Anthropophobia
Aucun éditeur n’a accepté à ce jour de me céder une tribune, pas plus que les grands noms du cirque médiatique, trop occupé, je présume, à traiter des derniers scandales en date. C’est pourquoi je m’adresse à vous. Ce qui suit pourrait s’apparenter à la production d’un piètre romancier, à une mauvaise plaisanterie,
Si vous consultez ces lignes, prêtez-y une attention toute particulière, gardez vos sens en éveil, et prenez garde.
Mon intuition pourrait bien graver en vous son empreinte indélébile.
Cette histoire remonte à six ou sept ans. À l’époque, j’étais marié. J’avais un prêt sur le dos et deux gamines capricieuses. C’était la belle vie. J’exerçai en tant qu’assistant social. Un emploi difficile, mal rémunéré, mais particulièrement gratifiant.
Malgré les apparences, j’aimais mon travail. J’ai sauvé beaucoup de gens en ce temps-là, et je ne dis pas ça uniquement par orgueil.
C’est la stricte vérité.
J’imagine que bon nombre d’entre vous se réjouissent déjà, à l’affût du récit d’un drame croustillant ou de quelques tragédies familiales tirées de mon expérience professionnelle. À ceux-là, je souhaiterais adresser une recommandation : passez votre chemin. Mon objectif consiste à vous avertir, non pas à vous émouvoir, alimenter vos ragots, ou vous permettre de remonter à la source. La personne à l’épicentre de toute cette affaire sera citée sous un alias : « Hören ». Vous n’obtiendrez ici ni ses coordonnées ni celles de ses enfants.
On avait sollicité ma présence à domicile, un détail sans importance pour vous, mais qui m’avait porté comme un coup au cœur. Nombreuses sont les circonstances qui justifient un appel à l’assistance : des problèmes de logements, de santé ou de budgets, des retards de paiement auprès de votre proprio. Le choix est vaste. Mais vous savez comme moi que la plupart de nos concitoyens refusent de recourir à nos services. Question d’amour propre. La parole aux nantis et le silence aux indigents. En règle générale, lorsque l’ayant droit se décide enfin à se montrer, la situation est déjà préoccupante, voire critique. Imaginez maintenant un homme qui se bornerait à rester à l’écart, que son fils aîné en soit réduit à jouer les intermédiaires. Hören, c’était un personnage bien à part. Il se saoulait au whisky et fumait quatre à cinq paquets de cigarettes par jour. Il perdait la mémoire, et entretenait une cirrhose du foie sans vouloir l’admettre.
J’ai rencontré Hören en pleine saison estivale. Son fils avait insisté pour être présent, de sorte à s’assurer que le premier contact se déroule sans accrocs. Il n’a pas été déçu du voyage.
Il logeait sur le boulevard, à deux rues de l’immeuble de son père, histoire de le garder à l’œil. Il voulait à tout prix qu’on le sorte de son trou. C’était son combat, son obsession.
Quand nous nous sommes présentés sur le palier, personne ne s’est déplacé pour venir nous ouvrir. Hören ne descendait jamais de son perchoir sans une bonne raison, il s’y fixait comme une moule sur un rocher. En l’absence de réponse, le fils a entrepris de tambouriner contre la porte. Il a prié son père de se dépêcher, il a ajouté qu’il n’était pas seul. Après un moment de flottement, nous avons entendu tout un ramdam à l’intérieur, suivi d’une série de cliquetis mécaniques. À l’évidence, Hören traînait des pieds, écrasant au sol ce qui semblait un parterre de verre pilé. Enfin, la porte s’est entrouverte. La chaîne s’est tendue. Une odeur de moisi a surgi par l’interstice. Mais toujours personne pour nous accueillir. Le fils s’est fendu d’un gémissement désespéré. Je m’apprêtais à intervenir lorsque les jappements du chien ont retenti à nos oreilles. Un fox-terrier, le poil fin, le pelage sale et collant. Il écumait, sautillait dans l’embrasure. On aurait dit qu’il cherchait à nous dévorer.
« Papa, sort de là, bon Dieu » s’agaçait le garçon, comme son père restait campé contre l’œilleton. Il nous épiait en silence. Le battant vacillait sous son poids. La pauvre bête continuait d’aboyer.
Drôle de tableau.
À présent, le fils avait les yeux brillants. Il reniflait sans cesse. Il ne savait plus où se mettre. Moi, je savais. Tout de suite, je me suis approché. J’ai tendu le bras à travers la brèche, malgré les avertissements de mon compagnon d’infortune. Le fox trépignait. Il avait beau grogner, montrer les dents, j’avançais ma main. Lorsque je lui ai touché la truffe du bout des doigts, il a filé on ne sait où puis s’en est retourné réclamer mes bons soins. Satisfait, je lui grattais l’encolure.
« Bha ça alors, c’est bien la première fois qu’il réagit de cette façon face à un étranger », s’était étonné le fils. Il en était resté pantois. J’ai toujours eu un certain feeling avec les animaux, un respect mutuel, ou quelque chose comme ça. Peut-être dû à ma carrure imposante, ou à ma façon de les aborder. Quoi qu’il en soit, mon approche ne correspondait guère aux attentes du maître de lieu. Le battant a claqué d’un coup sec, sans prévenir, si bien que j’ai failli y laisser les doigts. « Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui vous prend de vous introduire chez moi », a grincé une voix, suivi d’une toux caverneuse. Le fils a tout de suite cherché à arrondir les angles. « Ce n’est que moi, papa, s’est-il défendu, tu sais encore à quoi je ressemble quand même. » Hören ne semblait pas le reconnaître. Il le traitait tel un intrus. « Fais voir ta trombine », a-t-il réclamé en retour. Il ne voulait pas en démordre.
Quand enfin il a pu confirmer l’identité de son garçon, il m’a interpelé à mon tour. Les présentations n’ont pas traîné. Le fils avait dû deviner que le compte à rebours était lancé, qu’il ne conserverait pas l’attention de son père bien longtemps. Il avait demandé de l’aide où il le pouvait. Il n’a pas caché que je travaillais pour le compte de l’assistance sociale, qu’il était question de le remettre d’aplomb avant que le reste de la famille ne s’occupe de son cas. Une histoire d’héritage compliquée. Les enfants briguaient un placement sous tutelle rapide, de façon à décrocher l’argent avant Noël. Le fils s’opposait aux intrigues de la fratrie.
Son intervention a jeté un froid, et j’ai pris conscience qu’Hören savait parfaitement à qui il avait affaire. La porte entrouverte, la chaîne, le chien. Un scénario destiné à m’intimider. Mais j’étais toujours là. Son petit stratagème m’avait à peine incommodé.
