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La reine du Contades

— Ça ira. Ça ira, soldat. Déposez-moi juste ici.

Les pneus gémirent sur l’asphalte. Le moteur de la 508 vrombit tel un lion en cage. Le taxi, en nage, déglutit et à demi aveuglé par le soleil, tira d’un coup sec sur le levier de vitesse. La course payée, il poussa sur l’accélérateur de sorte à conserver un régime minimal. Il se pencha à destination de son illustre passager.

— C’était pas des craques alors, vous comptez vraiment vous pointer au parlement ? grimaça-t-il. « Sauf votre respect, colonel, c’est un sacré merdier là-bas. Vous risquez de vous attirer de gros ennuis. »

Il décrocha de l’accoudoir un sachet plastique, (des caramels au beurre salé, dans la pure tradition bretonne) ponctua sa réplique d’un « servez-vous, monsieur. »

Le colonel déclina par un geste poli. À peine dehors, ce dernier épousseta son pantalon, resserra son nœud de cravate. Il retira de la banquette arrière son précieux attaché-case puis, par l’entremise du rétroviseur, attesta de la nature de son reflet. Il s’agissait d’un grand bonhomme au teint hâlé et aux joues bouffies, certes pourvu d’un léger embonpoint, mais qui pouvait se targuer comme lui de tenir la santé à presque quatre-vingts balais. Rasé de frais, la coupe en brosse, une paire de lunettes à écailles sur le nez, il portait une chemise à flanelle bleue doublée d’un gilet sans manches. Un costume taillé sur mesure qui le distinguait nettement du reste de l’hémicycle. Et c’était là tout l’intérêt.

— Harry, souffla-t-il, croyez-vous en la démocratie ?

— Oué bien sûr, s’enhardit le taxi, « Quand on connaît les logiques d’en face on a vite fait le tour, si vous voyez ce que je veux dire. »

— Précisément. La démocratie, et par extension le modèle représentatif assurent à chacun d’entre nous un confort de vie optimal. Nous autres, élus de la république, nous vous devons d’être à l’écoute, d’incarner la volonté collective, dans la prospérité comme dans la ruine. Les parlementaires, ou plutôt une poignée d’individus à la botte des manifestants délibèrent tout à l’heure quant à l’attribution de hautes subventions allouées au monde scientifique. Un examen couru d’avance si l’on en croit l’absentéisme record. Loin de moi l’idée de minimiser les exactions des émeutiers, mais je condamne avec d’autant plus de fermeté l’attitude de la majorité. Où sont-ils au juste ces beaux parleurs, ces tartufes nourris au sein du contribuable, en première ligne peut-être ? Pensez-vous ! Ils redoutent l’ire populaire, alors ils se cachent, ils refusent d’honorer leur mandat. C’est une honte, citoyen ! Pour moi, pour vous, une honte pour la France. Voilà pourquoi cette incursion est capitale. Notre fier pays souffre en silence et il est de mon devoir en tant que politique de montrer l’exemple, dussé-je me trouver seul sur les bancs de l’opposition !

La 508 gronda, suggérant du même coup son assentiment. Harry s’épongeait les lèvres à l’aide d’un mouchoir sale. Nouvelle salve de caramels. Il salua le courage du député, lui proposa en conséquence de stationner une heure ou deux aux alentours de la gare. « Au cas où vous changeriez d’avis », ajouta-t-il tout en retirant l’emballage d’une sucrerie. Sur quoi, il tira une carte de visite du présentoir scotché dans l’emplacement du poste radio. Sur l’unique face imprimée : « Harold Karon. Expert pilote, 24h/24, 7 jours sur 7. Siège social : Malakoff, banlieue parisienne ».

— Vous m’excuserez de pas pouvoir vous accompagner plus loin, colonel, mais je tiens pas à me retrouver coincé ici. J’serais pas le premier à qui il arrive une bricole une fois rendu là-dedans.

L’intéressé fit mine de n’avoir rien entendu. Il gratifia le taxi d’une obole, en récompense de ses services. Bénéficier d’une échappatoire arrangeait ses plans. De fait, il songeait à aborder le sujet sans détour si l’entrepreneur n’avait pas pris les devants, et s’attendait à devoir verser une prime conséquente. Une coquette économie.

Cet Harold consistait en effet en un être vénal et peu scrupuleux. Sur les quais de Bercy, celui-ci lui avait facturé un montant colossal, corrélé suivant son expertise aux tarifs en vigueur sur la ville de Strasbourg. Il profitait à n’en pas douter de la grève des transports à destination de la métropole alsacienne. En outre, il roulait tel un désaxé, négociait les virages sans s’inquiéter de la circulation. Disposait-il au moins d’une licence légale ? Bha ! Aucune importance.

Les deux hommes ne partageaient rien en vérité, sinon une expérience commune dans les Balkans de Yougoslavie. Militaire du rang et colonel à la retraite. Ce seul fait avait suffi toutefois à les rapprocher.

Le chauffeur parti, il remonta l’accotement et au niveau du passage clouté, observa la chaussée, à droite puis à gauche. Il examina le feu de signalisation. Éteint, cela va de soi. Un vent léger bruissait à la cime des arbres. Une nuée d’oiseaux surplombaient le dôme brillant de la gare SNCF. Ils s’enfuirent à tire-d’aile jusqu’à recouvrir les pylônes nus des lignes à haute tension. Il se sentait un peu stupide. Depuis les émeutes de mars, l’électricité était coupée sur une bonne partie du réseau. Il le savait pourtant, mais que voulez-vous, les vieux réflexes…

À dire vrai, il n’honorait guère les bancs du parlement européen. Les comptes rendus rédigés par ses commis lui suffisaient amplement.

