Aysa-kabir Grande
Des langues de feu crépitaient dans l’âtre. Des bougies disposées sur le plan de travail éclairaient les silhouettes des trois convives.
— Tâte un peu de cette merveille, tu m’en diras des nouvelles.
— Une part. Merci.
— Double portion pour toi ! Allez, donne ton assiette !
Miguel reposa le bocal sur la table. Talia, sa mèche fétiche sur le front, Pedro à ses pieds, attestait de la bonne tenue du produit. Kab, colossal, un bandage sur le nez, retira à l’aide de la pointe de son couteau l’épaisse croûte gélatineuse, laquelle fut assortie d’une miche de pain et d’une feuille de chicorée. Satisfait, il s’apprêtait à consommer son œuvre.
— Rhoo mais non, tu t’y prends comme un manche. Tu gâches tout, mon pote ! tempêta son vis-à-vis. Il renifla dès lors le contenu de son écuelle, en souligna l’arôme d’un geste impétueux. « Une terrine, une vraie terrine, vois-tu, est le fruit d’un subtil brassage de saveur. Un bouchon de sel, des épices, du poivre, une garniture de caractère, des petits légumes. Ni trop, ni trop peu : le parfait équilibre. Et toi tu boulottes ça tranquille, sans enthousiasme. Le respect du savoir ancestral, tu connais ? Cette terrine a fait du chemin, figure-toi. Rien à voir avec la camelote qu’on vous sert sur les cantines. Je te montre ».
Sur quoi, l’intéressé se frotta les mains, s’humecta les lèvres. Solennel, il aplatit ses cheveux épars, avant d’engloutir à son tour une bouchée gargantuesque. Le couple suivit sans discuter.
Ils mastiquèrent longtemps, se jaugèrent.
— Chai pas mal, commenta Kab, la bouche pleine.
Talia, un doigt en l’air, retint une remontée. Miguel détourna la tête, le teint blême, les traits contraints. Il manqua soudain de s’étouffer, puis recracha le tout dans son assiette, morceau par morceau.
— Mais c’est une vraie merde, ma parole !
— Infect, souligna Talia.
Après s’être séparée en douceur de l’aliment coupable, celle-ci tira vers elle la conserve tant vantée, dont elle parcourut la surface. Goguenarde, elle demanda à connaître le prix de la qualité.
— Ce fils de… Bon, le pâtée est dégueulasse, pire que ça même, j’ai pas les mots, maugréa Miguel. « J’ai dégoté ça chez un marchand ambulant, le genre guindé, beau parleur. Je dois dire que je m’en doutais, mais je voulais pas vous affoler. J’ai pas payé ça très cher, hein. Je me suis comme qui dirait laissé piégé par la réclame. Bref, je lui souhaite de pas se réinstaller par ici, sans quoi je risque de me fâcher un brin ».
Le contenu du bocal relégué au rang de déchet alimentaire, la conversation reprit bon train, sans aucune trace de ce burlesque incident.
Miguel Fuerte était un ami proche du couple, de Kab tout particulièrement, qu’il côtoyait depuis ses seize ans. Ce rustre personnage à la calvitie précoce, ce butor au long bouc hirsute, taillé durant les grandes occasions, occupait également un pavillon situé sur les quartiers nord, à l’autre bout du dortoir. Il travaillait en tant que « commis », sorte de main-d’œuvre employée à la petite semaine. Ainsi, il endossait suivant les circonstances le bleu d’un assistant-sidérurgiste, d’un équarrisseur ou d’un agent de sécurité, sans garantie de prolongation. Il ne tarissait pas d’éloges sur son statut digne d’un autre temps.
— Et toi, le boulot ?
— Off. La routine, souffla Kab, « Les barons nous surveillent. Les locataires nous détestent, je les comprends quelque part. Tu verrais comme on torche le travail. Les dortoirs ouest, hein. Ils n’en ont rien à foutre. Ah, et ils comptent dégraisser les équipes, mais je suppose que t'es déjà au courant. Le pire, c’est que les rendements sont au top, qu’on bosse correct et tout ça. On coûte trop cher, paraît… »
— Des conneries, releva Talia. « Ils nous servent les mêmes sornettes à l’atelier. Ils songent à vous remplacer, c’est tout. Les Mancros touchent pas une bronzine. Ils n’ont aucun droit. »
— C’est clair.
