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Black-jack

— Pour ainsi dire, j’ai vécu une enfance ordinaire. Parents divorcés, scolarité en dents de scie, de bons copains. Au collège, sans raison particulière, j’ai acquis une certaine réputation. Le sport peut-être. Mon frère courait et je n’avais rien de mieux à faire que de l’accompagner.

« Chaque week-end ou presque, je sortais jusque tard dans la nuit. Chez moi, j’écoulais les heures devant l’écran du vieil ordinateur de ma mère, ou étendu sur mon lit. J’accompagnais mon frère. »

« À l’époque, les garçons comparaient les filles, fumaient des cigarettes et discutaient des derniers potins footballistiques. Les filles comparaient les garçons, fumaient des cigarettes et dépouillaient les magazines people. J’étais de toutes les sorties, de toutes les soirées. Au bar, j’éclusais bière après bière sans en éprouver l’ivresse. Je riais sans raison. J’étais partout et nulle part à la fois. J’adaptais mon discours selon les circonstances. Je suivais le troupeau comme je suivais mon frère : sans conviction ni intérêt particulier. J’étais prêt à tout pour passer pour un gosse normal. »

« Sans vouloir me vanter, j’ai toujours été doué avec les chiffres, je dirais même qu’il y a quelque chose d’inné chez moi. Une sorte de talent latent. »

« J’espérais poursuivre mes études dans le développement informatique, mais mes mauvais bulletins et le manque de suivi du corps enseignant ont suffi à couler mon dossier. Faute de mieux, je me suis rabattu sur une filière professionnelle. J’ai décroché un poste de comptable de campagne, près de la maison. Un salaire moyen pour un emploi moyen. Si j’avais su alors comment les choses allaient tourner là dehors, j’aurais sans doute agi autrement. J’aurais veillé à assurer mes arrières. »


— Pardonnez-moi, monsieur, je suis confus. Pour quelle raison me racontez-vous tout cela ? Quel rapport le déroulé de votre prime jeunesse a-t-il avec notre affaire ?

— Tout. Voyez-vous, maître, si j’aborde avec vous ce sujet en particulier, ce n’est pas gaieté de cœur. Je suis un homme plutôt discret, et j’aimerais autant garder pour moi les détails de mon intimité. Hélas, je n’ai pas d’autre choix. C’est disons, nécessaire à votre… perception du phénomène. Vous comprendrez en temps voulu.

— Je n’en doute pas un instant, monsieur. J’aurais néanmoins une ou deux questions à vous poser.

— Je vous écoute.

— Vous déclarez avoir subi il y a peu une fuite de données. Une formule statistique permettant d’augmenter sensiblement ses gains à quelque jeux d’argent en ligne.

— Au black-jack.

— Au black-jack, en effet. Vous avez été approché, puis manipulé par un homme selon vous à la solde du casino. Vous envisagez donc de porter plainte contre la firme.

— Oui.

— Monsieur, vous devez savoir qu’il s’agit là de graves accusations. Qui plus est, vous vous attaquez à d’influents hommes d’affaires, protégés de fait par bon nombre d’avocats ainsi que par les lois d’un pays étranger.

— Vous cherchez à me dissuader.

— Pas du tout. Simplement, si nous acceptons de vous défendre, la procédure sera longue, difficile et coûteuse, car assurément étalée sur plusieurs années. Considérez ces éléments avant de vous lancer dans une pareille entreprise.

— Cet entretien est enregistré, n’est-ce pas ? À l’aide de ce boîtier.

— C’est la réglementation, monsieur. Tout ce qui sera dit ici au cours des prochaines minutes restera entre vous et ce cabinet.

— Bien. Je peux continuer ?

— Encore une chose, je vous prie. Si j’en crois votre dossier, vous avez subi il a quelques années une perte importante de revenus suite à un licenciement économique.

— L’état de mes mains en témoigne, j’imagine. Après vingt ans de bons et loyaux services, nous avons dû vendre la maison et revoir notre cadre de vie. Aujourd’hui l’intégralité de ce qui fut mon travail est assurée par une UC3, une unité de dernière génération. J’occupe à présent un poste d’ouvrier qualifié. J’aide à l’assemblage de nouvelles machines dans les usines du XVIIIe arrondissement.

— Vous avez donc décidé de mettre à profit vos compétences et vous êtes donné pour objectif de concevoir une formule gagnante. Vous jouiez depuis longtemps ?

— Des années.

— Pourquoi choisir les casinos Jiā en particulier ?