Il gagna l’embouchure de la première avenue, une allée marchande bondée d’ordinaire. Des véhicules désossés aux parebrises fendus, aux carrosseries calcinées engorgeaient l’accès principal. Le contenu délaissé d’hôtels, de brasseries, de commerces de proximité macérait sur le dallage brûlant, un fabuleux festin destiné aux rongeurs de tout poil. Sur les stores des boutiques, sur les façades détériorées des bâtiments, le slogan célèbre, reproduit à la chaîne : « Tous unis face à l’évidence, le signal Lich est l’enjeu majeur du siècle à venir. » Sur la devanture d’un Starbucks, un graffiti figurait un genre de sonde spatiale en orbite autour d’un astre blanc laiteux. À mi-parcours, persuadé à tort de sa solitude, le colonel déposa sur le sol son attaché-case, s’étira de tout son long. Il avait mal dans les épaules, à la nuque et aux lombaires. Sa prothèse de hanche le lançait. Trois heures dans une position inconfortable, à cahoter d’avant en arrière, à rajuster sans cesse le dossier du siège passager, ça laisse des traces. Qu’à cela ne tienne, il entreprit une série d’exercices d’échauffements, trottina en cercle, sur place, enchaîna sur de multiples flexions. La douleur s’accentua, puis décrut au fur et à mesure. Elle ne disparut pas cela dit. Elle ne daignait jamais disparaître. À la sortie de cette gymnastique fastidieuse, il renversa sa valise dont il ôta une petite sacoche isotherme. Il but deux gorgées d’eau, s’aspergea le visage avec application, puis pulvérisa à l’aide d’un spray une lotion déodorante. Les auréoles sous ses bras, ses cheveux huileux, détrempés, lui donnaient des airs de chien mouillé. Il hésita un temps avant de ceindre une casquette plate. Nouveau coup d’œil par-dessus son épaule. Toujours personne.

Il souleva le pourtour de son gilet, révélant les couleurs d’un Glock 17 (9 mm) suspendu à sa ceinture. L’arme au poing, il attesta de la mise du cran de sécurité, contempla l’objet de la crosse au canon. Satisfait, il rangea celui-ci dans son étui, à l’abri des regards indiscrets. Le colonel n’ignorait pas le danger. Il consentait avec plaisir à participer à ce jeu macabre, ruminant déjà, et depuis des mois, les bénéfices de sa folle entreprise. Se glisser sans escorte jusqu’au siège du pouvoir central, blâmer la couardise de ses confrères, c’était là porter un coup de taille aux chantres de la majorité. Ah, ils en tireraient une gueule sur les plateaux. Les toutous fidèles au ronron quotidien des élites en perdraient leur latin. Aussi guetterait-il avec délice la dépêche de Charlie ou des Guignols de l’info. « Le colonel « Tape-dur » s’oppose seul au dictat d’une minorité », voilà qui calmerait sec ses plus fervents adversaires.

L’effluve des corps calcinés lui brûla les narines. L’image récurrente d’un enfant aux joues noircies s’imposa à son esprit.

Ce regard… ces yeux…

Il renifla. Il avait fait ce qu’il devait, ce qu’il pouvait. Oui, il avait servi à la bataille d’Alger aux côtés des Paras. (1er RCP) Oui, il avait usé, d’un commun accord avec ses pairs, de pratiques terribles à l’encontre des poseurs de bombe. Il exécrait ces chiffes molles, ces sculpteurs d’air chaud en mal d’audimat. C’est facile de causer sous les spots des tribunes télévisées, le cul flanqué sur un beau fauteuil importé des pays du tiers monde. Mais sur le terrain, les mains dans la merde, ils changeraient d’opinion.

L’allée commerçante franchie, il déboucha quai Saint-Jean, à proximité du canal de faux rempart. Au-delà du pont, il constata peu ou prou les mêmes dégâts. Des voitures incendiées, des réverbères brisés, des panneaux démis, ou bariolés, un arrêt de bus réduit à l’état de ruine informe bordaient la ceinture du plateau. Les sacs poubelles s’amoncelaient sur les trottoirs. Les immeubles désaffectés, les appartements vandalisés narraient à eux seuls le calvaire des habitants. La profanation d’une église le toucha tout particulièrement, et il ne manqua pas d’adresser au Saint-Père de rapides excuses quant à la sauvagerie de ses semblables. La fière bâtisse exhibait en effet les stigmates d’un clair acharnement. Ses vitraux, criblés de bas en haut, s’affaissaient. Ses sculptures étaient détruites. L’unique slogan, apposé en lettre capitale, mutilait ses murs de pierre maçonnés. « Tous unis face à l’évidence, le signal Lich est l’enjeu majeur du siècle à venir. » On aurait cru une ruine esseulée, un monument négligé par manque de temps, ou de valeur marchande. « Anéantir son patrimoine, plus encore les symboles du pouvoir religieux, c’est, hélas, une tradition bien de chez nous », soliloqua le colonel. Le français moyen, frondeur dans l’âme, fut de tout temps fâché avec ses dieux, ou tout du moins ceux dont il ne reconnaît pas la légitimité.

Le chant d’hirondelles, de merles, de pinsons, le ruissellement des eaux l’accompagnaient dans son périple. Un duo d’écureuil logé à la cime des arbres plantés en bordure du canal se disputait l’exclusivité d’une noix. Ils frémirent, et, truffe en l’air, se sauvèrent au passage du militaire.

« Et dire que toute cette histoire avait commencé sur internet. » En 2015, SETI, programme célèbre américain destiné à l’écoute du ciel, s’était fendu d’un long communiqué au sujet d’un signal radio supposé artificiel. La nouvelle, à l’origine de nombreux colloques et articles scientifiques, avait suscité une controverse internationale. « De simples hypothèses », s’irritait la Chine. La République populaire accusait l’occident de sensationnalisme. « C’est une avancée décisive pour la recherche spatiale, récusaient les astronomes français. Le signal Lich présente de flagrantes similitudes avec son parent pauvre, le signal Wôw1 !, découvert en 1977 au fin fond de l’état d’Ohio. Une fois traduit, il pourrait bien nous apporter la preuve de l’existence d’une vie extraterrestre hautement civilisée. » La distance faussait l’exactitude des résultats. La source du signal provenait de toute évidence d’un corps céleste en orbite autour du Pulsar Lich, d’où son nom. Un consensus tablait sur Phobetor, un astre de masse quatre fois supérieur à la terre et baptisé en l’honneur du dieu grec des cauchemars. Un euphémisme au vu des événements récents. Un Pulsar, de ce qu’en avait retenu le colonel ce jour-là, était une étoile singulière. Un genre de boule disco, à ceci près qu’elle atteignait la circonférence de Paris, tournoyait sur son axe et projetait un rayon létal à des kilomètres à la ronde. Lich et ses satellites consistaient en un système mort-né, un embryon stérile à en croire les chercheurs, qui n’attendaient rien jusqu’ici de cette infime portion de l’univers observable. Bien sûr, les réseaux sociaux s’étaient enflammés au cours des débats.