Piqué au vif, il a fini par quitter son abri. Il s’est posté sur le seuil, le fox fourré entre les jambes. Il pointait sur nous le canon d’un fusil.
« Et il est pas foutu de se présenter tout seul ton nouveau copain, il a perdu sa langue ou quoi ? » a-t-il lancé d’une voix traînante.
La soixantaine, surcharge pondérale, barbe hirsute. Hören portait un vieux treillis décoloré ainsi qu’une chemise à carreaux. Un paquet de Lucky Strike dépassait de l’intérieur de la poche avant de son sac banane. À ses pieds, des montagnes de prospectus, des cartons de livraison éventrés, une collection de bouteilles. Son calibre toujours en joue, il a passé une main en travers de ce qui lui restait de cheveux, a grondé contre son chien sans aucune raison. Il me jaugeait telle une bête curieuse, il cherchait à me faire comprendre que je ne serais jamais le bienvenu chez lui.
Le verdict est tombé. Je ne rentrais pas. Il prétendait ne pas se souvenir de cette histoire d’assistant social. Aujourd’hui, il comptait réfléchir au calme, sans distraction. Il a poussé la porte. Le garçon s’est senti d’insister. Il a collé sa chaussure dans l’embrasure. Hören n’a pas apprécié la manœuvre. Il a taxé son fils de brute épaisse. À l’écouter, lui et son fidèle canidé se débrouillaient très bien tout seuls. Il avait été clair pourtant, il ne voulait voir personne jusqu’à nouvel ordre. Il n’avait pas besoin d’une « foutue nounou en culotte courte » mais « d’oublier, de tout oublier ». Nous en sommes restés là, cette fois-ci. Le fils et moi, debout sur le palier, à échanger à chaud nos impressions. Lui, confiné au sein de son sanctuaire. Optimiste, le fils considérait cette première approche comme une réussite. Des larmes de joies perlaient sur ses joues. Lorsque j’ai évoqué ses dernières paroles, il a haussé les épaules, d’un air de dire que le sujet arriverait forcément sur la table un jour ou l’autre. Il m’a confié à demi-mot qu’Hören avait tendance à ressasser le passé, qu’il se victimisait à outrance. Je dois bien l’avouer, je ne me suis pas senti d’insister sur le moment, j’ai pensé à un détail anodin. Le garçon a dû percevoir chez moi comme un doute, une réticence, car il s’est empressé de me rassurer. Sous l’emprise de l’alcool, son parent pouvait se montrer désagréable, grossier même, mais jamais violent. Il m’affirmait que son père n’avait jamais levé la main sur personne, ni sur sa mère, ni sur lui, ni sur ses frères et sœurs. Il me jurait que le fusil n’était pas chargé. Avant de nous quitter, il m’a retenu par le bras, puis m’a réclamé d’une voix blanche mon opinion, si selon moi il subsistait encore une lueur d’espoir. Interdiction formelle de le ménager. Il attendait du réconfort, un allié fidèle. Je lui ai offert ce qu’il demandait.
Des situations tendues, j’en ai connu un paquet durant ma carrière. Couples d’alcooliques notoires ; toxicomanes ; esclaves du grand frisson ; insolvables ; ex-détenus séduits par la récidive. Des files de marginaux interminables, isolés du tout venant, de l’appareil administratif. Un jour, j’ai même donné l’asile à tout un groupe de mineurs échappés d’une secte. L’affaire avait été portée jusque sur les bancs des tribunaux.
Quant vous côtoyez en permanence la lie de notre belle société, les grands perdants de ce monde, vous finissez par développer une sorte de sixième sens. À peine l’infortuné s’est installé au parloir que vous vous sentez déjà capable de le cerner. C’est plus fort que vous, vous décortiquez chacun de ses mouvements, vous étudiez sa posture, ses mimiques. Vous percerez au fond de ses iris une lueur blafarde, un flambeau qui ne demande qu’à être rallumé. Ou rien. Une fosse sinistre, impossible à combler. À mes yeux, Hören appartenait à la seconde catégorie. C’était une coquille vide, une loque. J’avais eu tout le temps de le sonder lors de son petit manège. Avec le recul, j’imagine que j’aurais dû confesser tout ça devant ce pauvre garçon, me résigner à le blesser, de laisser son père à son agonie.
Pour l’heure, Hören ne voulait pas de moi chez lui. Il n’acceptait d’ouvrir qu’à son fils, et encore, il se montrait méfiant à son égard. Lorsque nous nous rendions sur place tous les deux, nous découvrions toujours porte close. « Bon Dieu, mais qu’est-ce que tu glandes encore là ? Et vous êtes qui, vous, d’abord !? », aboyait-il à mon encontre, prêt à épauler son arme. Le fils renouvelait alors son explication.
Il arrivait à Hören de s’enflammer, de menacer de nous abattre ou d’en référer à de prétendus gros bras désireux de nous refaire le portrait. Mais personne n’est jamais intervenu.
Il avait érigé entre lui et le reste du monde une frontière inviolable. Serrure dernier cri, cadre en aluminium renforcé, garanti à l’épreuve des balles. Un investissement de taille engagé après une descente de police en pleine nuit. Faute de mieux, les voisins avaient décidé de lancer une pétition en vue de l’expulser. La copropriété avait tenté d’appuyer le dossier, mais le fils veillait au grain. Il avait défendu que son père était très malade, qu’il payait ses factures comme tout bon citoyen, qu’il était dans son droit. Et dire que malgré tout, Hören se permettait de le sermonner… J’ai beaucoup de respect pour ce garçon, encore aujourd’hui. Un tel dévouement tient selon moi de l’héroïsme ordinaire.
Lorsque j’ai compris que nous n’arriverions jamais à rien sans forcer, j’ai revu ma copie, et lui ai proposé de ruser un peu.
Je suggérais au fils de poursuivre les visites sans moi, de sous-entendre à son père que j’avais renoncé. Et ça a fonctionné. Après une petite semaine de tassement, Hören a repris petit à petit ses habitudes. Oh, il n’était pas tout à fait dupe, il soupçonnait un coup de Trafalgar, mais cela ne l’a pas empêché de baisser sa garde.