Kab, sur ses entrefaites, rassembla la vaisselle usagée. Talia distribua à chacun un bol de soupe, remercia Miguel pour le repas. Ce dernier objecta en aparté : « Bha ! C’est rien du tout ».
— Tu vois, ils vous enfument avec ces conneries de « contrats ». Ok vous gagnez en sécurité, pas de problème, j’ai rien à redire là-dessus. Mais au moindre pépin, ou sur un coup de tête de la direction, tout est fixé en amont. C’était couru d’avance, cette histoire. Et maintenant, ils projettent d’appliquer ce truc-là partout, hein ? La riche affaire. Et vous savez quoi ? On aurait pu faire capoter ce foutoir. On avait l’occasion de changer la donne au printemps 769, au plus fort de la révolte. Au diable les poules mouillées qu’ont pas su aller jusqu’au bout. (Silence) Oh pas la peine de monter sur vos grands chevaux. Je vous tiens pas personnellement pour responsable. Vous êtes juste mal placé pour critiquer la situation.
— Ça a été une vraie boucherie, et tu le sais parfaitement, riposta la jeune femme, véhémente.
— On aurait pu éviter ça ! s’échauffa l’autre, frappant du poing sur la table. « Huit mille têtes. Huit milles, t’imagines pas ce qu’on aurait pu obtenir avec la moitié des gars sur le piquet de grève. On avait tout. La colère, le nombre, la discipline. Une cause commune en prime, histoire d’éclipser nos foutues querelles de clocher avec les ignares des dortoirs nord. Le rapport de force, il jouait pour qui selon toi ? »
— Pour eux. Réfléchis à ce qui s’est passé après les pluies. Quelle était la priorité ? L’économie en Agesto repose sur le commerce maritime, et nous disposons du seul accès pratique aux ports de ravitaillement. Si les violences n’avaient pas cessé, les grandes entreprises ne seraient pas restées les bras croisés. Ils auraient convoqué les capitanias.
— L’armée ? Peut-être bien qu’ils se seraient ralliés à nous cela dit, vu le traitement qui leur est réservé ici. Hum. Son potage terminé, le butor se saisit d’une miche de pain, puis sauça à convenance. « De deux choses l’une : primo, les trente et une capitanias n’existent plus, pas dans leur configuration initiale. Plusieurs ont disparu, d’autres ont fusionné, par manque de moyen ou suivant les désertions. Les compagnies privées fournissent le gros de l’effort de guerre aujourd’hui. Deuzio, à supposer qu’ils disposent des effectifs, ils nous auraient foutu une paix royale. Pourquoi ? Car les Mancros sauteraient sur l’occasion, pardi. Un trou sur les lignes, une oreille attentive et l’armistice vole en éclat. »
— Il marque un point, là, concéda Kab, indifférent.
Talia foudroya l’imprudent d’un regard noir, puis reprit l’offensive, arguant que les décisionnaires, en cas de danger réel, favoriseraient la violence aux pourparlers, argumentaire contesté sur-le-champ.