— Jiā doit en partie sa réputation à son protocole anti-triche, un gage de qualité quant à la solidité de mes découvertes. Contrairement à ce que vous pensez, je n’ai jamais cherché à flouer la maison. J’ai toujours respecté les règles, à la différence de la firme. Une fois ma méthode mise en point, je comptais commercialiser sa pratique au plus vite. Je savais que tôt ou tard, elle finirait par réagir.

— Et de quelle façon réagirait-elle, selon vous ?

— Tout simplement en modifiant les règles du jeu. Vous trouvez ça surprenant ? Intéressez-vous à l’histoire de l’américain Edward Oakley Thorp1 et vous verrez. Nous lui devons l’actuel mélange du sabot.

« À l’usine, je gribouillais sur mes carnets au moindre temps mort. À la maison, je compilais mes résultats, puis rentrait le tout sur un ordinateur portable coupé du réseau central. Je ne vous apprends rien, Jiā dispose d’antennes disséminées d’un bout à l’autre du continent. L’une d’elles donne sur l’entrée de la nouvelle zone industrielle, près de la porte de Clignancourt. »

« On compare souvent les bâtiments du groupe aux anciens casinos physiques, mais ces enseignes ne sont au fond que de simples hangars déguisés. À l’intérieur, des spots publicitaires, des lignes et lignes de cabines individuelles, des câblages complexes maquillés derrière un décor entraînant. Vous êtes accueilli là-bas tel un roi en son château, la plupart du temps par une hôtesse ravissante qui prend votre nom et vous assigne un identifiant. »

« Je jouais sous le pseudonyme de « Dorian N ». « Dorian N », vous saisissez ? Dorian Prentice Satoshi Nakamoto, le physicien accusé en 2014 par le magazine Newsweek d’être à l’origine de la monnaie virtuelle bitcoin. J’utilise ce pseudonyme depuis l’adolescence. »

« Une fois relié au serveur central, vous pouvez sélectionner l’ambiance qui vous convient : Vegas et ses lumières éternelles ; Macao ; Venise ; des environnements dédiés à la pop culture ou aux tendances du moment. Pour ma part, j’ai toujours eu un faible pour le salon « Ridotto », une somptueuse villa située sur les rives de l’Adriatique. Venise a ceci de formidable qu’elle vous semble coupée du monde, comme arrachée du reste du continent.

« En vérité, je jouais peu en ligne. J’expérimentais essentiellement chez moi, loin des tentations. Mes connexions répétées débutèrent à l’apparition d’Alfor. »

— Le fameux voleur… Selon vous, l’entreprise s’était attaché les services de cet homme ?

— Oui.

— Sur quelle base tiendrait cette accusation ?

— Pardon, mais j’aimerais poursuivre.

— Répondez à la question, je vous prie.

— Il… Non, je regrette, ce n’est pas aussi simple.

— Écoutez, monsieur, s’il s’agit d’une plaisanterie, je préférerais autant en rester…

— Il ne s’agit pas d’une plaisanterie, mais d’une situation on ne peut plus sérieuse ! J’ai été victime d’une escroquerie, et ce dans des conditions que vous pouvez à peine imaginer. La plupart des affaires ici sont traitées par ordinateurs. Vous touchez une commission selon la durée de cet entretien. Qu’est-ce que vous avez à perdre à m’écouter sagement dérouler mon histoire ? Rien. Rien du tout. Alors, remplissez-vous les poches et laissez-moi parler.

Bon. Vous avez déjà joué au black-jack ?

— Jamais.

— Au black-jack, les joueurs s’opposent à la maison et cherchent à obtenir un score au plus proche de vingt et un sans jamais le dépasser. Le croupier mélange et assure la distribution des cartes.

« Alfor était connu comme le loup blanc d’un bout à l’autre du salon. Sa réputation tenait autant à son tempérament impétueux qu’à ses nombreux coups d’éclat. Vous n’êtes pas connaisseur, aussi l’exemple que je m’apprête à vous fournir risque de ne pas vous frapper outre mesure, mais je l’ai déjà observé engager plusieurs milliers d’euros sur une paire de six, recevoir deux nouveaux tirages et rafler la mise contre toute attente, car le croupier avait dépassé les vingt et un points. Dans ces moments-là, Alfor contemple du coin de l’œil ses cartes et celles du croupier. Après quoi, il tapote le tapis du bout des doigts et prononce d’un air théâtral sa formule fétiche : "Nul vainqueur ne croit au hasard”. L’assistance s’amasse alors derrière lui, à l’affût du résultat. »