« C’est l’avènement de la prise de contact ! », titraient en cœur les torchons en ligne des illuminés en quête d’OVNI.

En l’absence de réelles avancées, les invitations des journaux télévisés cessèrent. Les internautes s’égayèrent sur de nouvelles tendances. Le sujet s’éclipsa des prompteurs dans l’indifférence générale.

Toujours au large du canal, en amont de l’entrée d’un tunnel souterrain, le colonel surprit sur l’autre rive un couple de Strasbourgeois. Ceux-ci, malingres, hystériques, s’échinaient sur les commandes d’un distributeur automatique. Ils le jaugèrent, marmottèrent une parole ou deux. Après de vifs échanges, ils résolurent de se retirer. Sur un total de trois cent mille habitants, une poignée seulement avait refusé de plier bagage. En l’espace de quelques mois, la ville avait revêtu les traits peu flatteurs d’une zone de conflit à ciel ouvert. L’insalubrité et la présence de pilleurs en attestaient. Elle n’était pas sans rappeler les casbahs d’Alger où les indigènes suspicieux sonnaient l’alerte à tout propos, de peur de subir le feu des bombes artisanales du FLN. Le colonel frémit à l’idée que pareille tragédie puisse se reproduire sur le sol français.

En novembre 2017, le signal avait refait surface, non sur les instruments des observatoires ni sur les chroniques de France-info, mais bien sûr la toile, sans explications. Les commentaires désinvoltes, les photomontages, les témoignages sans valeur s’étaient multipliés aux États-Unis, berceau du phénomène. Des extrêmes avaient manifesté en pleines rues. L’engouement afflua bientôt vers l’Europe, puis l’Asie du sud-est, où de jeunes influenceurs s’empressèrent de traiter la question à des fins commerciales. Ils donnèrent naissance aux premiers rassemblements privés. Ces cortèges, ensemencés aux États-Unis, en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Ukraine, en France, communiquaient presque exclusivement par internet. Ils se dotèrent en un temps record d’orateurs confirmés, lesquels sollicitèrent une audience auprès des pouvoirs publics. Leur mesure phare consistait en la création d’un fond commun mondialisé, une caisse d’allocation au montant vertigineux réservé aux seuls astronomes. Ils suggéraient en outre d’étendre le programme SETI par-delà les frontières du pays de l’oncle Sam, ce afin de financer la construction d’une flottille spatiale d’envergure. Ils souhaitaient remonter au plus vite le signal jusqu’à ses émetteurs. Le conseil européen bouda la proposition, ou n’en fut à l’époque guère informé. La maison blanche ignora les faits. « Le système Lich se situe à environ deux mille années-lumière du globe terrestre. Une année-lumière correspond à un ordre de grandeur de dix mille milliards de kilomètres. En comparaison, la distance terre-lune avoisine selon son orbite les quatre cent mille kilomètres, expliquaient les savants le temps de courts extraits pédagogiques. Soyons pragmatiques. En l’état actuel, atteindre Lich est impossible. L’étude seule de son rayonnement nous permet de déduire ses attributs ».

Un dialogue de sourds s’instaurant entre les deux chapelles, les médias raillèrent sans répit les partisans au projet. Un célèbre humoriste basa son nouveau spectacle sur la lutte insensée des Lich’s Follo, (de Followers) terme qui plus tard inspira les canards du monde entier…


— Vous êtes perdu, Colonel Maurice Charles Brunon ?

— Excusez-moi… Je vous demande pardon ?

— Vous êtes perdu ?

Il se détourna et, ôtant sa casquette et ses lunettes teintées, présenta son meilleur profil.

Les jambes croisées, le buste reposant contre la façade d’un kiosque abandonné, une séduisante créature lui apparut. Sans fard ni trucage, celle-ci exposait au naturel une beauté sans pareil. Des taches de son mouchetaient son joli visage ; ses cheveux, auburn, cascadaient sur ses frêles épaules ; deux boucles créoles tintaient sous les lobes de ses oreilles. Elle arborait une longue robe opaline, des sandales fermées, mais pas le moindre couvre-chef. En somme, une tenue soignée, aux antipodes de celles des civils aux prises avec le distributeur.

— Ma route est toute tracée, je vous remercie, mademoiselle.

Il exécuta une révérence, recoiffa son chapeau. Comme il s’apprêtait à partir, elle relança la conversation.

— Pardonnez mon manque de tact, Colonel, mais le quartier n’est pas très sûr ces derniers temps. Permettez-moi de vous aiguiller.

« Volontiers », sourit le député, qui voyait là une énième occasion de promouvoir ses idées. Aussi ne refusait-il jamais la compagnie de galante hôtesse. Le dos droit, le timbre empreint d’un flegme imperturbable, il décria sans s’exposer la conduite de la majorité, déclama les valeurs chères à son cœur et par la même le motif de sa visite. Les quelques parlementaires restants se prononceraient tantôt en faveur de l’attribution d’un budget historique à destination de l’ingénierie spatiale. Un aveu de faiblesse, une gabegie formidable cédée en pâture aux manifestants. Il déplorait l’inaction, la couardise de ses homologues. Il n’admettait pas qu’on pusse courber l’échine face à la minorité. La vénus prêta l’oreille à son plaidoyer, applaudit son courage, vertu remarquable à ses yeux. Habile, elle éluda la question lorsqu’il souhaita connaître en quel immeuble elle logeait, ou si elle aspirait à quitter la ville.

