Aysa-kabir Grande
« Ding ding ding ! Ding ding ding ! DING DING DING ! »
Main sur la cloche, clou dans la cire. Un long, long râle appuyé… La vieille Stela maugréa de déplaisir. Elle enfila ses pantoufles, petit-déjeuna d’un quignon de pain, cracha dans son pot de chambre.
Elle souffla la bougie.
Premier passage : 4 heures. Le calme plat, ponctué du hululement des hiboux, du frémissement des rats, des aboiements hideux des chiens. Le globe lunaire perçait à travers un ciel voilé.
Elle considéra d’un œil torve la niche plantée au centre de la cour d’une résidence, borda la piste, s’assurant de rester hors de portée de son répugnant gardien. Les volets butaient, les crochets cliquetaient aux ordres de sa fine baguette de bois. « Deux rapides, un marqué ; deux rapides, un marqué ». Les couples mariés, les veuves, les estropiés, les ivrognes, les vieux garçons, tous émergeaient du chambranle. Tous, coiffé d’un bonnet de nuit, d’une calotte ou d’un châle, une bougie à proximité, saluaient la doyenne avec déférence.
Second passage : 6 heures. La bise glacée lui rongeait les os. Elle serpentait le long des rues, formait à partir du sol sablonneux de gracieuses arabesques. Elle se planta devant le pavillon des Grande.
— Merci. Courage Madame, s’écria Kab de sa voix de stentor.
6 heures. Abruti par la fatigue, Kab terminait de boucler sa ceinture. Il épaula son bagage, embrassa sa moitié, son fils, avant de se glisser hors de son logement. Il repoussait la porte avec précaution lorsque tonna sur sa gauche un véritable boulet de canon.
« BANG ! »
Le voisin se précipita dehors. Son chien, un corniaud presque aveugle tira sur sa laisse, désireux de rendre hommage à son maître. Ce dernier freina à son niveau, pesta, ramassa un épais bâton dissimulé par les mauvaises herbes. Comme il s’apprêtait à rosser l’animal, Kab l’interpella. Les traits du marginal, jusqu’ici déformés par la colère, retrouvèrent leur aspect ordinaire, à savoir ceux d’un homme sans âge, au teint olivâtre, au visage en lame de couteau et à la barbe hirsute. Ses longs cheveux huileux cascadaient sur ses frêles épaules. D’une maigreur affligeante, il exhalait une odeur d’œuf pourri mêlée d’alcool, si bien qu’on l’aurait cru atteint d’une maladie rare et contagieuse.
Le colosse résolut d’engager la conversation.
— Tu paies rien pour attendre, toi ! marmonna le squelette à son arrivée. Il l’accueillit paume ouverte, puis poursuivit d’une voix graveleuse. « Bha, vous vous êtes battu dernièrement ? Ce pansement, sur votre nez.»
— Ah, ça. Un accrochage sans importance.
— Tant mieux. Vous ça va, sinon ? La p’tite famille se porte bien ?
Ils épuisèrent en l’espace d’une minute les platitudes et clichés propices à meubler de stériles échanges. Les taxes d’abord ; la guerre ; les migrations en cours en provenance des terres arides ; la fête de l’éclosion ; les moissons ne manqueraient pas de renflouer l’épargne des bonnes gens, oui. Après deux ans à subir les caprices de ce triste énergumène, Kab ne s’expliquait pas sa tendance à vouvoyer quiconque lui adressait la parole. Falotier de profession (activité consistant à la maintenance de l’éclairage public) il disposait d’une porte renforcée munie de solides battants. Une curiosité au sein même de la périphérie, où la majorité des riverains ne possédaient guère qu’un panneau sans serrure ni loquet doté d’une grosse pierre en guise de cale.
Cette entrée en matière terminée, il aborda sans détour le récent tapage nocturne. Son interlocuteur parut stupéfait.
— Sûr que c’était moi ? Sans vouloir vous manquer de respect, bien sûr. L’autre cinglé du bout de la rue, par exemple, lui, c’est un cas, vous pouvez me croire.
— C’était vous.
— Mais…
— Vous êtes rentrée tard hier soir, monsieur Latisma, coupa Kab, catégorique. « Votre chien pleurait, alors vous l’avez frappé. Vous lui faisiez la morale, ou quelque chose du style. Après la correction, vous vous êtes enfermé chez vous. Vous avez continué à crier, à cogner les murs. Je suis sortie. Vous avez refusé d’ouvrir, vous m’avez insulté, moi et mes ancêtres. Ça ne peut plus durer, vous n’êtes pas d’accord ? »
Latisma s’empressa de clamer son innocence. Il récusa vaille que vaille les arguments de l’opposition. Il dénonça l’action des voisins, des miliciens, des commerçants, des bedeaux, tous ligué contre lui. Travailleur acharné, il estimait se comporter en honnête citoyen. De fait, il ne nourrissait aucune dette, aucun arriéré à l’endroit d’un quelconque créancier, et ce en dépit d’une fiscalité en hausse nette. Il s’empourpra bientôt, présenta un entrelacs compliqué de récits farfelus.