« Vous saviez que les premiers casinos avaient ouvert leurs portes à Venise aux alentours du XVIIe siècle ? Les jeux d’argent n’y étaient tolérés qu’en journée, et exclusivement à l’occasion du carnaval. Le salon “Ridotto” a été créé en hommage à ses pionniers. »

« Nous parions autour de tables en demi-lune aux motifs sculptés et levions nos verres en l’honneur d’un passé révolu. Les murs étaient couverts de tentures et de toiles de maître, les plafonds ornés de fresques fabuleuses évoquant des scènes connues de la chrétienté. Le soleil, figé, baignait la salle de ses rayons. Le tempo des concerts donnés à l’extérieur ponctuait les annonces des croupiers. Des cortèges sans fin aux couleurs criardes défilaient sous les fenêtres du bâtiment. Des fanfares et des artistes de rues égayaient les foules venues assister à la grande parade. Des costumes complexes et raffinés laissaient entrevoir quelques figures emblématiques de la mythologie romaine, mais les hommes portaient pour la plupart de longues capes noires et des masques blancs, les femmes d’imposants chapeaux fleuris et des robes colorées. Tout avait été reproduit dans les moindres détails : du solennel envol de la colombe, aux numéros des acrobates, jusqu’à la présence pesante des autorités en cas de soudain débordement. C’était une ronde incessante, répétée encore et encore par une troupe sans visage, et je dois bien avouer que la vue de ces masques pâles aux sourires figés m’a toujours dérangé. Bien sûr, il s’agissait d’une simulation. Rien de ce qui se déroulait dehors n’était réel, et nous n’avions accès qu’au seul espace limité de la villa. »

« Sur “Ridotto”, il était de mise de conserver son calme en toute circonstance. On se piquait de jouer pour le plaisir, voire empreint d’une certaine mélancolie. Et bien qu’aucune règle n’interdise le port du masque en intérieur, les joueurs voyaient d’un très mauvais œil qui se présentait à la table de jeu les traits couverts. »

« C’est une curieuse expérience que de plonger régulièrement corps et âme dans un monde fictif. Vous tenez le rôle d’un riche bourgeois toute la nuit, vous vous conformez sans y songer aux codes d’une ère passée et vous vous réveillez le lendemain matin au son des hurlements en provenance de l’appartement voisin. Il y a de quoi en perdre la boule. »

« Aux yeux du reste du salon, Alfor passait pour une sorte de flambeur. Il s’en donnait l’allure tout du moins. Il prétendait disposer de la faculté innée de “sentir” la valeur des cartes. Un don selon lui hérité d’un lointain ancêtre. Il occupait toujours un siège à la droite du croupier, se querellait au moindre prétexte et présentait immanquablement ses compliments aux dames de la tablée. Son ancienneté et l’intérêt permanent suscité par sa présence compensaient, je crois, son irrévérence. Il était l’unique agitateur toléré sur “Ridotto”. »

— Une telle célébrité… Et vous ne l’aviez jamais repéré auparavant ?

— Le hasard de l’agencement des environnements instanciés, j’imagine. Depuis l’avènement des premières UC1, l’entreprise connaît une croissance fulgurante. Un afflux record de joueurs venus du monde entier. « Ridotto » ne faisait pas exception à la règle, et par respect du cadre historique, le serveur central redirigeait sans cesse le trop-plein d’actifs sur de nouvelles copies du salon.

— Mais vous connaissiez son nom.

— Pas du tout. J’ignorais même jusqu’à son existence.

— Ce n’est pas possible. Selon vous, cet homme est un original, un parieur invétéré et un mathématicien hors pair. Vous jouiez depuis des années et prétendez n’avoir jamais eu vent de sa réputation. C’est parfaitement ridicule, instance ou non. »

— C’est bien. Vous commencez à comprendre.

« Alfor était une énigme, comme sans doute beaucoup d’autres avant moi, j’ai cherché à percer à jour sa stratégie. Je soupçonnais derrière son apparente vanité une personnalité froide et calculatrice, un système surtout. Là-dessus, je ne me suis pas trompé. »

« J’ai longtemps observé son jeu, étudié chacun de ses faits et gestes. Une technique bien connue des joueurs de black-jack consiste à compter les cartes puis de tirer du résultat une valeur générale, positive ou négative. Il devient possible alors d’évaluer les risques et d’adapter ses choix en temps réel. Pour cette raison, les croupiers sont formés à distribuer rapidement, de sorte à compliquer la tâche des parieurs. Un employé rompu à l’exercice est en mesure de servir une table en l’espace de trente secondes, environ. Les programmes utilisés par la firme permettent de descendre à dix, voire en dessous. »

« C’est une particularité propre aux seuls casinos Jiā. Hôtesse d’accueil exceptée, l’ensemble du personnel est généré via l’intelligence artificielle. Pas uniquement les croupiers : les changeurs, serveuses et autres intervenants sont basés sur les mêmes modèles. »

« Alfor comptait, c’est un fait dont j’aurais pu jurer. Aussi rapides soient-ils, les croupiers peinaient à suivre son raisonnement. »

— Si bien que vous avez fini par l’aborder.