Dans les faits, les pluies diluviennes avaient mis à mal toute la région. Sur le Delta, on annonçait chaque jour la fermeture de nouvelles usines. Les pénuries se succédaient. Des commerces, des villas, des boutiques étaient évacués. Les flèches des temples manquaient s’abattre sur les passants. En périphérie s’amoncelaient les ruines des quartiers balayés. Les riverains, fourbus, ascétiques, arrangeaient du mieux leur logis, ou tiraient des décombres les corps brisés des victimes des coulées meurtrières. Traitée comme priorité absolue, la première avenue avait bénéficié des premiers soins de la part des entreprises en état. Aussi, les scribouillards de l’administration avaient pondu en urgence une réforme générale visant à faciliter le retour à l’emploi. Celle-ci, sous couvert d’une aide substantielle apportée aux travailleurs volontaires, renforçait les taxes, si bien que les masses laborieuses s’adonnèrent à la pratique des guets-apens. Les règlements de comptes se multiplièrent. Des groupuscules formèrent des milices, lesquelles donnaient la chasse aux agents des forces de l’ordre, aux bourgeois éplorés, aux percepteurs. Après l’été, à la faveur de températures plus clémentes, s’engagea un réel face-à-face. L’insurrection, nourrie au gré des discours pompeux, des appels au calme, des provocations éhontées des magistrats, germa d’un bout à l’autre de la périphérie. Une cohorte d’habitants armée de haches, de gourdins, de frondes, de boucliers de fortunes entreprit un beau matin de forcer les portes du Delta. Des affrontements à ciel ouvert éclatèrent, jusqu’à l’escalade, jusqu’au massacre. Des ouvriers intègres refusant d’intervenir sur les chantiers reçurent plusieurs volées de flèches. Des officiers valeureux périrent lapidés, piétinés par la foule, ou sous un déluge de fer et d’acier. Excédé, poussé (selon les gazettes) à s’incliner devant la pression populaire, le gouverneur consentit à réduire les taxes, annonça un plan ambitieux de rénovation des bas quartiers ainsi que l’avènement des premiers contrats, supposé protéger les salariés en cas de semblable avarie. La colère désenfla. Les figures de l’opposition, rétribuées à la hauteur de leurs efforts, promulguèrent un cessez-le-feu générale. Le couple Grande, à l’époque sans enfant, avait suivi l’avis général. Miguel, insatiable, la main sur le cœur, avait quant à lui poursuivi la lutte. En vain. Le mouvement s’était épuisé. Une flamme vacillante, vivement critiquée par l’opinion.
L’administration nous a cédé un bel os à ronger, avait-il coutume de dire aujourd’hui. Et nous voilà… Nous voilà, à patauger dans la merde.
— Et si on passait au dessert ?
Chacun des convives reçut une brioche carrée. Kab, inspectant l’intérieur de l’emballage, recueillit une poignée de grains perdus. Il en confia la récolte à Talia, laquelle hissa Pedro sur ses genoux. Le bambin réclama son dû : un fragment de viennoiserie saupoudré de sucre.
— Voyez-vous ça, grogna Miguel, « la petite gargouille est devenue un vrai dur, hein. Les quenottes à peine dehors qu’il impose son code. Il leva vers le ciel une moue songeuse, soupira. Ce que ça pousse vite, les mômes, ça me scie à chaque fois. Il marche un peu ? »
— Il cavale même, répondit Kab, à quatre pattes, et sous surveillance. La bonne marche, c’est pas d’actualité.
— Et c’est… euh… À plus d’un an, c’est normal ?
— Bien sûr que ça l’est, idiot, répliqua Talia, « Comme tu disais, les dents de lait commencent à sortir. Là, regarde. Ces points blancs, ce sont les suivantes. En ce moment, on l’habitue avec du solide, par étape. Des petits morceaux, du coriace quand il se débrouille. La marche, c’est pas avant deux, voire trois ans chez les retardataires. Si le voisin… »
Elle s’interrompit et, sur le point de compléter sa thèse, déglutit, se pinça les lèvres. Elle semblait aux bords des larmes.
— Il s’en sort très bien, conclut-elle, « vraiment. »
Le souper terminé, la vaisselle prête à rejoindre les lavoirs publics, Talia souleva le haut de sa chemise de corps, se tortilla, de sorte à dégager son sein droit. Lové contre sa mère, Pedro s’enivra du liquide maternel. Le butor, mal à l’aise, quitta la table.
« Hey, doucement… doucement, répéta-t-elle, pour le moment tu es tout seul, mon chéri. Pas la peine de se jeter sur la nourriture. »
Kab savourait l’instant présent. Il appréciait sentir sur sa peau la caresse de la fournaise, écouter le chant des grillons, respirer l’odeur des bougies. Il dévorait des yeux sa moitié. Sa silhouette élégante, raffinée ; son visage en lame de couteau ; cette mèche rebelle suspendue ; ses formes. Sa poitrine avait presque doublé de volume au cours de la grossesse. Il aurait souhaité se saisir de ses poignets, la coucher, la flatter, la pénétrer. Ici et maintenant.
Cependant Miguel retournait ses poches, dont il exhuma une cigarette roulée arrangée au préalable.
Il s’approcha des flammes, l’alluma.
— Euh, Mig ? souffla Kab.
— Hum ?