— J’ai rien à voir avec ça moi, rien du tout, se braqua l’incriminé. « Vous pouvez pas m’accusez sans preuve remarquez. Je créchais pas ici hier au soir. Je me promenais sur le Delta en compagnie des collègues. »
« Tu les as quittés rond comme une queue de pelle, t’as régurgité ton quatre-heure en chemin et tu t’en es retourné chez toi. C’est là que ce brave Gastar a dégusté », songea Kab, sur le point de tourner les talons. Latisma n’écoutait pas. Pire, il se retranchait derrière ses inepties. Combien de fois s’était-il retrouvé sur le palier, combien d’approches, de stratagèmes avait-il orchestrés dans l’espoir d’arranger la situation ? Le dialogue ? Impossible. Aujourd’hui comme hier, comme demain, Latisma rejetterait la faute sur autrui, s’inventerait si besoin de vastes complots ourdis par les habitants du dortoir. Il avait peur de lui, certes, mais n’admettrait jamais ses torts en public, même topo quant à son alcoolisme chronique. Le traîner en justice ? Les magistrats ignoraient jusqu’à son existence, ou refusaient de se déranger. Les plantons de l’urbaine s’amusaient de ses « pitreries ». (Il collectionnait les amendes et les séjours en cellule de dégrisement) Du reste, le bougre se vantait d’une parfaite entente avec le percepteur, car il payait l’impôt rubis sur l’ongle. Comble de l’ironie, il se permettait d’inviter le digne fonctionnaire à entrer, lequel repoussait chaque Leto ses pressantes sollicitations.
— Cette fois, j’y vais, cria Kab. « Ce soir, je ne veux rien entendre, je n’hésiterais pas à appeler la garde si vous recommencez, compris ? »
— Je vous le répète, j’ai rien à voir avec ces histoires ! Rien du tout.
Le colosse s’engagea sur la travée. Il se sentait devenir fou à seriner chaque matin de vaines mises en garde.
Neuf heures. La lumière blafarde glissait sur le toit des maisons, pénétrait les façades en ruine. Les Mancros charriaient des monticules de terre meuble. Les ouvriers, éclairés à la lueur de menus flammèches, s’apprêtaient à hisser à l’aide d’un cordage un arbalétrier réputé flambant neuf. Le colosse s’affaira à l’assemblage du matériel adéquat, effectua sur commande bon nombre d’aller-retour. Il convoya à un train d’enfer une ribambelle d’outils, de marchandises à destination des travailleurs. De pleins seaux de clou ; une masse ; un marteau perdu, égaré au cours de la traversée. Les badauds, appuyés le long des enseignes voisines, ou sur la margelle d’un puits, commentaient l’avancée des événements.
« Une mission de premier ordre à la hauteur de mon champion », brailla le contremaître Amargado. Il gratifia l’employé d’une tape dans le dos, tira sur sa cigarette. « Les gars se bousilleraient les reins à ta place, tu comprends ? Et les Mancros, les Mancros, dieu du ciel, avec leurs foutues paluches. Je te jure… Les types de la haute s’en mordront les doigts le jour où ils prendront conscience du niveau général. Enfin, t’es bien placé pour connaître la situation, hein. T’en as toi-même fait les frais ».
Il se racla la gorge, se pencha à son intention. Il ajouta :
« J’ai pas trouvé le temps de te remercier l’autre fois. On peut dire que t’as assuré sur ce coup-là, Grande. Merci »
L’onction de midi obtenu, il dévora la ration fournie par les bedeaux. En l’absence des élites, la viande avait disparu des bols de gruau. Le pain croquait sous la dent. Un simple caramel tenait office de pâtisseries.
17 heures. Les Mancros remisés dans leurs ghettos, les ouvriers évacuèrent la surface des échafaudages. On recomptait les stocks, récurait les outils, bouclait l’inventaire. Amargado, au cours de l’ultime inspection, ne manqua pas de chahuter ses effectifs, plus proche à cette heure-ci du rôle de camarade que de supérieur hiérarchique. Chacun en effet profiterait tantôt du jour de congé tant attendu. Le service clôtura ses grilles horaires sur un discours du contremaître.
— Ça a été un plaisir de gratter avec vous cette semaine, les gars. Vous méritez votre solde, laissez personne vous convaincre du contraire. On se retrouve Agris prochain, d’ici là, ménagez-vous.