— Ils ne sont pas méchants en soi, vous savez, reprit-elle au sujet des Lich’s Follo, qu’elle ne nommait jamais formellement. « Ils… La répression les a beaucoup endurcis, d’où l’escalade, les morts. »

— Soutenez-vous ces terroristes, mademoiselle ?

— Je ne soutiens personne, moi, monsieur, répliqua la jeune femme. « je condamne les violences, quelles qu’elles soient. »

« La cité est méconnaissable mais c’est pire là-bas, au Contades. Ils menacent de dynamiter le pont Germain Muller ! Vous n’atteindrez pas les locaux du parlement. Laissez tomber toute cette histoire pendant qu’il est encore temps. Vous avez vos raisons, de bonnes raisons d’agir, mais le risque est trop grand. Capitulez, Colonel Maurice Charles Brunon. Rentrez chez vous. Profitez du reste de votre maigre existence.

« Mais de quoi elle se mêle, celle-là ? », se formalisa après coup l’intéressé. S’adresser à lui de la sorte, le prier de se résigner. Se résigner, lui ? Quoi d’autre ? Le moment semblait mal choisi pour s’indigner cela dit. Obtenir l’appui des classes populaires requérait une certaine mesure, une indulgence à l’égard de ce type d’hurluberlu. Dissocier le politique du militaire. Tournant les talons, n’apercevant pas au loin la silhouette de l’effrontée, le colonel conclut qu’elle s’était lassée d’attendre un quelconque rendez-vous. Il prit soudain conscience de sa position. L’entretien terminé, il s’était visiblement jeté sur le pont dont il gagnait à l’instant l’extrême lisière. Or, l’itinéraire rationnel consistait à longer les quais jusqu’à paraître sur la place de la République. Il ne se souvenait pas avoir prit cette décision. Soit, il pousserait par le centre, et jouirait du même coup de la relative fraîcheur d’un lieu clos. Un malaise étrange persistait de son entrevue, un sentiment de gêne, une aversion profonde, inintelligible à l’endroit de son interlocutrice. Quelle était cette femme qui, vêtue avec soin, courrait les rues par pareille conjoncture ? Comment connaissait-elle son nom ? Comment l’avait-elle reconnu dérobé sous ses verres teintés et sa casquette plate ? Quelque chose lui échappait.

« La chaleur te siphonne les méninges ou quoi ? grommela-t-il à part lui. Bien sûr qu’elle t’a reconnu, avec cette foutue parure sur le dos ».

Un début de crampe au mollet, une cuisante migraine pulsant jusqu’à travers la racine de ses cheveux, il aperçut l’un des nombreux avant-postes installés aux confins de la zone occupée. Stationnés à la sortie de la plage Broglie, des fourgons blindés équipés de canon à eau, de projecteurs LED pointaient leur artillerie plein nord. Des blocs de pierre, des clôtures, des herses clinquantes protégeaient les flancs des véhicules de police. Boucliers antiémeute et grenades de désencerclement patientaient bien en vue, les premiers entreposés sur des râteliers, les secondes entassées sur des caisses. Le tout serpentait le long de la ligne de démarcation, en préparation d’une attaque. Sur les toitures des immeubles, des sentinelles armées se relayaient dans la surveillance du secteur. Le colonel, en amont du dispositif, discerna sur le sol des traces de sang séché. Des esquilles par centaines témoignaient de l’usage récurrent de cocktails molotovs, ou de mortiers artisanaux. Sur les rares vitrines encore intactes, sur le bitume chaud, ou la façade même de la banque de France, les mutins promulguaient leur divine croisade. « Tous unis face à l’évidence, le signal Lich est l’enjeu majeur du siècle à venir. »

Méprisés des élites, persiflés par la presse, les Lich’s Follo avaient su profiter au départ de la formation de plusieurs organismes et comités de soutien. Une levée de boucliers avait eu lieu dans toute l’Europe suite au décès prématuré d’un manifestant italien, lequel fut pris à parti à la sortie du bus scolaire. Des dizaines, des centaines de milliers d’individus dénoncèrent sur internet l’action des policiers, et dans l’intervalle, épousèrent les idées du groupe. Dès lors, le nombre d’adhérents explosa. Des malabars coiffés de casques de moto et rompus à l’usage de la batte de baseball apparurent en tête des cortèges. Des émeutes suivirent. Les GAFAM s’empressèrent de bannir les comptes en ligne des séditieux, mais trop tard. Les heurts, les raids s’accentuaient sur toute l’Union. En France, des compagnies de CRS refusèrent de livrer bataille. Aux États-Unis, des expéditions nocturnes saccageaient les domiciles des maires, des personnalités opposées au projet. La Chine, peu touchée au départ, essuya de violents soulèvements. Partout les victimes, les blessés graves s’entassaient sur les brancards des hôpitaux. Les Lich’s Follo, implacables, marchaient sur qui cherchait à juguler leur progression, puis s’implantaient sur des sites précis. C’est ainsi qu’ils envahirent entre autres la ville de Strasbourg, spécifiquement les quartiers du Contades, siège du pouvoir européen. Aujourd’hui, le gros des débordements s’était tu. Les représentants multipliaient les communiqués, les réunions de crise.

Ils craignaient d’assister en cas de reprises des hostilités à l’avènement d’une véritable guerre civile.

À découvert, les mains appliquées derrière la tête, le député attira en un rien de temps l’attention des sentinelles, qui le prièrent de s’identifier. La présence peu commune d’une figure connue de la politique française, officier supérieur de surcroît, égaya les forces en présence. On convoqua aussitôt par radio le chef opérateur. Ce dernier, un jeune promu rasé de frais et à la mine patibulaire, l’accueillit avec les honneurs. Il se déchargea séance tenante de toute tâche en cours, puis lui présenta l’ensemble des installations. Par un heureux hasard, il sermonna deux capitaines subalternes placés sous sa juridiction. Les plans du colonel le contrariaient, cela se sentait à son humeur. Il n’aborda pas le sujet toutefois, de peur sans doute de retombées négatives sur sa carrière. Réunis autour d’un verre glacé de limoncello, les deux hommes conversèrent en privé de l’activité des bataillons ennemis.