J’ai dû l’écrire plus tôt, mais il s’était astreint à l’isolement depuis longtemps. Une quinzaine d’années derrière les barreaux de sa cellule capitonnée, vous imaginez ? Non, bien sûr. Personne ne peut se figurer une chose pareille. Hören commandait tout sur internet : ses cigarettes, ses vêtements, son papier-toilette, sa nourriture. Son fils s’épuisait à lui composer de belles assiettes, mais lui préférait la cuisine industrielle. Plus hygiénique, prétendait-il,
Seule exception à la règle, une modeste supérette de quartier, un sympathique boui-boui tenu par un Algérien. Question spiritueux, il mettait toujours un point d’honneur à se déplacer. Il déclarait souhaiter attester en personne de la qualité du produit. Il savait ce dont il avait besoin, et où le trouver. Le garçon, ça le rendait malade d’accompagner son père sur les sentiers de la débauche. Il ne voulait pas l’encourager là-dedans. Seulement, lui refuser ça, ça revenait à le condamner à l’absolue solitude, c’était prendre le risque de couper le cordon avec l’extérieur. Déjà qu’il avait du mal à reconnaître son propre enfant.
Un jour, tandis qu’ils remontaient tous les deux le rayon alcool du magasin, j’ai surgi sur leur chemin, de sorte qu’Hören me remarque sans difficulté. Je le vois encore, ses lunettes de soleil sur le nez, le fils sur les talons, installé derrière le caddie. Je me suis contenté de lui adresser un geste amical. La surprise a été telle qu’il en a lâché ses bouteilles par terre.
Le gérant a tout de suite réagi. Il s’est excusé auprès de la clientèle, a filé jusqu’à la remise, le temps de s’équiper d’un seau et d’une serpillière. Un chic type, ce gars-là. Il avait toujours fait preuve d’une patience infinie envers Hören. Il acceptait son chien, il lui permettait de fumer malgré l’interdiction gouvernementale. La seule condition qu’il imposait, c’était que tout ce que le paternel touchait atterrissait au fond de son panier. Pas de retour en rayon. Aucune négociation possible. À l’évidence, il préférait éviter de gâter sa marchandise.
Hören dansait d’un pied sur l’autre. La plante de ses sandales imprimait des empreintes nettes sur le linoléum. Il ne cessait de brailler, de tirer son fils par la manche. Ce jour-là, il est parti sans dire au revoir. Il a tout laissé en plan.
Le fils semblait un peu désemparé. Il courrait derrière lui, cherchait à le calmer. En sortant, il m’a jeté un regard étonné, un brin réprobateur. Je lui ai fait savoir que tout allait bien, que la réaction de son père était normale. Nous n’en étions pas à notre première tentative, lui et moi. Nous guettions une opportunité. Hören n’abandonnait jamais son antre sans sa dose, et il était hors de question de le cueillir à la limite du coma éthylique, sans quoi il aurait peiné à me reconnaître.
À partir de ce moment, je ne l’ai plus lâché d’une semelle. Dès qu’il quittait le hall de l’immeuble en compagnie de son garçon, il me trouvait installé sur le banc d’en face. Il me rencontrait sur sa route, ou parmi des rayonnages de la supérette. Je me débrouillais toujours pour acheter une bricole ou deux, histoire de justifier ma présence en caisse. Hören fulminait tel un lion en cage. Il menaçait de prévenir les gendarmes sous prétexte que je le harcelais. Je me bornais à suivre ses déplacements, sans un mot. Je jouais les imbéciles lorsqu’il s’avisait de m’apostropher, arguant que je connaissais l’enseigne de longue date, qu’une troublante coïncidence nous rassemblait. Je poussais même le vice jusqu’à lui déconseiller certains articles. Il se détournait alors d’un air pincé, expirait tout son soûl, avant de s’en retourner marmonner auprès de son garçon. Je le prenais à lui tirer la manche, à l’interroger sur mon compte, une cigarette cornée entre les lèvres.
En définitive, il a fini par capituler. Du jour au lendemain, il a commencé à m’ignorer, il se contentait de passer son chemin s’il me repérait du coin de l’œil. J’ai appris plus tard qu’il avait laissé planer l’idée de renoncer à ses petites virées au centre-ville si je ne suspendais pas sur-le-champ ma filature. Le fils avait tenu bon. Il avait flairé la mascarade.
J’ai toujours pensé qu’Hören n’avait pas plus besoin que moi d’attester de la qualité de son tord-boyaux. Que cela lui plaise ou non, il était forcé de voir du monde, de s’aérer l’esprit au moins une fois de temps en temps. La nature est ainsi faite.
L’homme est un animal grégaire. On ne peut rien y changer.
Quand même, c’était quelque chose de l’accompagner dehors. Il fallait faire preuve de sang-froid, supporter ses lubies, ses caprices. À peu près sobre, il n’était pas méchant en soi si l’on exceptait l’odeur et sa mémoire à court terme. Il se retrouvait tout à fait inapte à aborder le chaland ou à s’adresser au patron une fois rendu en caisse. Il se déplaçait à pas de loup, se retournait au moindre bruit suspect. Dérobé derrière ses verres teintés, il titubait parmi les rayonnages de la supérette, le fox posté en avant-garde. C’était une toute autre histoire lorsqu’il passait les portes ivre mort. Là, plus question de jouer les furtifs. Il paradait en terrain conquis, il délivrait ses laïus à qui voulait l’entendre.
On aurait dit qu’il cherchait à se donner en spectacle.
Je me souviens encore de l’incident du pot de moutarde. Une petite dame policée à l’affût d’un concours organisé par une grande marque. Elle avait requis les conseils du tandem père-fils quant à la localisation de l’objet de sa convoitise. À sa décharge, Hören faisait montre d’une humeur plutôt badine ce jour-là. Il était gérable, si vous préférez. À peine la malheureuse égrenait ses quelques platitudes en guise de remerciement que le paternel lui sautait à la gorge.
« Et pourquoi diable que vous vous intéressez à toutes ces conneries ? Vous avez pas mieux à faire de votre temps ? » lui a-t-il lancé, sans coup de semonce. Le fils a bien tenté de s’interposer, mais trop tard. Il était déjà comme sur des rails.
J’ai assisté à toute la scène, fasciné par la verve du bonhomme. Hören lui a tenu la jambe pendant une dizaine de minutes. Il ne voulait pas la lâcher avant de lui avoir asséné ses quatre vérités. Enfin façon de parler… Sous l’emprise de l’ivresse, il lui avait servi d’un trait une espèce de prêchi-prêcha incompréhensible. « Mensonges. Mensonges », martelait-il entre deux épisodes de sa harangue. « Vous vivez parmi les monstres. Vous ignorez la nature du monde qui vous entoure ». Sa victime cherchait tant bien que mal à lui échapper, elle le suppliait de la laisser tranquille, de passer son chemin. Tiré au collet, le fox-terrier se contentait de suivre sagement le mouvement, mais je suppose que sa présence devait intimider la bonne dame. Le fils a fini par réussir à les séparer, ce qui n’a pas empêché Hören de délivrer une ultime mise en garde à l’endroit de son interlocutrice. Elle devait fuir, fuir sans attendre, mais quoi ? Mystère. Il s’était interrompu subitement, coupé par une remontée soudaine. Il avait rendu alors l’intégralité de son petit déjeuner.
