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Une joute historique

Le combat terminé, les projecteurs braquèrent sur scène leurs faisceaux lumineux. Les deux aspirants boxeurs saluèrent la foule, puis s’en retournèrent au vestiaire.

— On applaudit bien fort nos deux jeunes athlètes, à n’en pas douter promis à un brillant avenir dans la profession, annonça un gentleman aux cheveux gominés, vêtu d’un costume trois-pièces piqués d’une rose. Il occupait le halo tracé au cœur de l’arène.

L’engouement populaire enfla soudain. Hommes, femmes et enfants scandaient déjà le nom du favori, dépliaient de belles banderoles, des pancartes inscrites de slogans accrocheurs.

Autour du plateau, bien en vue des tribunes, des panneaux promotionnels exposaient de joyeux couples en livrée sur fond blanc, lesquels vantaient les mérites d’assurances, de banques privées, de labels luxueux de vêtements. Pièce maîtresse de cet édifice bâti en l’honneur des publicitaires, une célèbre enseigne de fast-food américaine trônait en place centrale. « Un goût de légende », martelaient deux écrans géants.

— Et maintenant, mesdames, messieurs, reprit le speaker, le moment que vous attendez tous : la remise en jeu du titre national poids moyens. Nous accueillons ce soir, au Korakuen Hall de Tokyo, un illustre challenger, que dis-je, une icône en devenir. Européen naturalisé, il accuse à la pesée soixante-dix kilos, neuf-cents grammes. Huit combats, huit victoires, sept par KO, aucune défaite. Vous avez bien entendu, il est invaincu ! Ses crochets sont meurtriers, ses réflexes explosifs. Il affectionne tout particulièrement expédier ses adversaires au cours des deux premiers rounds. Cet homme vient réclamer son sésame pour l’international. Tooooony Estrelaaaa ! »

Les objectifs des appareils photo, les caméras de télévision se fixèrent sur l’entrée en fanfare de l’intéressé. Trottinant en tête de cortège, sa capuche rabattue sur le visage, le challenger salua son public d’un geste triomphant. À mi-parcours, il mima du geste un enchaînement compliqué, retourna sur ses pas, redescendit l’allée au pas de course. Il toucha du cuir de ses gants les mains tendues à son égard, avant de projeter parmi les masses son manteau d’apparat. Cet impromptu lancé révéla les traits d’un jeune premier au rictus prétentieux, le crâne rasé à l’exception d’une raie de cheveux en bataille. Ses trapèzes formaient dans son dos un goulet étroit. Un short au motif léopard blasonné de son propre nom ceignait ses reins. Son tour de chauffe accompli, Estrela dédaigna les micros des journalistes, enjamba les cordes, puis s’installa dans le coin droit, traditionnellement réservé au tenant du titre. L’affront attira tant les vivats de ses partisans que les sifflets de ses détracteurs. Il semblait se régaler des sirènes de l’assistance.

Un second appel retentit alors.

Ovation générale. Le grincement des sièges, l’impact répété de centaines de talons sur les planchers des gradins enfla jusqu’à produire un vacarme assourdissant. Un ample peignoir couleur d’ébène jeté sur les épaules, le champion remonta à son tour le couloir opposé. Originaire de Kyoto, Āsā Gaikaku avait disputé à ce jour un total de vingt-trois combats. Dix-sept victoires pour quatre défaites. Deux égalités. Il conservait son titre depuis pas moins de trois années consécutives, un tour de force encensé au-delà même des limites du pays du Soleil-Levant.

Sur le ring, Gaikaku salua le speaker puis s’inclina à l’adresse des juges. Il gagna le coin opposé sans trahir la moindre émotion, ôta son manteau, récita une prière en l’honneur de quelques divinités shintoïstes. Un bref échauffement le porta en milieu de scène, où patientaient le challenger et l’arbitre. De longs cheveux ondulés tombaient sur ses oreilles. Un chignon complexe se dressait au sommet de sa toison noire. Un véritable colosse.