— À quoi bon ? Quand bien même je serais parvenu à l’approcher, il se serait borné à répéter qu’il s’agissait d’un don. Et c’est ce qu’il a fait. Il n’a jamais dévié de son narratif en ma présence, pas même à la veille de sa disparition. L’illusion était parfaite.

« Au cours d’une session où il aurait presque fait ciller les avatars du groupe tant il remportait mise sur mise à la table de jeu, Alfor m’invita à partager avec lui le verre de l’amitié. J’ai accepté, bien sûr, étonné, mais curieux de connaître ses intentions. Ce soir-là, j’ai découvert un être doué d’une grande sensibilité. Il prétendait exercer en tant qu’ingénieur en informatique. Il se donnait des airs de dandy désabusé à seule fin d’épater la galerie. »

« À compter de ce jour, nous ne nous sommes plus lâchés. Mon service terminé, je courais presque jusqu’à l’enseigne, saluait l’hôtesse et me glissait à l’intérieur de la première cabine disponible. Je scindais la foule face au croupier et adressais à Alfor un rapide signe de la main. »

« Assis à la terrasse du salon, tournant le dos au comptoir et à son enfilade de bouteilles colorées, je sirotais un Gin tonic et lui son habituel rhum arrangé. Tout y passait. Du commentaire critique des récentes actualités aux nouvelles avancées technologiques. Il était doté d’une éloquence naturelle, et parvenait à explorer sans peine des thèmes complexes sans jamais user d’un jargon technique compliqué. Il décriait ouvertement la production d’ouvrages par algorithme, qu’il qualifiait de torchons éculés et sans saveur. Il ne tarissait pas d’éloge sur les grands auteurs d’antan et se désolait de l’appauvrissement général du monde culturel. Combien de fois ne m’a-t-il pas recommandé la prose d’Edmond Rostand, les sagas de Robert E. Howard ou l’œuvre complète d’Alain Damasio, dont il affectionnait tout particulièrement la composition. »

« Malgré les apparences, c’était un homme de rare confession, plein de retenue en ce qui concernait sa vie privée. Il prétendant avoir vécu toute son enfance sur le sol français, avait sa carte au nouveau parti de la souveraineté numérique et admirait des personnalités politiques telles que Julian Assange, Aaron Swartz ou Proudhon. Oh, il n’a jamais rien dit de tel. Pas de manière aussi explicite. Mais il savait faire passer un message en toute subtilité. »

« À force de pratiquer à ses côtés, d’échanger avec lui chaque soir ou presque autour d’un verre, j’ai pris conscience que ses rapports avec la firme étaient assez houleux. Alfor ne se contentait pas de rafler des sommes colossales au nez et à la barbe du casino. Il partageait ses talents avec le reste des membres du salon. »

« Il arrivait qu’on vienne l’interrompre en pleine partie, qu’on lui glisse à l’oreille quelques mots. Il saluait alors l’assistance après un trait d’humour et se retirait du jeu, traversait la villa d’un pas pesant, puis s’installait à la table du malheureux. J’appris plus tard qu’il passait des nuits entières à seconder des hommes sur le point de sombrer, parfois jusqu’au matin. L’entreprise ne pouvait rien contre lui. Il n’enfreignait aucune règle. Il était dans les clous selon les termes des conditions générales d’utilisation. »

« Faute d’un réel motif d’expulsion, les équipes de développement lui menaient la vie dure. Il rencontrait des problèmes de connexion répétés ou subissait de fréquents contrôles anti-triche. Bien sûr, ils ne trouvaient jamais rien sur son compte. Ils ne prenaient pas la peine de vérifier. Ces pressions continuelles l’affectaient néanmoins. À son retour en jeu, il lui arrivait en effet de s’isoler du reste du groupe. Il ne misait pas, se contentait d’observer ou préférait s’installer en terrasse, face aux défilés ininterrompus du carnaval. J’avais appris à le laisser tranquille dans ces moments-là, et il me semblait qu’il m’en était reconnaissant. »

— Recentrons-nous sur l’affaire, voulez-vous. Cet homme vous a donc roulé et s’est emparé de votre formule.

— Parfaitement.