À la sortie de cette altercation, j’avais la sensation d’avoir mis le doigt sur quelque chose d’important, j’esquissais les contours d’un plan d’attaque sans en connaître les réels aboutissants. Il était question de coincer Hören, de l’amener en douceur à m’accepter. Et ce n’était pas gagné. Quinze ans d’isolement, ça laisse des traces, je peux vous le garantir. Un second événement m’a permis de préciser ma pensée. Un accrochage avec une bande de routiers. L’incident s’est produit en fin de matinée, une journée comme une autre, à ceci près que la supérette donnait l’asile à une foule de nouveaux clients. Les gars avaient fait le plein à la station essence d’à côté, ils avaient entrepris de s’offrir un lot de bouteilles en guise de remontant avant de poursuivre leur périple. Le genre de groupe un poil trop soudé, un brin sectaire. Ils parlaient fort, roulaient des mécaniques histoire d’impressionner ces demoiselles. Ils s’étaient dégotés de sacrés compagnons de route en la personne de deux auto-stoppeuses en mini-jupe. Des proies faciles, car tout droit sorties de l’adolescence. Elles ricanaient à tout bout de champ, se frottaient contre leur chemise ou leur tiraient les bretelles d’un air concupiscent. Je mentirais en prétendant qu’assister à un ménage pareil me laissait indifférent, mais enfin je n’avais pas l’intention d’intervenir. Ces filles étaient libres de se donner au premier venu, elles n’avaient aucun compte à rendre à personne. Bref, nous patientions bien sagement en attendant notre tour en caisse lorsque ce cher Hören avait entrepris de les approcher. « Et comment que vous pouvez encore accepter de vous laisser tringler comme ça, la jeunesse ? Ils vont finir par vous dévorer, vous savez. », leur a-t-il lancé, le fox enroulé entre les jambes.
Passé une seconde de stupeur, les deux demoiselles se sont jaugées l’une l’autre, avant d’éclater d’un rire cristallin. Le reste de la bande a fait chorus, jugeant qu’ils avaient affaire à une sorte d’illuminé en balade. Ils n’avaient pas tout à fait tort sur ce point-là. Scandalisé, Hören en a remis une couche. Il ne l’entendait pas de cette oreille, qu’on s’amuse de ses mises en garde, qu’on le tourne en ridicule. La colère durcissait ses traits comme jamais. J’avais déjà eu l’occasion de l’observer en pleine action, et jusqu’ici il s’était contenté de lâcher une ânerie ou deux avant de s’en retourner pester dans son coin. La plupart des habituées passaient leur chemin ou feignaient partager ses opinions. La ténacité dont il avait fait preuve au cours de l’incident du pot de moutarde faisait figure d’exception. Ce coup-ci pourtant, il prenait cette affaire très à cœur.
« Vous savez pas ce que j’ai vu, non, vous savez pas, braillait-il. Vous tous, vous ignorez la nature du monde. Vous auriez dû descendre en sous-sols, pendant la guerre. Vous auriez appris tout un tas de truc. »
Le ton est monté. Les routiers commençaient doucement à s’échauffer. Ils avaient bien rigolé jusqu’à présent, mais la plaisanterie avait assez duré. Le fils et moi tâchions tant bien que mal de calmer le jeu. Le patron s’était même proposé de nous offrir les courses, de telle sorte que nous plions bagage aussi tôt que possible. Un effort inutile. Les mains sur les hanches, triturant les coutures de son sac banane, Hören raillait la naïveté humaine. Il riait aux dépens de ses détracteurs.
Il a poursuivi au sujet d’un laboratoire, d’une gamine perdue au fond d’un charnier d’ossements.
À ce stade, les routiers avaient cessé de le houspiller, plusieurs clients s’étaient résolus à reposer en rayon leurs achats, avant de quitter le magasin au pas de course. En pleine transe, Hören se cramponnait aux barreaux d’un caddie. Il était méconnaissable.
« Le monstre, il comptait pas s’arrêter en si bon chemin ! C’est pour ça qu’ils ont bombardé avant la chute du mur. Ils ont conclu un accord avec les rouges pour passer au crible tout le secteur parce qu’il le fallait. Une montagne de cadavres ! »
L’un des malabars a alors viré au blanc crayeux. Il s’est approché, a ordonné à Hören de retirer ce qu’il venait de dire. « Va te faire foutre, sac à merde », a-t-il répondu. L’autre n’a pas cherché à comprendre. Il l’a empoigné par le col, l’a envoyé roulé par terre. Le garçon, le gérant, moi, et même une partie de ses compères, nous nous sommes tous interposés. Le fox s’est jeté sur lui. Hören s’obstinait à l’injurier. La lèvre fendue, ses ongles crasseux émaillés de taches de sang, il lui crachait coûte que coûte ses invectives. Il avait du cran, le paternel, on pouvait difficilement prétendre le contraire. Résultat des courses : deux dents cassées et une plaie au mollet suturée par un médecin. En bon procédurier, le fils avait menacé de porter plainte, le routier quant à lui comptait bien demander l’euthanasie du molosse sous prétexte des morsures subies. Jusqu’à ce que je m’avise d’intervenir. L’incident clos, j’avais tout de suite cherché à trouver un compromis, et j’ai appris bientôt que l’agresseur avait vécu la majeure partie de son existence en orphelinat. Il avait perdu ses deux parents au cours des bombardements de 89. Hören avait sans le savoir touché un point sensible.
Je ne vous ferais pas l’affront de vous sacquer si vous ignorez ce dont il s’agit, je peux bien consacrer une minute à vous résumer la chose. À mon sens, c’est préférable.
Au cours des dernières années de la guerre froide, la région où se déroulait toute cette affaire avait subi ce que les journalistes du monde entier s’étaient empressés de désigner comme un coup en traître, l’ultime soubresaut d’un empire aux abois. L’aviation russe avait débarqué un soir sans prévenir. Ils avaient largué tout ce qu’ils pouvaient d’explosif sur le canton, avant de s’en retourner remiser leur joujou sous les hangars de la mère patrie. L’OTAN était montée au créneau. Le grand secrétaire Gorbatchev avait présenté des excuses. Il s’était contenté de faire fusiller les coupables présumés, concluant à un acte isolé de la part d’une branche factieuse de son état-major.
