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Une perte estimable

Le phénomène débuta le 15 mars 2028, au 18 rue Albert Camus, en pleine banlieue bordelaise. Monsieur Leduc présentait par visioconférence les derniers rapports en date lorsque la petite Maura tambourina à la porte de son bureau.

— Papa ! Mycroft est revenu, s’était-elle écriée. Je lui ai apporté du lait, mais il s’est enfui.

Surpris, Monsieur Leduc avait sollicité une courte pause auprès de son auditoire. Il avait serré contre lui sa fille, l’avait bercé, le temps de laisser tarir ses larmes.

Le chat était mort un mois auparavant. Monsieur Leduc avait contacté une clinique privée et veillé à ce qu’on lui prodigue les meilleurs soins. Mais la maladie avait été plus forte. Il avait lui-même emmené Mycroft à son ultime rendez-vous, profitant d’un jour d’école afin d’éviter à sa fille la douleur d’une dernière étreinte.

La famille Leduc traversait à ce moment une période difficile. La mère de Maura avait claqué la porte en début d’année. Le divorce n’avait toujours pas été prononcé et la procédure traînait. Les deux parents se disputaient le partage de la maison. Monsieur Leduc n’en conservait pas moins une digne retenue en présence de sa fille, qu’il souhaitait préserver à tout prix des séquelles de la rupture. Il avait obtenu de son employeur un passage en télétravail et avait suspendu ses voyages à l’étranger. Il rédigeait ses rapports depuis son bureau et ne s’absentait qu’une fois par mois, le temps d’un week-end. Monsieur Leduc travaillait pour le compte d’une célèbre société d’assurance, un poste à responsabilités dont le salaire mirobolant contribuait à sa réputation. Enfant du pays, d’une nature modeste, mais rigoureuse, il était perçu par tout un chacun comme un modèle à suivre, un exemple criant de réussite sociale. Il recevait ainsi au moins une fois par semaine la visite de voisines venues lui apporter de copieux plats préparés, passer un coup de balai ou lui proposer d’aller chercher Maura à l’école. Petite fille sensible et débrouillarde, d’une grande timidité en présence des adultes, Maura témoignait d’une appétence rare pour les sciences, si bien que la maîtresse lui reprochait régulièrement ses fréquentes prises de position au sujet de la catastrophe climatique. Ses résultats scolaires avaient commencé à chuter aux premières disputes, le départ précipité de sa mère avait provoqué un véritable raz de marée. Puis Mycroft était tombé malade. À présent, Maura mangeait peu. Elle se réveillait toutes les nuits et passait ses soirées roulée en boule, à pleurer sous ses couvertures. Monsieur Leduc avait eu recours au service d’un psychiatre et ce dernier avait préconisé une longue thérapie au sortir d’un premier entretien particulièrement mouvementé.

Du jour où elle avait fait irruption dans son bureau et lui avait annoncé sa découverte, Maura n’avait cessé de retourner tout le quartier dans l’espoir de retrouver la trace de son vieux compagnon. Elle prétendait à qui voulait l’entendre que Mycroft était revenu d’entre les morts, que ses prières avaient été exaucées. Monsieur Leduc ne voyait pas la chose d’un très bon œil, mais se refusait à intervenir. Après tout, ne lui arrivait-il pas lui aussi d’apercevoir Mycroft au détour d’un couloir, près de la cuisine ou sous les feuilles du peuplier, où il avait l’habitude de se prélasser au soleil ? Selon le psychiatre, il s’agissait d’une étape naturelle, passagère, un palier indispensable au deuil de l’enfant.

C’est au retour d’un week-end on ne peut plus chargé qu’il apprit la nouvelle auprès d’une voisine. Maura avait retrouvé Mycroft, du moins un vieux chat qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. La petite l’avait repéré dans la cour et l’avait nourri. La voisine n’avait pas pu refuser lorsqu’elle l’avait imploré de le laisser entrer.

Monsieur Leduc s’excusa de la gêne occasionnée, assura à son interlocutrice qu’elle avait pris la bonne décision. Lorsqu’il découvrit Maura blottie au fond du canapé, l’animal occupé à lui lécher le visage, les larmes lui étaient montées aux yeux. Cette masse imposante, ce regard torve, nonchalant, ces yeux aux reflets cuivrés. Monsieur Leduc n’avait jamais beaucoup apprécié Mycroft. À l’époque, son épouse avait insisté pour adopter un vieux matou, et l’heureux élu s’était révélé d’un caractère acariâtre et belliqueux. Mycroft passait ses journées à chasser les chats des alentours. Combien de fois était-il rentré le pelage imbibé de sang, une oreille meurtrie ou une touffe de poils inconnus entre les dents ? Il n’avait pourtant jamais attaqué Maura. Il dormait sur ses genoux, l’accompagnait jusqu’au portail à chacune de ses sorties. La rupture, puis la maladie n’avaient fait qu’accentuer leur intime complicité.