Les violences avaient cessé oui, mais les Lich’s Follo toléraient mal l’existence des avant-postes. De fait, ils n’hésitaient pas à menacer quiconque se risquait à pousser plus avant le contrôle de leur habitat. La chaîne de commandement avait requis début juin la présence d’une unité de la DGSI, les renseignements intérieurs. La démarche employée consistait à infiltrer la cellule terroriste afin de mieux cerner leur doctrine, prédire leurs déplacements, leurs dissensions, voire, si possible, à les guider en douceur vers l’autodestruction. Les volontaires s’insérèrent parmi la population, nouèrent des amitiés, des contacts, sans rencontrer la moindre difficulté. Ou presque. Ils s’en retournèrent bredouilles, incapables de fixer leurs modèles ni d’identifier un seul de leur leader. « Pire », poursuivit, sentencieux, le chef opérateur :

« Au retour de l’intervention, nous découvrîmes qu’une part de leurs effectifs espionnaient chez nous. Des agents de terrain qualifiés, bercés par de telles inepties, c’est tout à fait inadmissible ! ».

Le colonel persista dans son idée. Son interlocuteur, en désespoir de cause, résolut de lui apporter son soutien.

Il avoua ne pas disposer du personnel nécessaire à la formation d’une escorte (laquelle se serait révélée contre-productive) mais proposa à son impromptu invité la consigne d’un émetteur radio. Il déploya sur son bureau un plan détaillé de la métropole puis, à l’aide d’un feutre, surligna l’itinéraire qu’il estimait le moins dangereux.

D’ordinaire, les Lich’s Follo fourmillaient sur la totalité de la rue Lucien Febvre, et par extension la cour centrale du parlement européen. Atteindre celui-ci par l’entremise des bâtiments annexes le garderait un tant soit peu des mauvaises rencontres. Aussi lui recommandait-il une fois à l’intérieur d’éviter les rassemblements, de fuir les espaces verts et les airs de jeux. Il pousserait jusqu’à la passerelle située rue Jean-Jacques Rousseau, avant d’aboutir à hauteur des quartiers résidentiels, réputés déserts sous l’occupation. Cinq à dix minutes d’une marche soutenue le distanceraient alors de son objectif.

De retour dehors, étourdis déjà par un soleil de plomb, le colonel échangea de vives poignées de mains avec les aspirants. Il franchit le barrage sous les politesses serviles et les garde-à-vous obséquieux des sentinelles aux képis détrempés. Lui comptait entrer par la grande porte, sous l’oculaire des caméras et les flashs lumineux des appareils photo. Le taxerait-on de pleutre s’il gagnait l’assemblée de cette façon ? Non. Ils n’oseraient pas. Ils seraient forcés de reconnaître son courage ou de blâmer la passivité de la majorité. Un homme seul dans les loges de l’opposition, contradicteur unique face au délire collectif d’une nation malade. N’empêche, la nature de ces illuminés l’effrayait. Quelle folie pouvait amener un agent de terrain à rejeter sa patrie ! Et tout ça au nom de quoi ? D’un signal obscur, originaire d’une planète lointaine.

De la poussière d’étoile filante.

« Capitulez, Colonel. Rentrez chez vous, s’il vous plaît. Profitez du reste de votre maigre existence. »

Il s’immobilisa. Les militaires, haletants sous la fournaise, conservèrent leur position. Le chef opérateur l’interpella : « Vous… vous avez oublié quelque chose, mon colonel ? » Silence. Des pensées fugitives, des réflexions se bousculaient dans son esprit, la sensation de se tenir sur le seuil. Eh quoi, il aurait parcouru tout ce chemin pour rien ?

Sa casquette vissée sur le crâne, son attaché-case s’agitant sous son bras, il reprit la route. En bout de course, à l’approche d’une fontaine tarie, il téta une gorgée d’eau, se saisit de l’émetteur et, par deux pressions successives sur la commande vocale, certifia de la bonne qualité des communications. OK. Il retira le cran de sécurité, emprunta une première passerelle, s’embusqua à l’ombre d’un bosquet de bois touffus.

Comme prévu, pas une trace de milice urbaine, aucune barrière ni barricade ne délimitaient le sanctuaire des Lich’s Follo. Une âcre odeur de fermentation lui titillait les narines. Sur les marches du théâtre national, sur les pelouses des jardins de la république s’égaillait une population dense et bigarrée. Des hommes, des femmes en tailleur galopaient à toute jambe. Des adolescents, des sportifs, des employés de bureau flânaient au rythme de tranquilles balades, ou rêvassaient étendus dans l’herbe, un épi entre les dents. Des vieillards bavardaient sous le regard d’enfants rieurs, lesquels chahutaient sur la grève. Partout s’entassaient les sacs poubelles. Des containers remplis à ras bord, criblés d’essaims ailés, de rats charnus, pavaient la chaussée, d’où le miasme ambiant. L’absence prolongée des éboueurs ne semblait guère incommoder les riverains. Chacun contournait ces monticules nauséabonds sans paraître s’en inquiéter le moins du monde. Un contraste saisissant distinguait ce seul tableau du reste de la ville. Se ruant sur la voie, s’inclinant à l’adresse de ses pareils, le colonel rehaussa son surcot. Il ne se sentait pas rassuré, piégé à la merci du genre humain. Il étouffait. Un frisson lui parcourut l’échine. Il se recroquevilla devant un père et son fils. Le petit se régalait d’un copieux repas. Des taches de chocolat fondu barbouillaient son joli minois.

Un garçon aux joues noircies ; les corps déchirés, flétris… le sifflement des bombes… ce regard… Ces yeux…

La crise passée, il présenta de plates excuses au père de famille, lequel se contenta de hausser les épaules. Le duo pénétra sous peu la formation d’un rassemblement conséquent.