Hören était sorti bien amoché de sa fanfaronnade. Le visage perclus d’hématomes, il avait refusé de se laisser examiner. Hors de question pour lui de consulter un dentiste. Il s’était entêté à arborer jusqu’au bout son râtelier cassé. En ce qui me concerne, j’avais pu confirmer ma théorie. J’ai sous-entendu plus haut qu’Hören était bien forcé d’apparaître en public de temps à autre, que ses visites à la supérette comblaient chez lui une carence affective essentielle. J’ajouterais que malgré sa misanthropie, une part enfouie de son subconscient cherchait à tout prix à communiquer, à partager sa politique délirante, mais se trouvait incapable d’interagir avec qui que ce soit, d’où cette tendance à s’enivrer avant chacune de ses sorties. Le problème, c’est qu’en dehors de son fils et de quelques badauds désabusés, personne à ma connaissance n’acceptait de lui adresser la parole. Son ex-femme allait jusqu’à nier son existence, le reste de la fratrie complotait contre lui. En vérité, Hören arpentait les couloirs du magasin en quête d’un confident.
Et je comptais bien le lui offrir sur un plateau.
Avant toute chose, j’avais besoin d’affiner ma stratégie. C’est ainsi que j’ai proposé au fils de relâcher la pression. À ce stade, Hören ne s’opposait plus à ma présence. À chacune de nos visites, il se contentait de fureter le long des rayonnages, de récolter sa provision hebdomadaire avant de s’en retourner s’enfermer chez lui. Il m’arrivait de l’aider à décharger son panier, ou d’aller récupérer une bouteille oubliée en caisse en partant. Quant nous nous sommes mis d’accord pour lui lâcher la bride, les altercations se sont rapidement multipliées. Un commentaire acerbe, un conseil, un murmure. Il ne ratait jamais une occasion de s’adresser à son public. Le fils le surveillait de près. Le gérant s’installait toujours de sorte à le garder en visuel, histoire d’éviter un nouveau scandale. (L’épisode des routiers l’avait bien secoué) Au moindre signe, je tirais mon calepin de la poche arrière de mon pantalon, j’essayais de déchiffrer ses propos. Il ne cessait de se contredire ou d’inverser les syllabes. Suivant son humeur, il ne déroulait jamais tout à fait le même scénario. À force de l’écouter palabrer, de consigner ses vacheries, j’ai fini par dégager une logique de son fatras, un genre de tronc commun.
Se détacher du lot pour mieux survivre, voilà sa doctrine. L’isolement à long terme avait produit chez lui une peur panique de ses semblables. Aussi, il projetait son fantasme sur le reste de l’humanité, et professait que la seule solution possible consistait à s’emmurer vivant, à limiter au maximum les interactions, et ce jusqu’à l’extinction totale de l’espèce.
Lorsque j’ai eu engrangé assez de matière, j’ai commencé à aborder le sujet frontalement. Sur le moment, j’imagine que ça l’a blessé, que je m’immisce sur son domaine. Il me jetait sans cesse des regards noirs. Il tenait rigueur de ma curiosité. Un jour que j’acquiesçais d’un air faux devant la conclusion de l’un de ses énoncés, il a voulu me parler à part. Le fils est intervenu. Je lui ai garanti que j’avais la situation bien en main, et j’ai accepté. Une fois seul à seul, il m’a accusé de le provoquer. Je lui ai rétorqué que je m’efforçais de comprendre, que ma démarche était on ne peut plus désintéressée. Il a continué à prétendre que je le narguais. À ce stade de la conversation, l’alcool lui avait roussi les joues, il postillonnait. J’ai bien cru pendant une seconde qu’il s’apprêtait à m’attaquer ou à lâcher son chien à mes trousses. Mais non, il s’était contenté de me défier.
Si son histoire me passionnait tant que ça, je pouvais bien subir un petit examen à sa façon. J’avais bien étudié mon antisèche et ça avait payé. Un sans fautes ou presque.
« Et qu’est-ce que ça peut vous foutre au juste, hein. Vous avez pour projet d’écrire un bouquin sur ma pomme ou quoi ? » avait-il craché après une quinte de toux.
J’ai continué à le questionner, à réagir à ses sermons. Lorsque j’entreprenais de l’interroger, il me répondait par monosyllabe. Ou pas du tout. J’essayais tant bien que mal de le ménager. C’est qu’il était susceptible, l’animal. Il se calfeutrait fissa au fond de sa coquille si l’on s’avisait de trop le contrarier.
À mesure du temps, l’oiseau s’était laissé dompter. Progressivement, il avait commencé à me reconnaître du premier coup, à m’adresser la parole, mais toujours d’un ton désagréable, et sans jamais donner suite à mes interventions. À l’occasion, il me réclamait à ses côtés, tel un malade sur le point de rendre son dernier soupir. Il me chuchotait alors des sottises à l’oreille. Bientôt, il refusait de sortir sans moi. Il tenait absolument à ce qu’on m’attende au bas de l’immeuble. Il me passait un savon magistral en cas de retard ou d’absence injustifiée. Ivre, il me servait ses âneries au compte-goutte, se plaignait de la hausse des prix, ou me vantait les mérites d’un alcool en particulier. Sobre, il me sollicitait d’une voix tremblante lorsque nous nous présentions en caisse. Il arrivait qu’il ne prononce pas un mot du voyage.
Chacun de nos échanges, aussi ridicules furent-ils, constituaient un pas en avant, un jalon planté sur le sentier d’une paix durable. Le fils cachait mal son amertume. Se voir reléguer au second plan ne l’enchantait guère. Il n’était pas au bout de ses surprises. Et moi non plus.
Les premières neiges commençaient à blanchir l’asphalte lorsque Hören m’a suggéré pour la première fois de monter chez lui. Rien d’invraisemblable, à première vue. Une rapide escapade le temps de conclure nos causeries, de vider un verre de liqueur peut-être. À ceci près que le bonhomme n’avait pas ouvert sa porte au quidam moyen depuis une bonne quinzaine d’années. D’ordinaire, je me retirais quelques minutes avant la fin du trajet retour. Je m’éclipsais en catimini. Je pensais d’abord préparer le terrain, jouer de sous-entendu, à faibles doses. J’étais loin de me douter qu’il prendrait les devants. Ça m’a tellement scotché, qu’il me propose ça, de but en blanc. Je me souviens lui avoir demandé de répéter, sans obtenir la moindre réaction de sa part.
