des fois ? Les cerfs de…

— De Saint José ! Les Cerfs de Saint José, cria l’autre, les deux poings fracassés sur la table. « Oui, c’est ça ! Comment tu peux être au courant ? Ils sont venus frapper chez toi aussi ? »

— Damir dernier. En rentrant, un gus campait devant ma porte. J’étais pas d’humeur, et je te cache pas que j’étais parti pour le dégager manu militari. Le gonze a su me séduire faut croire, car je me suis comme qui dirait pris d’affection pour son cas. On a passé la nuit à écumer les bars. T’aurais vu dans quelle misère il a fini !

— T’es pas sérieux ?

— Tu me traites de menteur ?

— T’es bête. Je trouve ça surprenant, c’est tout.

Imaginer Darius ivre mort, affalé sur le plancher des vaches. La formule sonnait faux. « On n’a pas eu affaire au même client », songea-t-il.

— Il ressemblait à quoi, ton comique ? demanda Talia.

— Corpulent, je dirais (il s’interrogea) Hum. Il avait les cheveux longs, un peu gras, un poncho, de jolis vêtements, sans plus… Ah si putain ! Il portait des rouflaquettes. À bien y réfléchir, il était complètement ringard ce gus. Oué. Je pense pas l’avoir déjà croisé par ici. Je me serais souvenu d’une trombine pareil. Impayable, je vous jure. Bref, qu’est-ce que ça peut te foutre ? Tu comptes lui filer le train ?

— T’occupes.

Le pas régulier d’un contingent de la garde urbaine enfla jusqu’à frôler presque les murs de la case, puis tourna à l’angle de la rue. L’officier de tête, d’un timbre ferme, imposa le silence aux jeunes recrues.

— On vous a conté les mêmes âneries, je suppose, relança Miguel, « que lui et ses petits copains parcourent les terres à la recherche de la perle rare, que le capitaine du navire a un faible en ce qui concerne les nécessiteux. (Il se détourna en direction de Kab) J’ai demandé chez les Écuyers, figure-toi, l’air de rien j’entends, s’agirait pas de leur offrir la réclame à ces ordures. Devine ? Pas une trace des Cerfs de Saint Trouduc dans nos papelards, inconnu au bataillon, les gaillards. Un équipage soi-disant implanté qu’il bavait, l’autre cloche. La blague. Ils nous prennent vraiment pour des cons. »

— Moi, j’y crois.

— Arrête tes conneries.

— J’admets que t’as eu affaire à un sacré numéro. Mais chez nous, ça s’est déroulé différemment. Le mec connaissait son sujet. J’ai pas mal cogité tu sais, et plus le temps passe, plus je me dis que…

— Qu’ils se sont bien foutus de ta gueule ?

— Je rigole pas, Miguel. Si tu devais monter un bobard pareil, t’inventerais une équipe fantoche, toi ? Quel intérêt ? Les Aigles d’Éloi, les Loups, ou les Étalons de Boscos feraient de meilleurs candidats.

— Pas forcément.

— Ton approche est trop simpliste, mon chéri, intervint Talia, « Mettons qu’ils suivent ton idée. Ils endossent le tabard des Aigles, par exemple. Ils se reposent sur la popularité du Titan noir. Ils gagneront en visibilité, ok. Et après ? Leur combine risque d’attirer l’attention. Ils pourraient perdre le contrôle, subir un démenti, ou pire, s’exposer aux foudres des cellules de supporter locale. Un sacré pétrin en perspective. »

— J’aurais pas dit mieux, aboya Miguel, qui s’octroya en guise d’interlude une rasade d’eau tiède. « L’avantage avec une petite équipe, c’est qu’ils peuvent se permettre de déformer la réalité. Tiens, leur fameux programme justement ! Remarque ils ont joué gros sur ce coup-là. Personne irait s’emmerder à former des crasseux de notre trempe. Ça tient pas debout. T’imagines un peu le coût total des opérations ! »

Le butor postillonnait, s’agitait sur son siège. Sur le point de débarrasser les couverts, Talia posa une main rassurante sur son épaule. Ébranlé, Kab croisa les bras en signe de protestation. D’ordinaire, il concédait sans mal la victoire à quiconque le défiait sur le terrain de la dialectique. Il se contentait d’acquiescer, de suivre le mouvement. Il se savait naïf, malléable. Les bévues commises auprès des commerçants du quartier lui valaient la réputation d’un doux rêveur.