La communauté se mobilisait en vue de… De quoi au juste ? L’auditoire, une fois réuni, se coordonna jusqu’à constituer un parfait de disque d’accrétion. Étrange. Ne souhaitant guère assister à ce curieux événement, le colonel s’embrancha dans un maigre couloir ombragé, dressé entre un pressing et l’enseigne d’un coach en développement personnel. Il s’inséra un temps parmi un nouveau quatuor de promeneur. Au détour d’un second passage, un grillage lui barra la route, mais il résolut de franchir l’obstacle coûte que coûte. Parvenu au niveau du parc du Contades, adossé au tronc d’un chêne centenaire, il s’accorda une courte pause. Bourlinguer ainsi en catimini, établir des plans de traverse, l’exercice ne lui déplut pas en vérité. S’affairer sur le terrain lui manquait, et malgré ses douleurs, malgré son âge, les vieilles routines du soldat ne l’avaient jamais tout à fait quittées. « Et dans la joie et la bonne humeur, bande de merdes ! » sifflait l’instructeur de l’époque. (Il l’exécrait) Il ne ratait jamais une occasion de les malmener.

Que ne donnerait-il pas en échange de ses vingt ans.

Une allée d’honneur lui tendait les bras, longeant la synagogue, débouchant, si sa mémoire ne lui jouait pas des tours, à l’angle du boulevard Gambetta, soit à mi-chemin de son point de chute initial. S’engager dans cette enclave présentait pourtant un risque de taille, celui de titiller la colère des squatteurs. Les Lich’s Follo, suivant l’injonction de quelques meneurs anonymes, avaient dédaigné le confort des villas strasbourgeoises au profit des veilles au coin du feu et de la rusticité des sacs de couchage. Le nombre d’activistes augmentant crescendo, ils s’étaient répandus à l’intérieur des parcs, des squares et des jardins. Ces vastes étendues boisées constituaient leur quartier général. En conséquence, le colonel se résigna à éviter les lieux, mais tiraillé par un intérêt croissant s’arrangea à en observer la surface. Il ne décela au départ que de banals bivouacs. Un éventail de tentes quechuas, de yourtes, de caravanes chamarrées de breloques diverses s’entassaient autour de ternes foyers. Des troncs d’arbres aux contours ciselés tenaient office de banc de fortune. Mais bientôt paru un véritable bastion. Des cabanons, des fours à pain, des échoppes, des masures grossières en torchis formaient de primitifs pâtés de maisons. Le son des haches, le raclement des pelles dictaient la mesure. Sur la place, la population circulait en terrain conquis, comme autant de citoyens à la recherche d’une situation. De belles jeunes femmes filaient d’importantes quantités de textiles ; des cordonniers travaillaient le cuir. Des ouvriers au marcel collant débitaient les bosquets alentour, dressaient des clôtures. Des cuisiniers de métier, des traiteurs triaient ou épluchaient les légumes sur des tables à tréteaux, assaisonnaient les viandes, car ils disposaient de bétails parqués, et même de champs. Un ingénieux système d’irrigation alimentait en eau les cultures. Des bêcheurs, les manches retroussées, maniaient la pioche avec dextérité. Sur les façades des bâtiments, accrochés à l’orée des bois, brillaient en lettres capitales :

« Tous unis face à l’évidence, le signal Lich est l’enjeu majeur du siècle à venir. » Selon les dires du chef opérateur, tous sans exception se rassemblaient à la nuit tombée. Ils contemplaient en silence les étoiles.

Sidéré d’abord devant l’organisation du groupe, le colonel souleva avec horreur un détail essentiel. Les fileuses, en nages, avaient la peau sur les os ; les cordonniers s’activaient à s’en rougir les jointures ; les bûcherons, les bêcheurs, tremblaient sur leurs outils. Malgré la canicule, ces gens déployaient des efforts surhumains à l’accomplissement de leurs quotas quotidien. De joyeux déments à la botte de leurs gourous.

Il s’arracha à cet odieux spectacle. Le boulevard atteint, il enfonça la serrure d’un portail, observa un crochet à travers un dédale compliqué, contournant ainsi la place de Bordeaux, une esplanade occupée par les mutins. Une fois franchie la passerelle Jean-Jacques Rousseau, il gagna la bordure ouest des quartiers résidentiels, une terre vierge de toute présence hostile. De charmantes petites maisons au toit pointu se succédaient à perte de vue, panorama de répliques bâties en série, érigées selon un quadrillage méticuleux. Des chiens, des chats sauvages peuplaient les pelouses luxuriantes de leurs précédents propriétaires.

Le site semblait bel et bien désert.

Le colonel pressa le pas. Au loin, il constatait avec plaisir les hauts sommets dentelés de la couronne du parlement.

Hors d’haleine, s’estimant à quelques encablures seulement des portes de l’hémicycle, il retira sa casquette et ses verres teintés, s’épongea le front et les joues à l’aide d’un linge sec. Il s’humecta les lèvres, puis vaporisa une bonne dose de déodorant.

— Col.. o.. nel… Mon co..

« Colo.. vous e.. re… vez ?

I… y de par.. sur.. gne… »

Le timbre sentencieux du chef opérateur s’imposa à ses oreilles. Une impulsion suivit, stridente, suraiguë. Il décrocha de sa ceinture l’émetteur radio, et hérissé soudain par ce cheptel de sons discordants, déclara le dispositif inutile. À force de manœuvre, de manipulation hasardeuse, il n’en tira qu’un souffle diffus. Tant pis. Tout à l’heure, il livrerait une interview magistrale, un discours inspiré qui ne tarderait pas à paraître sur les ondes. Les fractionnaires obtiendraient sous peu de ses nouvelles. Il se trompait. Au détour du suprême virage, une troupe compacte, encombrait la seule issue disponible. De solides gaillards, des joggeuses, des promeneurs, des ouvriers, une septuagénaire même, macéraient sous la forteresse noire et glacée du palais européen. Un adolescent assis dans un fauteuil roulant effectuait une reconnaissance.

Ce dernier, trempé de sueur, se pencha en arrière, bascula son dossier, puis les mains en cornet, alerta le reste du groupe.