— Quelle était la nature exacte de votre théorie ?

— Je ne vais pas entrer dans les détails, mais mon hypothèse repose sur une logique d’optimisation. Compter les cartes suivant la thèse de Thorp est désormais une pratique révolue. Si les avatars du groupe distribuent une table en l’espace de dix secondes, rien ne prouve qu’ils ne peuvent pas descendre bien en dessous, voire atteindre une forme d’instantanéité. Concurrencer les ordinateurs sur le terrain du traitement des données est impossible. Je m’étais fixé pour objectif de simplifier au maximum les calculs en focalisant mon attention sur la seule main du croupier. Un score supérieur à vingt et un points de la part de la maison signifiait pour le reste de la tablée une victoire garantie. Je cherchais donc à prédire de tels échecs. C’était une fenêtre plus réduite, imprécise, mais toujours accessible, selon moi.

— Votre voleur recourait-il à un procédé semblable ?

— Non.

— Supérieur au vôtre ?

— Pas du tout.

— En êtes-vous bien certain ?

— Qu’est-ce que vous insinuez ?

— Sous couvert de l’usage d’un talent inné, cet homme semblait déjà surclasser les programmes du casino. Pour quelle raison aurait-il pris la peine de s’attaquer à vous ?

— Alfor ne s’est jamais attaqué à moi, pas directement. Il m’a guidé, m’a aidé à compléter mes travaux. J’étais proche du but, et mes découvertes représentaient un danger pour la firme.

— Attendez, vous voulez dire qu’il n’y a pas eu de vol ?

— Pas selon la définition classique du terme.

— Et quelle en est la vôtre ?

— À ce stade du récit, je ne peux pas vous répondre.

— Vous êtes marié ?

— Quel rapport ?

— Votre conjointe a-t-elle connaissance de vos démêlés avec le casino ?

— Non.

— Pour quelle raison ?

— C’est strictement personnel.

— Je comprends. Cependant, si vous le permettez, nous allons à présent mettre fin à cet entretien. Votre déclaration est décousue, votre histoire confuse et vous refusez de répondre à mes questions.

— Mais je…

— Je regrette, mais je vais devoir vous demander de partir. Je vais couper l’enregistrement…

— Attendez ! J’ai nourri des dettes de jeu par le passé, d’accord ! Des dettes. J’ai joué et j’ai perdu. Beaucoup. Je me suis laissé emporter après la perte de mon emploi. Voilà pourquoi ma famille n’est pas au courant. Mais cette fois, j’avais pris les précautions nécessaires. J’ai réussi l’impensable et ils m’ont coupé l’herbe sous le pied. Ils m’ont spolié. Vous pouvez imaginer ça ? Vous vous rendez compte de ce que ça représente pour quelqu’un comme moi ? Des mois de travail partis en fumée, foutus en l’air.

— Asseyez-vous, ou j’appelle la sécurité.

— Écoutez, si vous voulez bien me laisser terminer, je suis sûr que…

— Pourquoi attaquer la firme ?

— Je vous demande pardon ?

— Pourquoi ne pas l’attaquer, lui ? Pourquoi vous focaliser sur l’entreprise alors que vous tenez manifestement votre coupable. Si cet homme a bel et bien abusé de votre confiance et qu’il subsiste des preuves de sa culpabilité, vous avez là un angle d’approche approprié.

— Vous ne parviendrez pas à déférer Alfor.

— Monsieur, sachez que nul n’est au-dessus des lois. Vous sous-estimez le pouvoir de l’appareil judiciaire.

— Et vous celui de la perversité humaine.

— Que voulez-vous dire ?

— Alfor n’existe pas. Vous n’aurez personne à inculper…

« Un soir, j’ai perdu pied. De nouveau, oui. On nous avait annoncé une nouvelle vague de licenciements, des machines plus performantes, hors de portée de nos techniciens. J’étais parmi les derniers rentrés et n’attendais quant à mon âge aucun traitement de faveur. »