18 heures. Au retour des nocturnes, le couple s’adonna à la préparation du dîner. Le colosse récolta une brassée de bois sec, arrangea le tout, avant d’user du briquet à silex. Pendant ce temps, Talia s’activait à la coupe des légumes. Cette première étape terminée, ils permutèrent les rôles. Dès lors, Kab assuma la cuisson du repas.
Installé derrière son secrétaire personnel, Talia surveillait du coin de l’œil Pedro, lequel s’égayait dans son coin. Plus tard, alors que Kab rassemblait ses affaires, la jeune femme le fixa non sans insistance.
— Hum ? J’ai quelque chose sur le nez, c’est ça ?
— Très drôle, sourit-elle. « Approche. »
Il s’avança au-devant du bureau.
Sur le plan de travail : un encrier ouvert ; des feuilles volantes ; un support piqueté de petites taches noires. Une bougie parfumée dégageait une odeur de résine chaude. Talia rédigeait à l’aide d’une plume hérissée un manuscrit de sa conception.
Debout, elle l’enjoignit à fléchir les genoux, examina l’épais bandage appliqué sur son arête nasale. Elle en inspecta la nature, soupira puis, à contrecœur, retira l’édifice. Couche après couche.
Elle lui baisa le front.
— Qu’est qu’il se passe ? demanda Kab.
— Rien. Prends soin de toi.
Silence.
— T’en fais pas, va, on mange ensemble, c’est tout.
— Tu reviendras couvert de bleus, ou les vêtements abîmés. J’en ai assez de repriser tes chemises.
— S’il n’y a que ça, je m’en occuperais.
— Je suis sérieuse, mon chéri.
— On s’entraîne quoi. On dépouille aussi, beaucoup. Il renifla, dégagea à l’aide d’un mouchoir sale un zeste de sang piégé à l’embouchure de sa narine gauche. « Tu sais, ça me fait un bien fou de me dégourdir les jambes, de me défouler un peu. Ça me permet de… euh, de canaliser mon énergie, je crois, de prévenir l’explosion. Voilà. Avec tout ce qui se passe en ce moment, j’ai besoin de décompresser. Toi tu… tu couches sur papier tes émotions si je peux dire. Moi, je laisse parler mes poings. Chacun sa façon de procéder. Tu comprends ? »
En guise de réponse, Talia s’éloigna et, accroupi au ras du sol, hissa Pedro sur ses épaules. Le bambin pétaradait jusqu’ici tel un convoi de marchandises mené au triple galop. « Le cartilage à bien repris, conclut-elle. Évite de recevoir des coups au visage le temps de la cicatrisation. Sans quoi, tu resteras marqué à vie. Ah, et salue Miguel de ma part... »
— Aaaah, les femmes, piailla Miguel, peu de temps après. Il toussa soudain puis, dans une cacophonie infernale, se résolut à cracher par terre. « Ah merde ! Qu’est-ce que je disais déjà ? Ah oué. Les femmes. Toujours à se faire du mouron pour trois fois rien. J’en fréquentait une à l’époque, tu te souviens peut-être de son nom, moi, pas du tout. Une jeunette, jalouse comme pas deux. Et stressé, stressé ! Par le diable, impossible de poser un pied devant l’autre sans son accord. Une plaie ! »
— Nha. Inconnu au bataillon, éluda Kab. « Désolé. »
— Bha, aucune importance. Par là !
Le duo bifurqua en un terrain vague, franchit une courte palissade, gravit une légère déclivité. De retour sur la travée, ils s’immiscèrent parmi la population. Les riverains paradaient, mouchoir en poche. Ils fumaient, plaisantaient de vive voix. Ils affichaient de sobres manteaux aux couleurs ternes et délavées, reprisés par la digne maîtresse de maison ; des pantalons de toile beiges ; des corsages ; des coiffes ; des bonnets ; des casquettes ; des bijoux clinquants (mais factice) achetés à prix d’or sur les braderies. Les ouvriers trinquaient, entassés sur les terrasses des bars. Sur l’accotement, rebouteux et charlatans rivalisaient d’ingéniosité, chacun nanti d’un sac énorme, amovible sur simple présomption hostile. « Friandises ! ; aphrodisiaque ! ; talismans contre la petite vérole ; décoction universelle ». De charmants coffrets gravés du symbole de l’aspic attendaient leur heureux propriétaire. Un vieillard affable autour duquel orbitait un essaim d’enfants en bas âge présentait un remède contre la gueule de bois.