La petite avait séché ses larmes, lui avait annoncé la nouvelle d’une voix brisée par l’émotion. Monsieur Leduc s’était rendu en cuisine et avait servi au nouveau venu le contenu d’une boîte de pâtée.

La rumeur avait rapidement fait le tour du quartier. Mycroft était de retour chez les Leduc, et malgré l’étrangeté de la situation, les familles du voisinage s’étaient accordées à considérer les deux chats comme un seul individu. La procédure de divorce était toujours en cours. Les deux parents traitaient désormais par avocats interposés. Mais la petite fille avait retrouvé le sourire, c’était tout ce qui importait aux yeux de Monsieur Leduc.

Avec le temps, pourtant, le nouveau chat fit montre de curieux comportements. Il arrivait par exemple qu’il subisse de violentes crises de panique. Il se jetait alors contre les murs, lacérait les tapisseries, urinait partout. Il oubliait sans cesse de s’hydrater, rencontrait des difficultés à se repérer ou dévorait ses propres selles avant de les régurgiter aussitôt. Mycroft premier du nom était un animal d’une intelligence rare. Malgré son âge, il comprenait le mécanisme des loquets et des serrures. Il connaissait les horaires de la maison et n’hésitait pas à punir ses maîtres au moindre retard de réapprovisionnement de sa gamelle. Aussi, rejouer le spectacle de sa déchéance quotidienne plongeait Maura dans une profonde détresse.

La situation se dégrada en un rien de temps, et lorsque la pauvre bête essuya en l’espace d’à peine vingt-quatre heures deux épisodes consécutifs de cécité, Monsieur Leduc avait entrepris de le présenter à son tour à la clinique vétérinaire. Le diagnostic s’était révélé sans appel : le chat souffrait d’un cancer généralisé. Son organisme était perclus de petites tumeurs. Un réseau tout entier dédié à sa destruction. Le médecin avait suggéré l’euthanasie, et Monsieur Leduc s’était confronté à un véritable cas de conscience.

À son retour à la maison, il avait annoncé la nouvelle à sa fille. Mycroft se portait bien. Il ne s’agissait tout au plus que d’une simple poussée de fièvre, une affection bénigne, sans conséquence. Les sautes d’humeur et les crises répétées disparurent aussitôt. Il reprit une vie normale, celle d’un vieux chat affectueux au caractère bien trempé. Par la suite, lorsque de nouvelles crises survinrent sans prévenir, Monsieur Leduc se chargea de rapporter l’animal à la clinique, séjour dont celui-ci ressortait toujours en parfaite santé. L’empreinte d’une douce mélancolie se peignait alors sur le visage du père de famille. Lassitude mêlée d’une touche de frustration. Il en fut ainsi jusqu’à la mi-octobre 2043, date à laquelle Maura Leduc prit connaissance de la vérité.


Mycroft n’avait jamais réellement cessé d’exister. Avant sa crémation, son corps avait fait l’objet en secret de multiples prélèvements ADN. Un laboratoire en lien étroit avec la clinique vétérinaire était parvenu à répliquer parfaitement son génome. Un employé peu scrupuleux s’était alors chargé de déposer son sosie près de la maison. Devant le fait accompli, Benoit Leduc avait accepté de signer un contrat annuel de renouvellement doublé d’un solide accord de confidentialité. Il avait compté parmi les premiers clients de cette nouvelle manne financière. Un petit échantillon sélectionné à dessein de jauger la tolérance des ménages.

Aujourd’hui, la possession d’espèces dites naturelles est prohibée, ou soumise à de lourdes taxes destinées à décourager les propriétaires les moins fortunés. Aujourd’hui, l’animal de synthèse jetable, bon marché, personnalisable, inonde les étals des plateformes de livraisons et les catalogues des grands centres commerciaux, gage d’une société à haute responsabilité écologique.

Vous lisez l’édition Live de NOUVELLES ET ANTHOLOGIES, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-06-19 (révision : -non défini-)
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