« Vous savez ce que j’attends de vous, nous en avons discuté tout à l’heure en coulisse, déclara l’arbitre en charge de la confrontation. Pas de coups bas, de morsure ou de saisie, je serais intraitable en ce qui concerne le moindre manquement au… Hey ! Reculez, monsieur ! »

— Relax, elle est pas en sucre que je sache, votre idole. Vous avez peur de quoi ? Que je lui saute à la gorge ?

La foule conspua le challenger. L’arbitre menaça Estrela d’un avertissement. Celui-ci recula, puis livra à l’assemblée un mea culpa déchirant quant à ses précédentes déclarations à l’endroit du champion, qu’il estimait en vérité comme un adversaire à sa mesure. En guise d’excuses, il offrit un poing amical à son rival, symbole, selon lui, d’un authentique repenti. Il retira au moment critique sa politesse, tourna le dos à son vis-à-vis et, les deux bras en l’air, poussa un rugissement terrifiant.

— Un round, messieurs, s’époumona-t-il, les muscles bandés. « Un round, et j’en aurais terminé avec ce vieux fossile, ce symbole d’une ère révolue. Je suis le meilleur ! Il n’y a personne comme moi sur le ring. Personne, vous entendez ? Ce combat fera un parfait échauffement ! »

Dans les tribunes, d’aucuns jugeaient son attitude méprisable. On exigeait une pénalité. Gaikaku déglutit. Le sang lui battait les tempes. « Tout doux. Tout doux. Bien. On se maîtrise, susurra une voix désincarnée à l’oreille du champion. La colère et l’indignation sont mauvaises conseillères. Ils le savent. Ils en jouent. Ils cherchent à nous piéger. Tiens tes distances, coursier. »

— Eh bien, reprit le speaker, « le moins que l’on puisse dire, c’est que le challenger nourrit une saine opinion de lui-même. Les caméras n’en ont pas raté une miette. Ici, au japon, un tel étalage de sagesse implique de prompts résultats Tony-san. Il se détourna en direction du public. Assumera-t-il cette énième provocation jusqu’au bout ? Une première défaite du prodige portugais entacherait sans conteste le reste de sa carrière. La réponse sur le ring, mesdames et messieurs ! »


DING DING DING !

Au son de cloche, l’arbitre se retira d’une enjambée. Les deux boxeurs s’élancèrent. Estrela oscillait de droite à gauche, multipliait les feintes, les faux semblants. Il approchait, ruait, puis reculait d’un bond, hors de portée. Il opérait de rapides incursions. Le champion, cependant, se bornait à une posture défensive.

En l’absence de réactions, Estrela jugea bon d’engager les hostilités. L’enthousiasme gagna la salle. Le speaker s’épanchait en de futiles commentaires. Au détour d’un énième échange, Gaikaku réalisa une glissade en avant, brossa un « U » au-dessous du gant ennemi. Sur le point d’asséner une violente riposte, celui-ci perçut en face un subtil changement. Le challenger semblait désarçonné, son instinct toutefois lui dictait de laisser filer cette occasion. Une aubaine. À peine résolut-il d’adopter une posture défensive qu’un crochet manqua de peu la base de son menton. Une offensive d’envergure s’en suivit. « Malin, poursuivit la voix. Ils provoquent d’emblée, ils se pavanent au risque de subir un sucker-punch à la Mayweather. On serre les dents. On réduit les dégâts… »

— Sérieuse montée en puissance de la part du prodige portugais, rugit le speaker, « Il accule Gaikaku. Il l’entraîne dans les cordes ! Ah ! S’il se retrouve piégé… Non ! Le champion l’empoigne. Il l’empoigne à bras le corps. Le clinch1 renverse la situation ! »

L’arbitre sépara les deux sportifs. Sitôt le match relancé, le challenger se jeta sur son aîné, lequel s’ingénia à conserver la mi-distance. Il profitait à cet effet d’une allonge supérieure, conférée par son profil élancé. Estrela n’en démordait pas. La garde haute, les coudes joints, il campait son rival, à l’affût d’une ouverture. Subir les contre-attaques du Japonais ne l’effrayait pas. Au contraire. Il semblait ravi d’offrir au public le spectacle de son insolente pugnacité.