« Je me suis saoulé une bonne partie de la nuit. J’ai poussé la porte de l’enseigne rue Clignancourt, salué l’hôtesse sans rien laisser paraitre de mon état. J’ai repéré une table et ai commencé à jouer. Au départ, j’appliquais ma méthode à la lettre. J’ajustais mes calculs et observais avec la plus grande attention les tirages du croupier. Et puis le vent a tourné. Je perdais, perdais, et perdais encore. J’abaissais le regard, nauséeux, ébranlé par la défaite. Je réclamais de nouvelles cartes, je réclamais jusqu’à brûler. Ma théorie était toujours incomplète. J’avais la sensation que mes pensées me filaient entre les doigts, que toute ma vie durant n’avait été qu’une suite d’échecs ininterrompus. Je cédais à la maison mes primes dûment gagnées, je frappais du poing le velours vert pâle du tapis et me hérissais face aux avertissements du croupier. Je capitulais, livide, courroucé. Je traversais la salle d’un air crâne, puis m’installais à une seconde table. À ce moment, je le vis prendre un siège auprès de moi, une expression grave sur le visage. Il adressa aux dames de l’assistance ses compliments et me demanda d’une voix cassante si j’avais besoin d’aide. Son aide. Sans doute des témoins l’avaient-ils alerté de ma ruine programmée. »

« Ses paroles eurent sur moi l’effet d’un électrochoc. Je me redressais, comme au sortir d’un mauvais rêve, et signalais que je me retirais du jeu. Alfor en fit autant. Il m’a proposé de m’offrir un rafraîchissement, suggestion que j’ai refusée avec dignité… »

« J’ai commandé un grand verre d’eau et lui son traditionnel rhum arrangé. Le barman nous servit après une révérence et s’en retourna poursuivre son office. Alfor a trinqué sans prononcer le moindre mot, et je me voyais soudain me confier à lui. J’abordais mes études de comptable, mes désillusions, mon licenciement, puis l’enfer de la chaîne de production. J’exposais en détail ma théorie. Alfor me prêta une oreille attentive tout du long. Il a pris sur lui d’écouter mes sarcasmes sur l’état de délabrement de la société moderne. »

 Les jours suivants j’évitais sa compagnie, par crainte du ridicule. Je rentrais tôt du travail et peaufinai mes calculs à mon bureau, loin des tambours entêtants du carnaval. »

« À mon retour en jeu, il me convia à sa table. Nous misâmes longtemps, et comme s’il lui était nécessaire de confirmer son ascendant sur moi, Alfor risqua face au croupier une somme exorbitante et tira de son placement un bénéfice semblable. Après ce tour de force, il m’invita à boire en terrasse et me suggéra un nouvel emploi. »

« J’ai reposé mon verre, mal à l’aise. J’interrogeais Alfor du regard et, en l’absence de réaction, le priai de cesser sa plaisanterie. Il m’affirma que ma théorie était brillante, qu’il se désespérait de voir ainsi gâcher un tel talent au service du jeu. Il proposait de remonter ma candidature à son entreprise, de plaider en ma faveur. Il avait bon espoir que j’intègre au plus tôt son équipe et me certifiait qu’au vu de mes capacités je gravirais sans mal les échelons. J’étais sidéré. Produire puis commercialiser ma méthode m’assurait une rentrée d’argent confortable, un équilibre à court terme. Ce qu’il m’offrait, lui, c’était une situation stable, pérenne, un cadre de travail en adéquation avec mes rêves d’enfances. »

« Poursuis ton œuvre, complète ta théorie et utilise-la pour mettre en valeur ton profil. Je me chargerais alors de recommander ta candidature. »

« Ce sont ses mots. Il ne m’a rien promis, bien sûr, il n’en avait pas besoin. J’étais là où il le voulait, prêt à accomplir mon objectif. »

« Et c’est ce que j’ai fait. »

« Quelques semaines plus tard, sans doute galvanisé par sa proposition, j’obtenais des résultats encourageants. Je parvenais à prévoir selon une marge d’erreur de trente à quarante pour cent la valeur de la main du croupier. Un premier palier significatif. »

« J’affinais mes calculs, descendis à vingt, quinze, puis dix pour cent. J’enchaînais alors les nuits blanches, échangeais en permanence avec Alfor via une messagerie privée. Celui-ci, au grand dam de ses adeptes, délaissa bientôt la table de jeu et se consacra uniquement à me seconder. Il était présent lors de chacune de mes expérimentations, nourrissait ses propres hypothèses ou corrigeait mes maladresses. Nous avons travaillé ensemble à l’élaboration de l’équation finale. »

« Sur “Ridotto”, comme partout ailleurs sur les salons, l’alcool n’avait pas le moindre goût. Il s’agissait tout au plus d’un simple ajout cosmétique, une symbolique sociale à laquelle tenaient les clients.