— Bonjour messieurs. Mes hommages, mesdames, s’épancha le politique, qui n’admettait pas pareil comportement. « Colonel Maurice Brunon, président du front souverainiste, député à l’assemblée nationale et des Pyrénées-Atlantiques. Toutes mes excuses. »

Et ce disant, il avança, paisible mais ferme, sans tenir compte de la réaction de son auditoire. Il se heurta à un filet opaque. « Excusez-moi », reprit-il, sans discontinuer, jouant des coudes afin de mieux s’immiscer à travers la masse. En vain. Le peloton refusait de plier.

— Vous n’êtes pas le bienvenu ici, monsieur, grinça un employé de bureau campé parmi les premiers rangs.

— Pas le bienvenu ? M’avez-vous bien entendu, mon garçon ? Je préside le front souverainiste. Un vote important se tient cet après-midi. Mon travail consiste à représenter la volonté des électeurs.

— Pas une voix ne s’opposera au projet, intervint une joggeuse. « Le temps presse. L’indicible nous convie en son royaume. »

— Vous devez partir. Ça vaut mieux, relança l’employé, inflexible.

— Alors comme ça vous filtrez les visiteurs… Vous plaisantez, j’espère ? s’insurgea l’intéressé. « Vous et vos amis occupez présentement l’espace public, qui plus est le parvis du siège officiel du parlement européen. (Il haussa le ton, gonfla le torse :) JE SUIS UN ENFANT DE LA RÉPUBLIQUE, UN REPRÉSENTANT DU PEUPLE FRANÇAIS. ÉLU, N’EN DÉPLAISE, AU SUFFRAGE UNIVERSEL. LAISSEZ-MOI PASSER. »

Pas de réponse

Les articulations blanchies tant il pressait l’attache de son bagage à main, il se rua à corps perdu sur son opposant, qui le rabroua sans difficulté. Désarçonné, hirsute, il manqua de s’étaler par terre.

— Dernier avertissement, monsieur. Rentrez chez vous.

— Dois-je comprendre que vous me menacez ? Le vote d’un seul homme vous effraie-t-il à ce point ?

— Obéissez, monsieur, poursuivit une voix par-dessus son épaule.

Deux équipes complémentaires marchaient sur lui. L’une sur ses traces, la seconde sur les berges de l’Ill.
L’émetteur dégagea alors un léger frémissement.

— OK, OK, du calme, s’écria-t-il, paumes en avant. « Pas la peine d’en arriver là, d’accord ? (Il attesta de la qualité de la formation ennemie. Une cinquantaine d’individus l’encerclait) Écoutez, je veux simplement traverser. Vous avez reçu des ordres, vous les respectez, c’est bien. J’aimerais m’entretenir avec votre chef. Permettez-moi d’arranger ça. »

L’étau se resserrait. « Mais personne ne commande ici, mon vieux, grimaça la septuagénaire. Nous sommes parfaitement autonomes. »

Une vision le saisit, celle de travailleurs fous à lier, de bêcheurs, de bûcherons apathiques disséminés au cœur des jardins. « Autonomes », mon cul. Ces misérables avaient subi un sacré lavage de cerveau, il ne voyait que ça. Nouveaux grésillements.

Sur le point de répliquer, il sentit une pression sur son avant-bras. Il se dégagea des griffes d’un promeneur, abandonnant du même coup sa valise. Débordé, il battit en retraite, se réfugia aux abords d’un maigre embarcadère destiné aux navettes de transport. L’attroupement prit la forme d’un croissant de lune. Pas le choix à ce stade. Faire usage de son Glock lui répugnait. Si l’incident venait à être retranscrit sur les réseaux sociaux… La majorité n’hésiterait pas à le lui jeter en pleine figure d’ici les prochaines élections. Enfin, il s’en accommoderait en temps voulu.

Outre l’avantage numérique, cette bande-ci ne disposait au fond que de piètres atouts. Les ouvriers composaient le cœur du détachement, et à en juger par leur âge, leur posture, ils n’avaient jamais manipulé une arme de leur vie ni envisagé le moindre apprentissage militaire. Une salve, deux tout au plus, et ceux-ci se disperseraient comme des lapins.

— À votre place, j’éviterais, Colonel Maurice Charles Brunon.

Installée près du fleuve, se prélassait la jeune femme aux cheveux auburn et aux taches de son. Celle-ci quitta d’un bond un siège réservée aux passagers, et, le pourtour de sa longue robe blanche ondoyant sous ses pas, se porta à découvert. La formation, dans un branle-bas de combat général, se scinda aussitôt en deux unités distinctes, pivota sur son axe, de sorte à clôturer le disque imparfait. Ils façonnèrent en un rien de temps une artère à l’intention de la nouvelle venue, qui traversa sans sourciller.

L’émetteur crachait tel un compteur Geiger. « Renoncez, Colonel, s’il vous plaît, » reprit-elle d’un ton égal.

— Vous vous êtes bien moquée de moi tout à l’heure, hein ? riposta l’autre, de but en blanc, « Qu’est-ce que vous voulez ? ».

Un haut de cœur souleva sa poitrine.

— Hey, vous m’écoutez au moins ? Renvoyez vos hommes. Parlons. Je suis sûr qu’on peut trouver un terrain d’entente.

— Je ne suis pas aux commandes, monsieur, rétorqua un ouvrier.

— Pas vous, imbécile. Votre reine. (Il expira) « Comme c’est pratique, je ne connais pas même votre nom. »

L’ouvrier étouffa un rire nasal, puis répéta, amer, que la communauté jouissait depuis sa fondation de son plein libre arbitre, que c’était là leur force. Il scanda à cet effet le slogan du groupe, chanté en écho par ses dévoués camarades : « tous unis face à l’évidence, le signal Lich est l’enjeu majeur du siècle à venir. » Le colonel s’empourpra.