Le speaker crut bon d’expliciter son entreprise.

— Deux visions opposées s’affrontent sous nos yeux. Adepte de la garde dite, « Peek a boo2 », Estrela cherche à affaiblir son adversaire par une prise d’assaut continue. Il brigue un KO rapide ! Gaikaku, plus subtile, préfère travailler sur le long terme. C’est un savant stratège à la frappe chirurgicale, un maître de la riposte. Qui l’emportera ? Ce jeune rookie au style impétueux ? Ou le tempo de l’actuel champion.

« Gaffe sur ta droite, coursier ; un pas en arrière ; baisse-toi ; protège ton visage ; un leurre ça. Ignore-le ; ils vont tenter une charge ; prépare-toi à encaisser. »

À la limite du temps réglementaire, le Portugais se fendit en effet d’une percée magistrale. Débordant Gaikaku par la gauche, il poussa son avantage et parvint à placer un double crochet à hauteur du foie. Le champion s’adossa contre les cordes, la garde close, impénétrable. La douleur inonda son organisme. Il contrôla sa respiration.

La cloche tinta. L’arbitre sépara les deux combattants. Il valida d’un geste de la main la fin de la première manche.


Son protège-dents retiré, un linge tiède plaqué sur son visage, Gaikaku aspira à l’aide d’une paille un gel rafraîchissant qu’il recracha presque aussitôt. Un hématome bariolait son flanc droit. Son instructeur lui prodigua de précieux conseils. Juché sur son estrade, le speaker railla l’échec du challenger. Certes, sa dernière incursion s’était révélée d’une efficacité redoutable, seulement il avait manqué sa chance.

« Le coach a raison. Ils sont forts. Mais à trop occuper le terrain, ils en brûlent leur réserve. Ils sont sur la pente raide, là. On priorise l’esquive. On les tient à distance, en douceur. Tout se joue maintenant. »


DING DING DING

Un overhand inaugura le second round. Gaikaku tint sa garde, évita un crochet latéral d’un retrait du buste. Estrela enchaîna sur une charge, endiguée aussitôt par un jab fulgurant. S’engagea alors un jeu du chat et de la souris à l’avantage du Japonais.

— Nouvelle tentative de débordement de la part du prodige portugais, éclata le speaker, « Gaikaku ménage ses forces. Il impose son rythme. Cette fois, le challenger regretterait-il sa suffisance ?

« Souvenez-vous, dès sa première apparition sur la scène professionnelle, Estrela n’eut de cesse de diffamer ses concurrents, indifférent aux procès dont il fut l’objet. Cet ogre insatiable a su s’ériger comme la nouvelle étoile montante de la société nipponne. Après une victoire écrasante en quart de final, il annonçait déjà surpasser le champion en titre. Force est de constater que les événements pourraient prendre une tout autre direction ici ce soir. Tony-san atteindrait-il ses limites ? Je vous laisse seul juge de son déclin. »

Gaikaku maintenait la pression. Estrela, le corps luisant, baigné de sueur, modérait à présent ses ardeurs. Il ébauchait de brèves escarmouches, temporisait, à la recherche d’un second souffle. Sans succès.

Le speaker, bravache, notifia que le second round approchait de son terme.

« Esquive latérale ; contre-attaque ; recule ; poursuis-les maintenant ; les laisse pas respirer. »

Estrela ballottait d’avant en arrière, les épaules las, les bras ballants. Au moindre danger, il se retranchait derrière ses défenses. Une vraie passoire. « On a fait le plus gros, coursier. Ils sont à court d’options et j’ai déjà en mémoire les deux tiers de leur palette de mouvement. C’est plié, les gars. Vous êtes foutus. »

Une charge suivie d’un pas chassé. Gaikaku accula le Portugais dans les cordes.