Ceux-là marchaient fort en cette saison, bougonna Miguel, qui lissait en cadence son long bouc. Il condamnait ouvertement la naïveté du pékin moyen. Ces revendeurs à la sauvette, sans licences légales, détalaient tels des lapins à la vue du moindre insigne de la garde urbaine. Aussi n’était-il pas rare d’assister à quelques courses poursuites en pleine rue.
Un spectacle prisé des Pigannais qui, indulgents, compréhensifs de prime abord, n’hésitaient pas à collaborer, voir à participer en personne aux battues engagés par les autorités.
Les deux amis coupèrent à travers champs, observèrent moult détours à la demande du butor, lequel prétendit dévoiler un ensemble de raccourcis connus des seuls initiés. Ils débouchèrent bientôt en un passage étroit, d’ordinaire fermé aux flâneurs de tout bord. Ils poussèrent en direction du Delta, et gagnèrent sous peu l’annexe utilisée par les artisans du coin. Là, bien en vue des lavoirs publics, se dressait l’arrière-cour d’un modeste local de plain-pied. La rumeur assourdie des masses, les invectives, le hennissement régulier des chevaux situaient la bâtisse à bonne distance de la première avenue. Sur sa façade visible s’écaillait un enduit de chaux suranné, marqué d’une injonction formelle.
« ENTRÉE DE SERVICE. RÉSERVÉE AU PERSONNEL. PRIÈRE DE RETOURNER SUR LE BOULEVARD. »
Un fin sillon lumineux perlait à travers l’unique accès disponible.
— On est en retard, pesta Miguel, épaulant son lourd paquetage.
— À qui la faute ? rétorqua Kab, « On aurait eu plus vite fait de passer par la route principale. Tu nous as perdus avec tes conneries. »
— La ramène pas, toi.
En d’autres termes : « sujet à éviter. J’ai là-bas de vieilles connaissances avides de me faire la peau. » Bien qu’il n’abordait la chose qu’en de rares occasions, Kab n’ignorait pas les travers de son ami. Miguel, à n’en pas douter, multipliait les dettes chez l’habitant.
Sur le seuil, ce dernier frappa l’unique entrée par trois fois. Deux coups puissants, un faiblard, conformément au code en vigueur. Le panneau coulissa. Un adolescent à la silhouette gracile, piqueté d’une acné dévorante, se dévoila à contre-jour.
Celui-ci les jaugea de pied en cape.
— Oué ? vous voulez quoi ?
— Grandis un peu, sale gamin ! éclata Miguel. Il força le passage « Tu nous fais chier, vraiment, toi et tes bouffonneries. »
Kab lui emboîta le pas, échangea une accolade avec le portier.
— Il est un peu bougon ce soir, faut l’excuser.
— Juste ce soir ? s’amusa l’adolescent. « On côtoie pas le même bonhomme, j’imagine. Comment ça va ? ».
Lampions et lanternes révélaient l’intérieur d’une brasserie typique. De fidèles consommateurs éclusaient sagement leur dose d’alcool. Deux jolies serveuses se portaient d’un bout à l’autre de la salle. Le patron, un homme trapu à la toison poivre et sel chargeait une commande de bière. Des cordes tressées aux nœuds divers habillaient les murs. Sculpté sur le pourtour d’un ancien gouvernail suspendu au-dessus du comptoir était gravé : « AU RÂTELIER DES BRAVES ». L’ambiance solennelle, la disposition des tables, la présence de cales aux angles des fenêtres témoignait toutefois de l’usage secondaire du respectable établissement. Disparus, les couples de chaises isolées, les tabourets solitaires plantés au milieu de nulle part. En lieu et place de l’agencement commun à tout débit de boisson, le « Râtelier des braves », présentait une longue paillasse en bois composée de la quasi-globalité de l’ameublement disponible. Contrefaçon ridicule, branlante, des grands banquets réservés à l’antique seigneurie.
Poignées de mains fermes et accolades accueillirent comme il se doit les deux retardataires. Miguel en particulier reçut les honneurs d’une part de la tablée. Il se vit chahuter, offrir une chope pleine, puis convié auprès d’un groupe distinct. Une légère courbure à la commissure de ses lèvres attestait de sa complète satisfaction.
Kab, cependant, poursuivait le tour du propriétaire. Il reconnut plusieurs de ses camarades, salua qui de droit, avant d’attirer sur lui l’attention du président en personne.
Sabio était un bel homme fringant au visage oblong, au regard fatigué et aux cheveux plaqués. Habillé d’une chemise blanche ornée d’un mouchoir de poche, il arborait une salopette à bretelle. Il officiait comme couvreur, et présentait malgré son jeune âge une démarche un brin claudicante liée à une maladie de naissance. Un malheureux accident avait eu raison de deux de ses phalanges. Quand même, Sabio était un type sensass. Ouvert ; bout en train ; dévoué à ses fonctions. Il causait bien, savait se faire respecter et, en dépit de son infirmité, se postait toujours en première ligne au cours des combats, d’où il supervisait les opérations. Kab admirait son assurance, son audace face aux difficultés. Il l’admirait d’autant qu’il s’estimait tout à fait incapable d’égaler ses prouesses.