Elle était juste ici, à cinquante mètres. Elle le narguait. Dès lors, il n’eut de cesse de l’interroger, d’exiger à cor et à cri sa liberté. Il usa, en ultime recours, de subtiles provocations. Sans succès. Le malaise s’accentuait. La jeune femme, insensible, ne donnait suite à ses protestations. Cependant l’assistance menait à son insu de vives concertations. On délibérait sur la conduite à tenir. On évaluait sa santé mentale. À court d’arguments, il pointa carrément du doigt son interlocutrice, entreprit de fournir un descriptif pointu à ses détracteurs. Il commençait à remettre en doute son propre ressenti. « Je regrette, mais je ne vois personne » ; « Non, vraiment » ; « Vous déraillez, mon petit père ».

« Mais puisque je vous dis qu’elle est là, LÀ ! s’époumonait le politique, AH ! la voilà qui… qui… ». La suite jaillit sous la forme d’un borborygme insensé. L’émetteur s’affolait sur sa ceinture. La jeune femme, sans raison particulière, se mélangea à ses aspirants. Elle parcourut ainsi l’entièreté de la colonne, frôlant les sacs, les vêtements, repoussant sans les toucher les corps jetés sur sa route. Ses déplacements ne souffraient aucun détour, aucun contretemps. Elle fendait à loisir cette marée solide, sans éveiller les soupçons. Tous s’écartaient d’instinct à son approche.

Son bain de foule terminé, elle se posta en vis-à-vis du captif, les Lich’s Follo sur les talons. Ceux-ci ménagèrent sur-le-champ une échappatoire en la manière d’une allée d’honneur débouchant sur les berges.

— Ils rêvent d’un monde nouveau. Ils se voient déjà aux confins de la ceinture de EŠèO Üö¹gÔ, murmura la reine à l’endroit de ses effectifs. (Elle se détourna) « Je ne peux pas agir sur vous. Quelque chose dans votre constitution rejette mon emprise, c’est pourquoi j’emprunte votre langue. S’il vous plaît, rentrez chez vous, Colonel Maurice Charles Brunon. Ne nous rendez pas la tâche plus difficile. »

— Monsieur, monsieur, ça va ? Il est blanc comme un linge !

L’émetteur produisait à présent un son aigre et continue. Une bouilloire sur le point d’exploser. Personne ne semblait s’en inquiéter.

— Monsieur ?

— Qu’est-ce qui lui arrive ?

— Coup de chaud sans doute.

Le colonel aurait souhaité marquer la surprise, se mettre à couvert ou réclamer des réponses. N’importe quoi. Le rugissement de la radio lui vrillait les tympans. Cette femme, nul ne discernait sa présence, nul ne percevait ses paroles. Nul à part lui. Elle existait pourtant, sans quoi ses ouailles ne se plieraient pas à ses volontés, ils ne lui livreraient pas passage sans raison. Communiquaient-ils de façon ou d’une autre ? Et ses hommes, ses hommes qui travaillaient tels des forçats… Une ruche. Alors quoi ? S’agissait-il d’un canular ? Un animateur en costume rayé rajustait-il en ce moment même son micro-cravate ? S’impatientait-il à deux rues d’ici, en compagnie d’Harold Karon et du chef opérateur ? Impossible. Un genre d’ectoplasme en ce cas, une entité à demi solide ? Un être venu d’ailleurs ? S’adressait-il seulement à un être humain en fin de compte ? Ridicule ! Il ne croyait pas à pareille fadaise. Il avait la sensation d’effleurer quelque chose d’important, une vérité terrible, innommable. Son cerveau saturait devant le trop-plein d’information.

Comme elle s’apprêtait à reprendre la parole, il dégaina son arme. La foule flancha sur le coup de l’émotion. Les premiers rangs reculèrent, mais, élastiques, conservèrent leur homogénéité.

Les Lich’s Follo avaient fui tout contact avec la reine, une vague de fond brisée contre les récifs. La jeune femme, d’un calme olympien, se maintint en pôle position. Elle approcha d’un pas régulier, écarta les bras, paume ouverte, face au canon. La perceptive de recevoir une balle en plein front ne semblait guère l’inquiéter.

— Vous ne tirerez pas, et vous le savez, Colonel Maurice Charles Brunon, reprit-elle, le plus simplement du monde. « Vous allez me laisser partir, comme vous avez laissé partir cet enfant dans les rues d’Alger, ce poseur de bombe. Vous vous donnez des airs de colosse immuable, mais vous êtes faible, si faible en réalité.

— Quoi… Qu’est-ce que c’est que ce charabia ?! Et comment, par l’enfer, connaissez-vous mon nom de baptême ?

— Voyons, je connais les noms de tous les gens réunis ici, colonel, dans toute la cité et même au-delà. Comment vous distinguer sinon ?

Le coup tonna, brutal, sans ultimatum. La déflagration émoussa les corps des manifestants, lesquels bondirent au secours de leur maîtresse. Le colonel n’en poursuivit pas moins le massacre, percutant encore et encore la gâchette de son neuf millimètres. Son chargeur vide, celui-ci lâcha son arme, tituba jusqu’à l’accotement, comme aux sorties d’un cauchemar abominable. Des cris d’orfraie se mêlaient à présent à ceux de l’émetteur radio. Les blessés s’entassaient, se roulaient par terre, les chairs à vifs, la mâchoire rompue ou l’abdomen percés. Les prémisses d’une terreur sans nom altéraient les traits des survivants.

« Un monstre », conclut Maurice Charles Brunon. Comme il basculait sur le dos, sa tête heurta le macadam brûlant, ses yeux, éblouis, fascinés, se fixèrent sur la reine, laquelle le considéra en retour.

Cette chose ne partageait rien avec l’humanité. Elle manipulait son bétail à loisir, le façonnait, invisible, à l’abri derrière un rempart de chair infranchissable. Les ouvriers, les joggeuses, les soldats, les employés de bureau, tous se pliaient à ses directives. Tous sauf lui.

Il était parmi les rares élus prémunis contre l’influence de l’envahisseur, comme une mutation conçue à dessein d’enrayer l’épidémie.

RDC_illustration
Vous lisez l’édition Live de NOUVELLES ET ANTHOLOGIES, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-18 (révision : -non défini-)
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