« Rotation des hanches ; travail au corps ;

« Une deux, une deux, une deux. »

« On va les bouffer. »

« Vingt secondes. Quinze. Dix… Passé ce second round, vous remonterez jamais la pente. Vous avez tout donné. »

« Mais vous avez perdu. »

« Vous avez sous-estimé nos… »

Estrela, vif comme l’éclair, se projeta soudain en avant, un sourire carnassier au bout des lèvres. Il heurta d’une épaule son agresseur, pénétra son périmètre. Dépassé, le champion tenta une riposte. Une action anticipée par le challenger. Gaikaku encaissa à hauteur du foie un véritable boulet de canon. Deux jabs successifs ouvrirent sa garde. Un uppercut du gauche lui arracha son protège-dents.

« NON ! »

Assommé, Gaikaku tituba l’espace d’un instant. Le sol se déroba sous ses pieds. L’assistance se souleva, tel un seul homme. L’arbitre commença à compter.

Un ! Deux ! Trois !

Le goût du sang imbiba ses lèvres. Son cœur battait la chamade. Il avala sa salive. Ébloui par les spots lumineux, les clips des annonceurs, il se traîna au niveau des cordes, entreprit de se redresser. En vain. Ses oreilles bourdonnaient. Ses jambes refusaient de lui obéir. « Garde ton calme. Relève-toi, coursier, asséna la voix, imperturbable. Encore un effort, bourrique. Regarde, ils se décomposent. La victoire nous appartient ! »

Quatre ! Cinq ! Six !

Estrela réalisa un tour de piste. Il se hissa à la cime d’un poteau, salua, la lèvre fendue, la respiration saccadée. Le speaker ne pipait mot. Le public acclamait son succès. L’arbitre comptait. Sept ! Huit !

— Neuf ! Dix !

« C’EST TERMINÉ ! TERMINÉ, Messieurs ! »

Le calme plat succéda à la tempête. Les discussions allaient bon train au bas des tribunes. Le pas précipité des supporters sur le départ se répercutait le long des couloirs du bâtiment.

À peine sorti des douches, Tony Estrela enroula autour de sa taille une serviette chaude. Il couvrit son crâne rasé d’un linge sec. La porte des vestiaires s’entrouvrit légèrement, dévoilant les traits ciselés de son entraîneur.

— Ah, tu veux rester seul un moment peut-être, déclara-t-il, le sourire aux lèvres. Bha ! Je vais pas te déranger longtemps. Je passais simplement te féliciter. Bon Dieu, quel match, et quelle remontée, quel panache ! Jamais rien vue de tel, et lui non plus tu peux me croire. T’as su cacher ton jeu jusqu’au bout. »

— Tu fais erreur, Tio, répondit le nouveau champion, se frictionnant les cheveux. « J’ai lancé mon attaque en désespoir de cause, sans garantie du résultat. Sa réputation est amplement méritée. Gaikaku est sans aucun doute l’adversaire le plus coriace que j’ai jamais rencontré. J’ai eu de la chance, c’est tout. »

— On est loin du discours de victoire tenu tout à l’heure sur le ring, hein.

— Je dois reprendre l’entraînement, revoir les bases. Tout depuis le début.

— T’as été incroyable en tout cas.

« On a été incroyable, corrigea sa propre voix. »

De nouveau seul, Tony Estrela termina de se sécher les cheveux. Il se porta au-devant du miroir mural, fixa son propre reflet. Fini les enfantillages, le voilà dans la cour des grands, où le niveau général frisait l’excellence.

Il esquissa un pas en avant, une esquive latérale, un crochet, suivi d’un uppercut. Son meilleur enchaînement.

C’était encore loin d’être suffisant.

UJH_illustration
Vous lisez l’édition Live de NOUVELLES ET ANTHOLOGIES, , de Le Roi Hurleur. CC BY-NC-ND 4.0
Dernière mise à jour du chapitre : 2025-07-18 (révision : -non défini-)
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