Derrière lui, Talia le fixait, les sourcils froncés.
— Quoi ?! Ah merde… Tige en bouche, il leva les mains en l’air, coiffa son bonnet, récupéra son sac, et ajouta : « Pardon. Mauvaise habitude. »
Comme il s’apprêtait à franchir le seuil, Kab gratifia son épouse d’un baiser, lui susurra une parole à l’oreille, puis emboîta le pas de son ami.
— Je t’accompagne.
— À tout à l’heure, mon chéri, sourit Talia.
À la lueur des réverbères, sur les sentiers longeant les maisons circulaient des groupes d’ouvriers éméchés, des marchands, des couples hilares, des coursiers, des filles de joie. Une société portée aux plaisirs nocturnes. Les aboiements des chiens rythmaient le balai des passants, autant d’orgueilleux gardiens enchaînés en permanence, cantonnés au seul univers de leur territoire respectif. L’un de leurs doyens, un vieux corniaud, se porta à la rencontre du duo. Il clopinait d’un obstacle à l’autre, sa patte avant gauche maintenue au raz du sol. Une touffe épaisse de son pelage gris dissimulait en partie ses yeux.
— Bon Dieu de merde, il est toujours pas cané ce clébard ?!
— Non, confirma Kab. « Il est presque aveugle maintenant, et complètement gâteux. Faut avouer que son maître y va pas de main morte au retour de ses sorties. Il est gentil comme tout, ce chien. »
Ils piquèrent en direction de la travée, dévalèrent à bon rythme le vaste coteau. Ils débouchèrent à la limite du dortoir, à la croisée de deux espaces distincts. Ici, sous un horizon percé d’étoiles filantes, les exploitations paysannes foisonnaient à perte de vue. Pas une âme ou presque ne courrait les vergers. Dans leur dos, faible et ramassé, le Delta et ses remparts de pierre, ses clochers brillants. Les casernes, d’opulentes bâtisses éclairées, bordaient les contours de la périphérie, laquelle s’étendait telle une imposante toile d’araignée.
« Les portes », en prodigieux géant, semblaient veiller sur la cité.
— Deux jours, encore deux jours, pesta Kab, sous l’un des rares luminaires du secteur. « Vivement la fin de la semaine. »
— Un conseil : prends pas trop tes aises, mon pote, réparti Miguel, qui marchait devant. Il expira du nez un long geyser gris clair. « Au dépouillement, tu vas morfler. »
Le colosse le rattrapa d’une enjambée.
— Ah ? J’écoutais pas. Tu disais ?
— Il va perdre, aboya l’autre, « crois-en mon expérience. Nul ne conserve à jamais le titre de champion. »
— Toute règle à son exception. On parle du Titan noir.
— Lacyo ! Et par le diable je conchie cette saloperie. Lacyo l’a déjà tombé, et une paire de fois. Grand favori… Grand favori mon cul ! Il date, ton beau sir, ça tu peux pas le nier, alors que Bucéphale est dans la force de l’âge, l’avant-garde d’une nouvelle génération de gladiateurs !
Il poursuivit son plaidoyer, ponctuant la réplique de légères bouffées de tabac. « Bucéphale le bellâtre, l’indomptable, le guerrier phare des Étalons de Boscos. ». Miguel, en réalité, ne goûtait guère au narcissisme exacerbé du célèbre combattant. Il admirait son courage toutefois, sa volonté d’en découdre. Bucéphale, classé sixième selon l’almanach des sports, visait sans escale le poste de numéro un.
— Jamais compris ce que vous lui trouviez, tous, à ce preux chevalier cloîtré jour et nuit sous sa ferraille. Il plafonnerait pas au sommet du classement que le délire intéresserait personne.
— Ça n’a rien à voir avec la popularité.
— Ça a tout à voir au contraire ! Ton titan noir au fond, c’est quoi ? Un vieux de la vieille, un snobinard qui en jacte pas une, au point qu’on ignore jusqu’au son de sa voix. Il cache son identité là où d’autres donnent des entretiens à tire-larigot. Qu’est-ce que ça t’inspires, toi ? Moi, je gagerais qu’il lui manque une case.