— Hey, Grande, ça baigne ? Vous avez eu des problèmes sur la route ? Viens t’asseoir par ici. On vous attendait, tu vois.
— J’arrive, patron.
— Casse pas les couilles, tu veux. Je suis pas ton chef.
Installé, Kab salua ses proches voisins, écouta sans mot dire les conversations en cours. Il aperçut à la droite du président un visage nouveau. Un garçon d’une vingtaine d’années.
Un appel retentit en provenance des cuisines. Un défilé de poêlons brûlants, de plats garnis, de ramequins fut disposé à convenance. Galettes de blé, betterave en conserves et bols plâtrés de gruau solide recouvrirent la table. Deux tonnelets de bière brune suivirent. Chacun, à tour de rôle en fonction des finances de son foyer, ajouta au menu un produit de sa conception. Qui dispensa une onctueuse purée de pommes de terre, qui décacheta un unique bocal à cornichon, ou de fruits au sirop. Le potier complétait les couverts de la brasserie, le boulanger fournissait des miches de pain noir. Des préparations manquées, impropres à la vente réglementaire furent distribuées à loisir. Kab déposa devant lui un duo de patate cuite à l’eau agrémenté d’un bouquet de chicorées.
De son côté, Miguel vidait l’équivalent d’une provision de régiment. Il découvrit deux brioches tressées, une série de choux farcis, une bouteille de vin, des pâtisseries ainsi qu’un assortiment de pâté en boîte. Kab reconnut la concoction à son étiquetage racorni.
— C’est bien ce que tu crois, le devança le butor, à quelques encablures. « Je l’ai recroisé, le fameux marchand. On a eu une petite discussion. C’est gratuit ce coup-ci. Ouaip, on nage en plein délire. »
Il compléta, à destination de ses ouailles :
« Hey les gars, pas la peine de jouer les fines bouches. Si ce truc-là vous revient pas, on le refourguera aux rats ! »
Les voyages en cuisine nécessaires effectués, les victuailles dûment divisées, Sabio se hissa sur sa chaise. Les échanges, les anecdotes s’estompèrent. Les hommes prêtèrent l’oreille à leur estimé représentant.
— Tout d’abord, je tiens à remercier chacun d’entre vous, lança le président. « Et pour votre ponctualité, et pour votre participation au présent festin. Le partage est la première de nos lois, et je suis fier, messieurs, fier d’administrer et d’appartenir tout à la fois aux Écuyers ! »
Un tonnerre d’applaudissements souligna la performance de l’orateur. Une fois le calme obtenu, celui-ci poursuivit en ces termes :
— Vous le savez, il y a peu les Griffons ont infiltré en plein jour notre fief afin d’y dérober notre étendard de guerre. Les adhérents en poste ont donné l’assaut en vue de récupérer celui-ci. Je ne vous cacherais pas, messieurs, que la lutte fut délicate. L’ennemi est fort. La victoire, par le diable, nous échappa d’un cheveu. Mais au diable la douleur, au diable le goût amer de la défaite, vos collègues ici présents pourront vous confirmer que nous avons combattu vaillamment. Tout à l’heure, nous conviendrons des détails de la riposte. En vérité, nous laverons notre honneur avec panache. Ne sommes-nous pas de valeureux soldats au service de nos maîtres Étalons ? JE NE VOUS ENTENDS PAS ?!
« HONNEUR À BOSCOS ! » scandèrent les hommes. « QU’IL CHEVAUCHE SANS RÉPIT À LA FAVEUR DU CRÉATEUR. »
Les convives levaient leur bock à l’unisson, se signaient. Kab et Miguel, le poing en l’air, poussèrent en cœur un cri sauvage.
Les Écuyers consistaient en un genre de club privé, un collectif formé en l’honneur des « Étalons de Boscos », une équipe de Gladiature moderne. Cette illustre écurie (classé troisième selon l’almanach des sports) comprenait en ces rangs bon nombre d’athlètes émérites, dont Bucéphale l’indomptable, son joueur vedette. Cet homme-là, parait-il, s’escrimait tantôt à main nue, tantôt nanti d’une lourde épée en une armure de plate intégrale, le tout surmonté d’un heaume à tête de cheval. Ce preux chevalier réputé implacable, opiniâtre quant à sa quête de renommée, disputait sans escale la place de grand favori au Titan noir. (Des Aigles d’Éloi) Il avait en partie inspiré la mythologie du groupe.