Le soir de notre triomphe, il me sembla pourtant sentir le picotement des bulles de champagne descendre le long de mon œsophage. Nos deux verres tintèrent de concert et Alfor m’adressa l’un de ses petits sourires en coin : d’humbles et furtives félicitations. Il m’invita à le rejoindre à la table de jeu, et nous fêtâmes la fin de notre fructueuse collaboration sous les vivats d’un public captivé. »

« Le lendemain Alfor avait disparu. “Ridotto” avait repris sa morgue ordinaire et personne ne gardait le souvenir d’un jeune premier au caractère exubérant. »

« J’ai cherché en vain à le joindre par message privé, j’ai contacté le service client, après quoi les événements se sont enchaînés rapidement. J’ai rencontré des problèmes de connexion et subi une alerte logiciel en provenance de la firme. Suspicion de triche. J’ai écopé d’une semaine de bannissement, le temps, m’a-t-on soutenu, de procéder à une analyse poussée de mon comportement. À mon retour en jeu, on m’adressa un courrier d’excuse. En compensation de cette injustice, je bénéficiais de bonus importants. Un accès privilégié à certains salons, un pécule fourni par l’entreprise. Je ne m’en formalisais pas, repérais une table et commençais à miser. »

« C’est là que j’ai pris conscience du préjudice. »

« Les croupiers du groupe réagissaient à présent à chaque échec de la maison. Ils opéraient un mélange complet après dépassement du score maximum, réduisant à néant ma stratégie. Ils avaient déployé une mise à jour majeur pendant mon absence, un correctif. Je me retrouvais dès lors dépouillé de mon bien le plus précieux, privé du produit de mes recherches. Alfor avait remporté la partie. »


— Avez-vous terminé ?

— J’ai terminé, oui.

— Si je comprends bien, la compagnie est parvenue à anticiper votre découverte et s’est arrangée à modifier les règles du jeu. C’est bien ce dont il s’agit ?

— Oui.

— Envisagez-vous toujours de poursuivre l’entreprise ?

— Je maintiens ma déclaration.

— Écoutez, monsieur, je partage votre douleur. Mais avouez que vous ne disposez d’aucune preuve réelle de ce que vous avancez. Aucune infraction n’a été commise à votre domicile ni sur votre ordinateur personnel. Pire, vous avez travaillé de concert avec votre voleur. En vérité, que vous attaquiez Alfor ou la firme n’y changera rien. Vous n’avez aucune chance de l’emporter.

— Et que pensez-vous d’une inculpation pour tromperie doublée d’un usage de technologie non déclarée ?

— Ce serait tout à fait hors de propos.

— Vraiment ? Je n’ai pas été franc avec vous depuis le début de cette entrevue. Je n’ai jamais eu l’intention d’attaquer Jiā pour vol de données. J’ai beaucoup mieux à vous proposer, mais cela requiert de votre part un léger effort d’interprétation. Une vérité difficile à admettre. Alfor et l’ensemble des joueurs présent sur le salon étaient des avatars gérés via un programme d’intelligence artificielle.

— Je… Écoutez, monsieur…

— Pourquoi croyez-vous que j’ai tenu à exposer ici les détails de mon adolescence, que je vous ai renseigné sur mes centres d’intérêt ? Le personnage d’Alfor a été conçu dans le but de m’approcher. Il est né du besoin de canaliser mes recherches, de les amener à maturation pour mieux s’en nourrir. Réfléchissez à ce que vous avez entendu. J’éprouve un amour immodéré pour les chiffres, il était une énigme sur le plan mathématique. J’ai renoncé à faire carrière dans le développement informatique, il me proposait un poste au sein d’une grande société. J’ai un faible pour la pensée libertaire, il vouait une admiration sans bornes à mes modèles et défiait l’entreprise sur son propre terrain de jeu. Alfor était l’archétype du révolutionnaire au cœur tendre. Un être sensible, cultivé si j’ose dire. Tout était parfaitement calculé, jusqu’à sa gestuelle, ses mimiques, la forme de son visage, son alcool fétiche. Il me rappelait mon frère. Mon frère que j’ai suivi toute mon enfance sans réfléchir, mon frère qui m’a toujours protégé. C’était un appât idéal, et le petit théâtre du salon lui fournissait le meilleur des décors. »

— Vous vous rendez compte de ce que vous avancez ? Tout ceci est ridicule.

— Jiā a vu en moi un danger pour ses actifs et a répondu en conséquence. À leur place, j’aurais réagi de la même façon.

— Et vous auriez déployé des moyens pareils à seule fin de contrecarrer les plans d’un simple analyste ?

— Un simple analyste, comme vous dites, représente une infime menace. J’étais sur le point de lancer une véritable révolution, en témoigne la dernière mise à jour en date du logiciel. Croyez-vous qu’implémenter un tel correctif ne leur a rien coûté ? À l’échelle internationale, il s’agit au bas mot d’un investissement de plusieurs millions. Je vous laisse imaginer les pertes estimées au préalable.