C’est de cette façon que les visites ont commencé. Au départ, elles ne consistaient qu’en de brèves entrevues, quelques minutes à peine. Jamais de ma propre initiative ou de celle de son garçon. Sur le palier, Hören déverrouillait une à une les serrures de son immense porte, nous franchissions le cadre tous les quatre, en file indienne. Le chien et lui, le fils puis moi. Nous nous installions un moment dans l’entrée, le temps de papoter, d’éclaircir un point obscur abordé au cours du périple, puis il déclarait notre forfait épuisé. Il n’hésitait pas à nous chasser tous les deux une fois atteint le seuil critique. Un observateur avisé aurait pu chronométrer montre en main nos rencontres. Je préférais, je dois bien l’avouer. Sa brutalité avait quelque chose de rassurant. Qu’il m’autorise soudain à pénétrer son espace, qu’il me tolère ne serait-ce qu’une minute, c’était déjà quelque chose de son point de vue.
Ça requérait chez lui un effort surhumain.
Nous avons fini par nous mettre d’accord sur un passage « hors sorties », toutes les deux semaines et pendant deux mois consécutifs. Hören refusait de se projeter plus loin.
Qu’il s’oppose à pérenniser nos entrevues ne m’alarmait pas le moins du monde. J’avais obtenu beaucoup en l’espace de quelques jours, je ne pouvais pas trop lui en demander non plus.
Lors de nos visites, nous procédions toujours de la même façon. Sur les coups de dix heures, le fils et moi, nous nous rejoignions devant son immeuble. Nous échangions quelques banalités avant d’emprunter la cage d’escalier. Le temps qu’Hören se décide à se montrer, nous retirions nos vestes et retournions le fond de nos poches. Nous accrochions le tout sur des cintres transmis au maître des lieux, lequel s’adonnait à une fouille minutieuse de nos effets. Suivant sa fantaisie, le recensement pouvait s’éterniser. Parfois, il titubait au cours du trajet, je l’entendais s’étaler sur la moquette, jurer, puis se précipiter sur l’œilleton. Nous avions beau respecter un horaire strict, il ne pouvait pas s’empêcher de tergiverser avant de rendre son jugement. C’était plus fort que lui.
Quant il avait bien considéré nos silhouettes, qu’il avait pu confirmer nos intentions, il acceptait de nous laisser passer. Ou pas. Il arrivait que sa mémoire flanche, qu’il omette son engagement et refuse de nous ouvrir. Nous différions alors la visite au lendemain.
Les bons jours, il nous accordait l’accès à son royaume crasseux, mais sans jamais nous tourner le dos. C’était un sacré spectacle de le voir nous détailler de haut en bas, de l’observer remonter le couloir à reculons. Il ne nous lâchait pas des yeux, le fox sous le coude, comme une sorte de projectile prêt au lancement. Il nous répétait que nous avions intérêt à filer droit, qu’au moindre geste brusque, il dégainerait son fusil. Interdiction formelle de toucher à quoi que ce soit ni de se servir dans son frigo. Il poursuivait son homélie jusqu’à franchir le sas du salon. Il se hissait alors au sommet de son maudit fauteuil avant de relâcher son chien. Nous bavardions de tout et de rien, nous lui présentions le journal. Ça n’a l’air de rien, ce que je vous raconte là, mais c’était d’une importance capitale. J’essayais de le guérir, de l’acclimater par palier.
Lui, il n’en avait rien à fiche de nos discours. Seuls ses délires d’isolements lui importaient. Il ne demandait qu’à nous déballer ses salades. Quant nous nous éloignions de sa marotte, il se bornait à garder le silence ou marmonnait dans son coin. Il sautait sur toutes les occasions possibles jusqu’à parvenir à renchérir sur le sujet. Le fils avait tendance à s’agacer. Il n’hésitait pas à lui voler dans les plumes, il lui rappelait sans cesse que le reste de la fratrie ne tarderait pas à l’envoyer croupir à l’hospice s’il ne se reprenait pas en main d’urgence. Il était rincé, le pauvre, il fallait le comprendre. Il ne supportait plus d’écouter ses divagations à longueur de temps.
J’ai rapidement décidé qu’il devait partir. Sa proximité incommodait Hören. Pire, il me semble que celui-ci feignait l’amnésie en sa présence, il rechignait à livrer le fond de sa pensée.
Ça n’a pas été facile, mais j’ai fini par réussir à le convaincre du bien-fondé de la manœuvre. Je sentais que cela le contrariait beaucoup d’abandonner son père à la seule responsabilité d’un inconnu, mais c’était lui qui s’était présenté devant mon bureau, lui qui m’avait imploré d’intervenir. Jouer de ces leviers m’a permis de l’influencer.
Je me rends compte que je ne vous ai pas encore décrit l’appartement. Je pourrais noircir des pages et des pages sur le sujet, mais je vais tâcher d’être concis.
J’en ai passé des heures à piétiner là-bas, droit comme un piquet, sans jamais accepter de m’installer où que ce soit. Cela convenait à Hören que l’on fonctionne de cette façon. Quand nous discutions tous les deux, il redressait le menton et bombait le torse. Il agissait tel un roi planté sur son trône. Lors de notre premier contact, j’avais perçu sur le seuil les signes avant-coureurs d’un possible syndrome de Diogène1.
C’était bien pire que ça. Le philosophe lui-même aurait sans doute préféré la ciguë à la compagnie de cet hôte lugubre.
Hören occupait un vingt-cinq mètres carrés au troisième étage d’une résidence privée. Passé la porte, nous débouchions sur un étroit couloir. La sensation de descendre au fond d’un gouffre, de pénétrer un abîme de solitude par un unique conduit de ventilation. Tout de suite à gauche, le couloir donnait sur une salle d’eau tout équipée, puis sur le salon. Il gardait toujours ses volets clos, en journée comme au beau milieu de la nuit. Une lampe de chevet grésillait au sommet du frigo. Son petit monde baignait dans un clair-obscur permanent. À croire qu’il redoutait même le contact de la lumière du soleil. Une fois rendus à l’intérieur, nous circulions parmi les papiers d’emballage, les cendriers pleins à craquer et les monceaux de verre brisé. Nous contournions les sacs poubelles entassés ça et là, le surplus d’ordures répandu jusque sur le plan de travail de la cuisine ou sur le pourtour de l’évier. Nous butions sans cesse contre des bouteilles vides, des rouleaux d’essuie-tout trempés ou des conserves périmées depuis longtemps. Un ameublement sommaire, sans poste radio ni télévision. Il flottait çà et là un relent de renfermé, de tabac froid, de vomissure, de crotte sèche et d’urine. Comme Hören refusait de ranger, c’était toujours son fils qui s’en occupait. Le garçon le visitait aussi souvent que possible, une visière sur le nez et un sac de toile sous le bras, bardé de produits d’entretien. Il se chargeait de récolter les étrons du chien, de récurer les carreaux des fenêtres, ou de transporter son linge sale, qu’il confiait à la laverie du coin de la rue au cours de sa pause déjeuner. Lorsque le fils se résignait à se retrousser les manches, Hören se contentait de hausser les épaules, soufflait un panache de fumée, installé confortablement au fond de son Chesterfield. Il passait ses journées juché là-dessus, à marmonner des inepties ou à critiquer son garçon. Il faut bien comprendre que tout son univers tournait autour de ce maudit fauteuil. Il avait déplacé le frigo juste à côté de façon à atteindre son garde-manger sans se fouler. La nuit, il somnolait dessus. Il gardait ses cartouches de Lucky strike, son fusil et ses bouteilles à ses pieds.