Les Griffons supportaient la même écurie, mais s’opposaient au règne hégémonique de Bucéphale, qu’ils jugeaient d’une nature par trop téméraire. D’où leur conflit permanent. En dépit des apparences, Écuyers comme Griffons partageaient un amour commun du noble art. Ils se provoquaient, s’insultaient, organisaient des escarmouches à date régulière, mais toujours dans les règles. Ils arrangeaient à l’avance leur rencontre par l’entremise de leur représentant respectif.
Le tumulte passé, Sabio rehaussa le col de sa chemise.
Il reprit la parole.
— Enfin, et avant, messieurs, de vous laissez dîner en paix, j’aimerais vous présenter notre nouvelle recrue. Sur quoi, il sauta à bas de son siège, interpella l’intéressé d’une voix forte. « Allez, grimpe, raconte-nous un peu qui tu es et d’où tu viens. »
Soulevé à hauteur d’une assistance survoltée, le garçon formula une rapide introduction. Il prononça son nom et prénom, évoqua ses racines. Peine perdue. Le chahut continuel des adhérents, le tintement des couverts recouvrait chacune de ses tentatives, si bien que le président s’empressa d’intervenir. Il réclama le silence, l’obtint. Après quoi, soulignant avec subtilité la condition difficile de tout orateur novice, il invita le nouveau venu à s’exprimer sans crainte. Le garçon, donc, logeait sur les dortoirs du quartier nord. Il travaillait comme palefrenier en une entreprise située à la bordure du Delta, se passionnait pour la Gladiature Moderne et, à la suite d’une première expérience à la table de jeu du Trullo, avait fait la connaissance de Miguel. Celui-ci, entre deux tournées générales, avait cru bon de vanter les mérites de l’association.
Il avait alors décidé de tenter sa chance.
— Il se greffera à ton bataillon, Miguel, reprit Sabio. « Tu pourras superviser son intégration. »
— Autant dire que t’as plutôt intérêt à assurer, minot, avança le butor, « avec moi, tu vas morfler, parole. »
— Il est comme ça avec tout le monde, mais tu t’en es sans doute déjà rendu compte. Suis ses directives, reste concentré, et tu apprendras beaucoup. Sous cette grossière carapace, Miguel est quelqu’un de bien, de très bien même. Il a toute ma confiance.
— Grossière carapace, mon cul. Qu’est-ce que tu veux dire par là ?!
Le toast porté, la vaisselle tinta au son des bavardages. Les plateaux garnis décrurent au contact des écuelles. L’un des deux tonnelets apparut parmi les convives, fut percé. Son assiette vide, Kab se proposa d’en distribuer la contenance. Il servit deux de ses voisins, Miguel, Sabio, la nouvelle recrue puis, s’adaptant à la demande, remonta la table de banquet. Il raffolait de cette ambiance festive, se plaisait à écouter les chansons, les sagas épiques entonnées autour d’un verre par ses camarades. Les uns pestaient au sujet de telles ou telles blessures reçues en traître par leur poulain. D’autres vantaient de glorieuses victoires, ou simplement un entretien sulfureux donné aux gazettes célèbre. Tous s’associaient à condamner la conduite de la coalition du sud.
Après un énième tour de piste, Sabio qui devisait au comptoir en compagnie du tenancier, se signala à son intention.
— Mollo, mollo, Grande. Doucement sur le dosage, protesta-t-il, alors que Kab s’apprêtait à les recharger en munition. « On a plus qu’un baril en réserve, figure-toi. Dis-lui, Duen. »
— J’ai pas mieux en magasin, compléta l’intéressé. « l’hiver s’achève. La saison est mauvaise, faut avouer. Toi ça roule depuis la semaine passée ? On t’a retapé le groin à ce qui parait. »
— Une égratignure.
— Si tu sens que ça coince avec les gars, tu me les envoies, compris ? ajouta Duen. « Vous les jeunes, vous savez pas vous y prendre. »
— Ok.