Il n’en démordit pas, cette fois. Inédits ou non, la parole de Darius sonnait juste à ses oreilles. Aussi défendit-il son idée jusqu’au bout.

Le couvert desservi, Miguel résolut de se rouler une cigarette. Talia dégaina sa plume et son encrier. Les garçons, d’un commun accord, sortirent se dégourdir les jambes. Ils marchèrent longtemps parmi la population, saluèrent qui de droit. Le passage des riverains s’amenuisa. Les exploitations paysannes remplacèrent les pavillons alentour.

Ils s’établirent sans y penser à leur point de chute habituel.

— Il m’a dit qu’il a contribué en personne à mon évaluation, le 24. Qu’on s’est battu avec les Griffons, reprit Kab, qui n’en démordait pas. Étendu dans l’herbe, les pieds en éventail, il dégagea d’un geste machinal une nuée de grillons tapageurs. « Ça s’invente pas quand même ! »

— Ils nous épiaient. Ça prouve rien, soupira son ami. Une clope ?

— Non, merci.

— Tant pis pour toi.

Sa cigarette crépita en une giclée d’étincelle. Deux geysers d’un blanc nacré fusèrent à travers ses narines. Il rajusta son bonnet.

— Je comprends, quelque part, mon pote, que tu t’accroches comme ça. C’est beau de rêver. Mais s’agirait de grandir un peu. (Nouvelle bouffée) Hum. Gladiateur… ça sonne bien j’avoue. Ça m’était jamais venu à l’esprit, figure-toi, alors qu’on passe nos soirées à singer ces types-là.

— Tu t’y vois carrément enfaîte ! éclata le colosse, ragaillardi.

— N’importe quoi. C’est pas mon genre de donner des entretiens à tire-larigot, de signer des autographes et… Bon, ok, qui ne le serait pas ? Mes avis qu’ils palpent de sacrées sommes, les athlètes, hé hé. Hey, va pas croire que je te soutiens pour autant ! Cette histoire, elle pue la merde !

— Imagine un peu, le coupa Kab, imperméable à la critique. « Visualise les grosses bâtisses de la capitale, la cathédrale Sainte Christina et ses échafaudages, les jardins fleuris. On mènerait la belle vie, mon vieux. On pourrait voir les matchs, n’importe lesquels. Une vue imprenable, des places assises. On ferait partie de la famille, hein, alors pourquoi pas ? Ça te ferait pas mal de passer à côté de tout ça ? »

— Ce qui me fait mal, c’est que tout ce que tu vas récolter là-dedans, c’est un trou dans ton épargne. Tu crois pas que t’as assez de problèmes comme ça ? Tu te voiles la face, mon pote.

Sur quoi, Miguel se redressa, dénoua sa ceinture, s’éloigna. Son sexe à l’air libre, il soulagea sa vessie contre le pylône d’une clôture.

— Bon. Si on causait de choses concrètes un peu. La maison, ça va ? Les retouches tiennent les coups ?

— Impec. La pluie a à peiner filtrée hier au soir.

— Bien. Et l’autre timbré, ça avance ?

— Latisma ?

— Le premier apôtre ! Paraît qu’il a tapé un scandale hier justement. Qu’est-ce que t’attends pour intervenir ? Qu’il s’en prenne à ta femme, à ton gamin ? Tu te ramollis, mon pote. Crois-moi, ça va te coûter bonbon un de ces quatre matins. Tu l’auras pas volé, celle-là, en fin de compte.

Kab, qui jusqu’ici brillait d’allégresse, sombra en un mutisme foudroyant. Il songea, tourna, retourna la question, s’efforçant de produire une excuse, un alibi, n’importe quoi. Il ne sut quoi répondre.

Vous lisez l’édition Live de CHARNIER, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-23 (révision : -non défini-)
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