— Dans ce cas, il leur suffisait de vous bannir du jeu.

— Et attirer ainsi l’attention sur moi.

— Vous divaguez, monsieur.

— Ah oui ? Et comment expliquez-vous la disparition d’Alfor ? Même son identifiant est introuvable.

— Peut-être a-t-il simplement supprimé son compte ?

— Des mémoires ? Tout à l’heure, vous avez admis vous-même que c’était impossible.

— Il pourrait s’agir d’un coup monté.

— Je vous écoute.

— Un acteur.

— Un seul ?

— Ou plusieurs.

— Le casino aurait engagé toute une troupe de comédiens, une équipe soudée, disponible à la demande, vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?

« Envisager la possibilité qu’il puisse s’agir d’une machine représente un effort si surhumain pour vous ? La technologie progresse rapidement. Osez prétendre qu’il y a une paire d’années vous vous seriez imaginé confier la majeure partie de vos précieux dossiers à une simple unité de calcul. C’est pourtant ce que vous faites aujourd’hui. »

— Admettons qu’ils disposent des moyens nécessaires. Comment auraient-ils procédé ? Nul ne peut disparaître sans laisser aucune trace.

— Nul, hormis un simple avatar.

— Soit.

— Alfor n’a jamais existé. Lui et l’ensemble des membres du salon ont été générés à mon intention. Leur mission terminée, ils ont été effacés. Je vous l’ai dit tout à l’heure, Jiā crée sans cesse de nouvelles instances, et je pense que l’une d’elles m’était tout spécialement destinée. Selon moi, c’était une enclave coupée du reste du réseau. »

— En ce sens, vous poursuivriez l’entreprise pour duplicité et vous vous précipiteriez dans la brèche.

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Qu’à vous entendre, tout s’emboîte à la perfection.

— Vous avez une meilleure explication ?

— Non. Mais je ne suis toujours pas convaincu pour autant.

— Je sais.

— Vous devez bien comprendre que la réputation de mon cabinet est en jeu, de surcroît mon avenir en tant qu’avocat.
— Je comprends parfaitement.

« Écoutez, je ne vais pas vous déranger plus longtemps. Je vous ai exposé mon problème, vous ai soumis un angle d’attaque. Permettez-moi de conclure par un dernier témoignage, la première pierre sur laquelle repose ma suspicion. Après quoi, vous me ferez part de votre jugement. »

« J’ai évoqué tout à l’heure avec vous la présence de nombreux robots sur le réseau. Les croupiers, bien sûr, mais également les changeurs, les serveuses, les barmans. Toutes rudimentaires que soient ces technologies, ces parodies humaines font montre d’une étonnante fiabilité. Elles se répètent peu, disposent d’une infinité d’itinéraires et ne présentent en général aucun comportement déviant. Il arrive cependant que la mécanique s’enraye, que la connexion entre les serveurs traverse une phase d’instabilité. Il s’agit la plupart du temps d’événements isolés, négligeables au vu de la solidité des installations. En cas d’incidents, les avatars du groupe se réinitialisent par mesure de précaution. Ils suspendent alors toute activité, ils se figent dans l’espace et laissent entrevoir leur véritable apparence : une sorte d’ossature décharnée, sans visage ni carrure. Il s’est produit un épisode d’une rare intensité le soir où Alfor m’a sauvé. J’étais ivre, j’en conviens, j’ai longtemps cru à une hallucination… »

« J’étais désorienté, je parlais, parlais, sans discontinuer. Je me confiais à lui, mais détournais les yeux, de peur de surprendre au fond de son regard une lueur de pitié. J’ai pris conscience de l’anomalie après une énième gorgée. Un vide abject, presque douloureux. Le brouhaha des hommes s’était tu, le tintement flûté des verres à pied, la fanfare, les lointains applaudissements avaient cessés. Tout avait été englouti en l’espace d’une seconde, comme assourdi sous une chape de béton. Je redressais la tête et rencontrais la silhouette statique du barman, alors en plein nettoyage du comptoir. J’observais par-dessus mon épaule le reste des convives. Serveuses et clients se confondaient sous l’éternel zénith. Des croupiers défigurés s’apprêtaient à distribuer les cartes à autant de leurs homologues. Le temps semblait s’écouler au ralenti, et lorsque enfin je me retournais face à Alfor, je me figeais à mon tour, pétrifié d’effroi. J’étais seul sur la terrasse de la villa.

Seul depuis des mois. »

Vous lisez l’édition Live de NOUVELLES ET ANTHOLOGIES, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-18 (révision : -non défini-)
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