Il ne supportait pas que quiconque touche à son précieux Chesterfield, mais alors pas du tout. Mais j’y reviendrais.
Maintenant que le fils avait accepté de me laisser travailler seul, je pouvais gagner sa confiance, percer les replis de son épaisse carapace. Hören n’a jamais vraiment fait preuve d’hospitalité envers moi, il me tolérait à peine. Et pourtant. Il avait beau jouer les durs, me servir son fameux couplet en rentrant, je sentais bien que ça lui convenait, que l’on se retrouve comme ça en tête à tête. Ça cadrait avec ses objectifs.
À présent, il s’efforçait de structurer un tant soit un peu son propos. Il argumentait toujours en faveur de son mode de vie, monologuait à voix haute, mais agrémentait ses interventions de menus capsules concernant son passé. Ainsi, il se targuait de primes mirobolantes. Il retraçait de longues veillées en solitaire, peuplées de murmures inquiétants, de voix désincarnées. « La gamine », élément mineur cité au cours de son altercation avec les routiers, avait pris soudain une place prépondérante. À l’en croire, elle avait été retenue contre son gré et avait subi des expériences terribles en un genre de laboratoire de recherche souterrain. C’était devenu sa nouvelle marotte, de me conter les misères de cette jeune fille. Il ne tarissait pas d’éloges à propos de son courage, de son abnégation face à ses tortionnaires. Je me demande encore s’il improvisait à mesure de nos discussions, ou s’il s’était nourri de sa mésaventure auprès des deux auto-stoppeuses. Un peu des deux, j’imagine. Jusqu’ici, ses élucubrations m’avaient permis de l’approcher, de percer à jour ses défenses. À présent, il était temps de crever l’abcès.
Toutes ses chimères le rongeaient de l’intérieur. Elles lui fournissaient un prétexte idéal, celui de son retrait volontaire, progressif de la vie en collectivité. Comprenez bien qu’il se définissait lui-même comme un dur à cuir, une âme brisée, victime collatérale d’une sinistre tragédie. Je m’efforçai ainsi de pointer les incohérences de son récit, de souligner l’extravagance de ses déclarations, dans l’espoir de mettre à mal les bases de son témoignage. J’essayais de l’extraire en douceur de sa léthargie. Jusqu’à ce qu’il se décide à me faire une confidence.
Un jour qu’il me vantait les mérites de sa position, je le relançais sur son rôle au sein de ce fameux laboratoire, un détail qu’il se refusait toujours à aborder. Il était prêt à toutes les gymnastiques quand il s’agissait d’esquiver le sujet.
« Je passais le balai et j’astiquais les chiottes. Là, vous êtes content ? On a pas tous eu la chance de pouvoir se payer les grandes écoles » m’a-t-il lâché, après une rasade de bourbon.
La bouche ouverte, je suis resté un moment à le considérer. Il a fini par me demander si je me sentais bien, si je n’étais pas souffrant. Vous vous figurez un peu la scène ? Sortis de cette séance, j’ai tout de suite attrapé mon téléphone. Le fils m’a rejoint en catastrophe, sans même me laisser d’en placer une. Il était persuadé qu’il était arrivé malheur à son père. Je le rassurais d’emblée.
Il m’avait confirmé qu’Hören travaillait en tant qu’homme de ménage, que son ancienne situation professionnelle le complexait beaucoup. Il était surpris qu’il m’ait confié une chose pareille. Pas autant que moi. Cet homme me soutenait sans broncher que s’isoler du genre humain avait été la seule décision rationnelle de toute sa vie, qu’il avait assisté au cours de sa carrière à des expériences abominables menées sur une enfant innocente. Et ce même énergumène m’avait caché pendant plusieurs semaines la nature exacte de son emploi sous prétexte d’une simple histoire d’orgueil mal placé. J’étais sidéré, et le mot est faible. Comme le fils me réclamait des nouvelles, j’évoquais mon intention de traiter le mal à la racine et faisais mention du laboratoire de recherche. Il a été incapable de me confirmer qu’Hören avait déjà opéré sur ce genre de site, cela ne l’aurait guère étonné ceci dit. Selon lui, à l’époque son père cumulait les contrats courts auprès d’une dizaine d’entreprises. Il compensait la qualité par la quantité. Il écoulait la moitié de son temps à gagner sa croûte, et l’autre affalé sur le comptoir des bistrots du coin.
Son penchant pour la boisson ne datait pas d’hier.
J’ai ruminé toute la soirée. C’était toujours pareil quand je butais sur un cas, je m’enfilais des litres de café et je passais la nuit à spéculer.
Je sais ce que vous pensez, que c’était bien beau de vouloir creuser, mais que j’aurais dû m’adresser à un professionnel. Assistant social et psychologue sont deux domaines dissemblables. Je partage votre opinion, mais agir de la sorte était tout simplement impossible. Que Hören accepte de me recevoir chez lui tenait déjà du miracle, alors ajouter une pièce sur l’échiquier… C’était un coup à le braquer pour de bon, à anéantir le peu de chemin parcouru jusqu’ici.
Passé les deux mois de la période d’essai, Hören a exigé un nouveau délai. Six mois cette fois-ci. Il se réservait le droit de couper les ponts à tout moment. J’approuvais sans condition.
Dès lors que je me suis résigné à rentrer dans son jeu, il a laissé tomber les faux semblants. Exit, les bavardages inutiles et les politesses d’usage, il me reconnaissait à coup sûr, et me déballait son charabia sans préambule. Je me demande parfois s’il ne passait pas la majeure partie de son temps à guetter mon arrivée.