Il évita d’un cheveu un violent coup de poing appliqué sur son angle mort, atterrit sur les genoux, paumes en avant. Il se releva aussi sec. « Espèce de… ». Il dévia un direct du gauche, une botte. « Fumier ! » Opiniâtre, Kab poussa au contact de son adversaire, le marqua à tout prix, au risque de recevoir une cinglante riposte. Il misait sur l’effet de surprise, sur son endurance remarquable et son allonge naturelle. Hélas, Miguel réussit à se soustraire de son empire. Il s’étira dès lors, cracha son mégot, sautilla sur place, dressa sa garde. « Aller viens ! Viens ! » braya-il comme un animal. S’engagea alors une lutte acharnée. Le butor, par un enchaînement de dérobades, de cabrioles, de charges, traça au-devant de sa victime une série d’arcs de cercle. « Sois pas timide, mon con ! Je vais m’occuper de ton cas, moi. Ça va pas traîner ! » Il rua soudain, appliqua un jabs, puis reprit sa posture initiale. « Eh bha ! T’as perdu ta langue ? Le titan noir a les chocottes ? » À présent, Kab encaissait les assauts successifs, répliquait, mais sans conviction. Il renforçait ses appuis, spéculait. Il résolut de fatiguer son opposant, de l’inciter à la faute. Aussi détailla-t-il sans broncher le balai ennemi. « Je m’en vais t’arranger la gueule, ça sera ça de moins à faire Pallas ! »
Là ! songea-t-il, « si j’avance sur lui, il va feinter, et se retrouver ici. Je te tiens cette fois, mon petit père. »
Il arma son poing, et, après une rotation du bassin, un pas chassé, se précipita en un élan furieux. Aussitôt Miguel poussa un cri de joie obscène, se contorsionna. Il franchit en un clin d’œil la distance critique, administra à son vis-à-vis un cuisant impact à hauteur du plexus. Étourdi, incapable de saisir la situation, Kab bascula en avant et, la paume de son opposant plaquée contre sa mâchoire, rencontra la terre ferme.
Les bras tendus, son immense carcasse jetée en travers du passage, Kab contemplait la voûte céleste. Son cœur battait la chamade. Un curieux mélange de rage et d’allégresse occupait ses pensées.
Le butor ratissait la voie à la recherche de quelque objet perdu. Son incursion terminée, il s’accroupit au chevet du vaincu, fourragea dans son paquetage, dont il sortit un genre de fer à cheval ainsi qu’un silex concave. La réunion des deux lui permit de rallumer sa cigarette.
— Une clope ?
— J’ai arrêté depuis longtemps, je te signale.
— Je sais.
Miguel tira une latte, épousseta sa chemise, comme s’il disposait d’épaulettes. « Tu t’encroûtes, mon pote, et c’est pas joli à voir, ajouta-t-il, les traits baignés de vapeur, « C’est con, t’as su garder la tête froide au début, t’as presque failli m’atteindre. Mais tu t’es laissé envahir, tu t’es focalisé sur mon jeu de jambes. Tu croyais déceler une faille, j’ai bon ? »
En guise de réponse, le colosse se redressa puis, en position assise, constata de l’étendue des dégâts. Sa manche droite était déchirée, son pantalon, crotté jusqu’à mi-cuisse. Miguel le contourna d’un pas.
— T’en as dans le dos.
— Ah putain… Je donne pas cher de ma peau si je rentre comme ça.
— Ta petite femme a raison, tu sais. Faut prendre soin tes affaires. Te maintenir en forme aussi, ça serait pas du luxe.
— Écrase, tu veux.
Leurs tenues décrassées, ils gravirent la butte attenante au sentier, s’installèrent plein sud et, avec rires et fracas, poursuivirent leurs pronostics. Les célébrités connues soupesées, leurs côtes et classements dûment comparés, ils s’égayèrent des tracés nocturnes des contrées sauvages, devisèrent à propos des territoires inexplorés, des guerres à venir. Des bosquets fertiles, parés de bulbes entrouverts, de cocons solides, pavaient la surface d’une riche exploitation voisine.
Des insectes par centaines livraient bataille en vue d’en extraire la substantifique moelle.
— Les amours, ça va ? demanda Kab, sans transition.
— Avec Juliet ? Pas mal. Oué. Je veux dire : c’est une chic fille, intelligente, bien roulée et tout, une vraie tigresse au plumard. Mais…
— Mais ?