Doyen du groupe, Simon Dueno (ou Duen) demeurait malgré lui l’un des pères fondateurs des Écuyers. Après une carrière dans la marine marchande, ce vieux loup de mer s’était établi sur les parvis de la capitale. Il avait entrepris un bref apprentissage auprès des brasseurs du quartier des artisans, mais, à la suite d’une violente altercation, avait plié bagage en dépit des remontrances de ses formateurs. Il avait profité des migrations à destination des terres arides pour louer à bas prix le vaste local occupé en ce moment par la compagnie. Il éclusait ses tonnelets six jours sur sept, garantissait non sans mal de l’import des produits, la cuisine, la sécurité, l’hygiène, la comptabilité. Il refusait d’engager qui que ce soit hormis les deux serveuses préposées au transport des commandes. Excentré de la première avenue, son établissement n’attirait guère les foules toutefois, si bien qu’il songea un temps à jeter l’éponge. Il avait rencontré les Écuyers au cours d’une soirée paisible. À l’époque, le groupe des supporters n’existait pas. Pas encore. Il s’agissait tout au plus d’une simple bande de copains. Une clique d’amateurs avide de partager ses connaissances. Séduits par le cachet du rade, (et probablement par sa relative tranquillité) ceux-ci résolurent de s’y réunir à date fixe, sympathisèrent avec le personnel. La présence de ce colloque sauvage égaya les masses, aussi le récent forum occupa bientôt deux tablées, puis trois, quatre. L’afflux de nouveaux adhérents surchargeait les commandes. Sur le ton de la plaisanterie, la fine équipe évoqua un jour l’idée d’un partenariat. Eux organiseraient une assemblée hebdomadaire, lui ménagerait un bloc en leur nom, voir leur accorderait certains rabais. Opposé d’abord à un tel trafic, Duen s’était laissé tenter par la proposition. Un choix judicieux. Aujourd’hui, dût-il assurer les ristournes octroyées au collectif, la seule consommation des Écuyers tenait à flot son commerce. En semaine, les membres actifs campaient la place par automatisme. Pallas, ils dérangeaient la disposition des lieux, installaient leur arène. Ils occupaient ainsi la totalité de la brasserie.
Duen avait progressivement pris goût aux festivités programmées chez lui. De fait, il contribuait à ses heures perdues en tant qu’instructeur et trésorier autoproclamé. Il suivait la formation des bleus, accompagnait les troupes sur le champ de bataille.
Il veillait au bon respect des règles élémentaires de sécurité.
Le festin englouti, les convives desservirent la vaisselle usagée, puis, sous la houlette des capitaines de bataillon, se dirigèrent vers l’entrée de service. Miguel inspectait chaque écuelle, soucoupe ou plateau aux sorties des lavoirs publics. Tout contrevenant récoltait une critique acerbe.
— Allez hop ! Retour à l’envoyeur ! Et que ça brille, sermonna-t-il la nouvelle recrue, par pur principe. « C’est comme ça que ça marche ici. Va falloir te sortir les doigts du cul ! »
De retour à l’intérieur, on nettoya les taches laissées au cours du repas. On récura de fond en comble le plan de travail. De solides panneaux découpés en préalable obturèrent les fenêtres. Huit malles grinçantes soustraites du stockage de la brasserie furent convoyées avec soin. La moitié des tables, scindées en quatre atolls autonomes, reçurent sur leurs épaules leurs comptants de ballots de papier ficelés. À l’autre bout de la salle, au chevet d’un genre d’enclos en construction, les hommes désossaient les tabourets, les chaises, charriaient à tour de bras des sacs de toile chargés d’étoupes. Ils s’activaient dans une osmose étonnante, sans concurrence ni rivalité. Seulement l’amour d’une passion commune. Les pieds des sièges formèrent les garde-corps. Les tables, couchées à l’horizontale, puis garnies des sacs, affermirent les parois du digne édifice. Enfin, quatre épais piquets fichés à même le sol de terre battue vinrent parachever leur entreprise.
Les derniers préparatifs terminés, Sabio en personne décréta coup sur coup l’ouverture du dépouillement et de l’arène de combat. Dès lors, humbles spectateurs comme guerriers confirmés s’accoudèrent sur les rambardes. Le président annonça les noms des deux premiers participants, Duen et la nouvelle recrue. Le patron apparut en grande pompe, déjà lesté d’un poitrail rembourré de paille sèche et d’un casque rapiécé. Il sautillait sur place en guise d’échauffement. Son adversaire reçut à son tour l’équipement standard. Un bracelet signalait son appartenance au collectif. Le gong tonna. Les cris, les sifflets chuintèrent. Un premier échange valida d’emblée le rapport de force. Le nouveau venu, le souffle coupé, recula jusqu’à trébucher sur le dos.
— Pouah, il y va pas de main morte, le vieux, ce soir, aboya Miguel, « le têtard a dû la sentir passer celle-là, et c’est que le début. Formé à la dure, comme nos anciens. »
— C’est clair, approuva Kab, le nez sur les archives. « Tiens, tiens, tiens, c’est intéressant ça. Mate un peu ce que j’ai trouvé. »
Miguel s’empara du manifeste. Au centre, surmonté de l’esquisse d’un heaume à tête de cheval bosselé, brillait en lettre capitale : « Bucéphale l’indomptable contre le Titan noir : encore un coup pour rien ? Analyse d’une débâcle annoncée ». Il jura.
— Quelle date ?
— Huit Orcus, de l’année passée.
— La putain de sa mère !
Kab fouilla sans mot dire le caisson posé à ses pieds. Un sourire amusé flottait sur ses lèvres.
— Eh quoi ! tempêta l’autre, sur la défensive. « Ton petit copain l’emporte. Et après ? Pas de quoi en faire une histoire. Piqué au vif, il parcourut la déclaration ligne après ligne, avide d’un angle d’attaque. Pff. Il est parti sans saluer. Bucéphale, lui au moins, il respecte les passionnés. Il a le sens du spectacle. Mais tout ça, ça t’échappe. J’ai pas raison ? »
Le public se fendit d’une large ovation. Le « têtard » avait de toute évidence perdu son glaive factice au cours du dernier échange.
Détaché du résultat prévisible du duel d’entrée traditionnelle, il replongea dans ses papiers. Il triturait de ses doigts boudinés les jaquettes de magazines sophistiqués, des affichettes, des programmes, des communiqués adressés à la population. Ici, la déclaration rapportée d’un gladiateur vedette ; là, un pamphlet virulent écrit de la plume d’un critique célèbre, indigné face au rachat de quelques prodiges sortis d’on ne sait où.
Réformés en 763 par ordonnance du roi, les équipes de Gladiature Moderne disposaient aujourd’hui d’un nombre limité de combattants. Deux types de spécialistes composaient les rosters principaux des écuries. Paré d’un gambison surmonté d’une armure de plate, les « Écus » figuraient d’authentiques chevaliers. Ils manipulaient flamberge ou claymore avec une agilité surprenante. Il pouvait, selon les préférences, manier l’épée seule, ou livrer bataille accompagné d’un immense pavois de forme ovale, lequel prêtait son nom à cette auguste confrérie. À l’exact opposé, car vêtues du plus simple apparat, les « Bocles » dansaient comme les vents. Ils ferraillaient pourvus d’un linothorax (protection légère obtenue par superposition de multiples couches de tissus) et d’une cagoule doublée d’étoffes. Ceux-là répétaient les feintes, les plongeons, les cabrioles. Leur bouclier, sorte de petit couvercle serré au niveau de l’avant-bras, déviait en un clin d’œil les pointes des rapières communes à cette catégorie. L’assidu lecteur se souvint à ce sujet d’un encart daté de l’an dernier. Un « Bocle » justement, baptisé « Félon », avait retiré son couvre-chef entre deux prises sous prétexte de l’affligeante mollesse de son concurrent. Autant dire que l’outrage avait provoqué un sacré scandale. Qu’était-il advenu du « Félon » après ce coup d’éclat ? Mystère. Les revues priorisaient les têtes d’affiche. Les rédacteurs étalaient sur des pages et des pages les exploits martiaux, les déveines amoureuses et les déconvenues des hautes célébrités. Le reste du monde ne comptait pas. Kab n’avait jamais assisté en personne au moindre match. Il en rêvait, bien sûr, mais les combats s’organisaient à la capitale, loin au-delà du massif des « Portes ». Lui tout comme la majorité des supporters vivait la Gladiature moderne par le truchement exclusif de la presse écrite.
Lassé de parcourir les brochures spécialisées, Kab s’accorda une descente dans l’arène. Il remporta trois victoires consécutives, soutenu par son endurance prodigieuse. Il défia Miguel dans un accès d’ivresse. « Encore un coup pour rien, sans doute », pouffa-t-il au moment de l’engagement. Il reçut pour la peine une cuisante correction.
3 heures. Il annonça son départ, échangea avec les collègues de vives accolades. Miguel critiqua son amateurisme. Sabio se contenta d’un « Salut ». Il rencontrait des difficultés à clarifier ses pensées, malaxait sans cesse sa mâchoire inférieure.
Il s’estimait comblé cependant, loin des idées noires du quotidien.
De retour chez lui, il constata des résultats de l’entretien donné en début de matinée. Ce cher Latisma vociférait à tout rompre, calfeutré derrière son imposante porte en bois. Au programme de ce soir, confrontation avec le mobilier, monologue à huis clos sur fond de malédiction familiale, le tout ponctué des sanglots terribles du pauvre chien battu. Son immense silhouette se détachant à la lueur de l’éclairage public, Kab dispersa en l’espace de deux enjambées un essaim de grillons planté au pied du réverbère, poussa à hauteur du logement du trouble-fête. Fidèle au poste, mais guère valeureux, Gastar recula à son approche.
Il éleva le poing, prêt à hausser le ton, à laissé libre cours à sa colère. Il devait intervenir, mettre un terme à cet enfer.
Mais comment procéder ?