— Mais parfois, elle me prend la tête. Voilà c’est dit ! Tiens, l’autre soir, elle a piqué une crise à la sortie du « Trullo ». Elle m’a traité de tous les noms. C’est arrivé comme ça, d’un seul coup.
— Merde. Hum… Il hésita, chercha ses mots. « Tu sais, ça arrive. Tali et moi, on vit ensemble depuis quoi, neuf, dix ans ? Bref, les disputes, ça nous connaît, et j’ai pensé une paire de fois à claquer la porte. En fin de compte, on est toujours là. Ça se révèle pas forcément négatif, ce genre de truc. Ça permet d’avancer, de mûrir. Tu me suis ? »
L’autre haussa les épaules. Un nuage prodigieux, une ultime conclusion, sépara les deux comparses.
Debout, il écrasa son mégot.
— Et toi, ton chef, Amargado c’est ça ? Ça se bonifie ?
— De pire en pire.
— Il a besoin d’une petite coupe peut-être ? Comme à la vieille époque. Avoue que t’y as songé.
— T’es bête, pouffa Kab, « Oué, je lui collerais bien mon poing sur la gueule, j’irais pas prétendre le contraire. Mais j’y laisserais ma place, et c’est pas le moment. Tout ça, c’est du passé. »
— Fais attention à toi, camarade.
Le colosse parut désarçonné.
— T’en fais pas va, j’ai les reins solides.
Pas de réponse. Pas aussitôt. Miguel s’arma de son briquet à silex et d’une seconde cigarette. Deux gerbes d’étincelles éclairèrent son visage patibulaire lorsqu’il consentit enfin à préciser sa conduite.
— Je vais pas te ménager plus longtemps. Vous faites peur à voir, Talia et toi, et ça dure depuis une paye. Merde, vise un peu les paquets que vous trimballez sous les yeux. Et l’état de la baraque, on en parle ? Ce soir, j’ai repéré de nouvelles fractures au niveau de la charpente, un vrai guêpier. Tu comptes t’en occuper un jour ou t’attends de prendre le linteau sur le coin de la gueule ? Je comprends hein, ça fait des mois que vous baignez là-dedans, que vous alignez les nuits blanches. Mais je vais te dire une bonne chose : ça va pas aller en s’arrangeant, pas avec un dégraissage sur le feu. Je me fais pas de bile pour toi, t’en as vu d’autres. Des types capables de gratter six ans au fond des mines de sel et d’en revenir indemnes, ça court pas les rues. Mais pense à ton gosse, pense à ta femme. Je suis sans doute mal placé pour causer de ça, mais élever un enfant en bas âge, c’est déjà un défi en soi, mais avec le père Latisma en prime, vous courrez droit à la catastrophe. Laisse-moi terminer. »
« Pour ce qui est des travaux, je vais te filer un coup de main. Je connais un mec sensass qu’acceptera de te faire un prix sur les fournitures. Mais le voisin, c’est à toi de te débrouiller. Voilà. C’est tout ce que j’avais à dire, j’ai pas de solution miracle à t’apporter, mon pote. Désolé. Faut que tu te ressaisisses, et fissa. »
Les aboiements s’étaient tus. Une équipe de falotiers, munie d’échelles de bois, s’affairait au pied des lampadaires. Ils s’entretinrent à demi-mot au passage de Kab.
De retour chez lui, celui-ci retira ses vêtements. Les braises du foyer rougeoyaient. Pedro, fixé à hauteur d’homme, remuait dans son couchage. Un silence absolu présidait l’intérieur du petit appartement. Une aubaine. Il se glissa sous les couvertures, étreignit sa moitié. Il entreprit une série de caresses, de baisers, frôla sans y prêter attention les cicatrices bariolant son dos, puis se saisit avec ferveur de ses deux mamelons. Talia se pelotonna contre lui. Elle repoussa ses doigts qui gisaient sur son aine.
— J’ai envie, moi aussi, mais Pedro… Ça fait une semaine qu’il pas eu une nuit correcte et…. Qu’est-ce que tu… Ah… Ouuuh…
— On fera gaffe.
— Ok… T’as raison, haleta-t-elle, ça serait bête de pas en profiter.