Il s’était donc ménagé une situation auprès de ce fameux laboratoire. En journée, les locaux fourmillaient de « grandes asperges en blouse blanche », comme il les appelait. Lui, il se présentait avant l’aurore, aux alentours de quatre heures. Ils étaient toute une équipe à parcourir les bureaux. En échange de primes substantielles, il avait signé une clause de confidentialité et accepté de suivre un protocole rigoureux. Interdiction formelle de quitter son secteur sans autorisation. Les discussions entre collègues étaient prohibées. Même topo en ce qui concernait la moindre interaction avec les sentinelles ou les scientifiques. Des patrouilles armées circulaient toute la nuit, d’un bout à l’autre du complexe. Chaque matin, avant la fin de son service, il devait attendre de recevoir le feu vert d’un responsable, subir une batterie d’examens. Enfin, c’est ce que les huiles s’époumonaient à leur répéter.
Sur le terrain, la réalité était bien différente. Les rondes manquaient d’effectifs, les soldats picolaient. Les procédures se révélaient bâclées. Pire, on s’échangeait des rumeurs sous le manteau. Des bruits de couloir attestaient de recherches obscures, de sujets tests, d’antenne de communication. « Personne savait exactement ce qui se tramait là-dessous, me déclarait mon hôte, mais tout le gratin s’accordait à dire que c’était du vilain, qu’on travaillait ici à gagner la guerre, non pas à rendre le monde meilleur de quelques manières que ce soit. »
Tous ces ragots ne passionnaient guère Hören. Lui se contentait de remplir les quotas, de décrasser où on le lui demandait. Il touchait sa solde, puis employeur suivant. Retour à la maison border les enfants.
De son propre aveu, il sentait bien au fond que quelque chose ne tournait pas rond, mais le salaire proposé compensait ce petit désagrément. En temps de conflit, on prenait ce qui venait.
C’est là selon lui que les choses avaient commencé à mal tourner, que le bon Dieu avait comme qui dirait décidé un beau matin de lui chier dans les bottes, disait-il. Au terme de sa seconde semaine sur le site, alors qu’il remisait ses produits au fond de son armoire numéroté, il avait perçu un genre de sifflement. Faible, régulier, suraigu. Dégoûtant. Il avait étouffé un haut de cœur, serré les dents, les doigts pressés sur les tempes. L’halogène lui brûlait soudainement la rétine. Le son parasite grésillait entre ses oreilles, sans discontinuer. Au bout du compte, il avait couru jusqu’aux toilettes, le temps de se rafraîchir les idées, de reposer son cerveau malade. Un quart d’heure plus tard, le phénomène avait disparu. Il avait repris son poste et pensé à une défaillance momentanée. Je me hasardais à lui demander s’il avait souvenir de crises semblables.
« Ah ça, jamais de la vie, mon garçon, s’est-il enflammé. J’avais une santé de fer dans le temps, pas sûre d’ailleurs que vous m’auriez reconnu ! » J’acquiesçais d’un air grave, songeant à mon dernier entretien avec le fils. Hallucination auditive, nausée, maux de ventre, tout ça collait avec les symptômes d’une ivresse bien consommée.
Sur ces belles paroles, je clôturais notre entrevue. Nous avions déjà dépassé l’horaire convenu, et je ne comptais pas m’éterniser auprès de lui. J’avais une demi-douzaine de dossiers à traiter et un emploi du temps surchargé à l’époque. En outre, je présume qu’il m’aurait tout déballé d’un bloc si je ne l’avais pas coupé sur sa lancée. Depuis qu’il avait surmonté son blocage, je pressentais chez lui un excessif empressement. Il parlait vite et fort, mâchait ses mots ou usait d’un vieil argot abscons. Il arrivait qu’il occulte des pans entiers de son récit, qu’il s’impatiente lorsque je lui demandais de répéter. J’avais l’intime conviction qu’une fois son épopée terminée, il n’aurait pas tardé à se débarrasser de moi. Mais vous commencez à connaître l’engin. Il avait flairé l’entourloupe. Bientôt, il avait revu ses exigences. Il m’avait réclamé une visite par semaine minimum. J’étais bon prince, mais j’avais tout de suite posé mes conditions. Nous avions beaucoup discuté ce jour-là, et j’avais fini par obtenir de lui qu’il fasse sauter le verrou un peu avant mon arrivée. Quelques minutes à peine, rien d’extravagant. Je m’étais engagé à ne pas m’introduire chez lui à son insu, à continuer à frapper, à « attendre le feu vert » (une reprise volontaire de sa sémantique), il pouvait même rester à surveiller derrière l’œilleton si ça lui chantait, ça m’était parfaitement égal.
Je ne vous cache pas qu’il a rechigné au départ, mais j’ai su garder le cap, conserver mon calme face à son agacement. C’était dans son propre intérêt de lâcher du lest. Il avait besoin de moi, à présent. Pas l’inverse. J’avais complètement retourné le rapport de force à mon avantage.
N’allez pas vous faire des idées pour autant, j’ai toujours considéré Hören comme une cause perdue. Ma première impression était juste. Mon point de vue sur le sujet n’a jamais changé. Songez qu’il avait sacrifié quinze ans de sa vie sur l’autel de la démence. Il était descendu trop loin, trop longtemps. Lui retirer ses histoires, c’était comme le tuer. Le fils devait faire son deuil, son père achèverait son existence à l’hospice, à digérer des plats sans sels et privé de ses droits patrimoniaux. Mon objectif n’était pas de le soustraire à son destin, mais bien de bander la plaie. Je m’employais ainsi à faciliter ses derniers instants parmi la société civile. C’était mon travail et je m’y appliquais.
Une semaine plus tard, alors que comme convenu, il me recevait chez lui sans laisser entendre les cliquetis rapides du verrou, je découvrais mon homme sous un visage nouveau. Son abondante pilosité avait subi un élagage complet. Il dégageait une mince odeur de savon mêlée d’après-rasage. Il avait conservé toutefois son air antipathique, et semblait incommodé par la mise de ses vêtements. Du neuf. Un jean bon marché et une chemise à motifs tendance. On aurait cru un jeune garçon dont la chambre venait d’être visitée par sa vieille maman. Un coup du fils, sans doute. Je savais qu’il se chargeait en personne de la toilette de son père.
« Le bourdonnement, il a recommencé. J’en dormais plus de la nuit », m’avait-il soufflé en rentrant, comme si notre conversation n’avait jamais été interrompue. J’ai opiné sans conviction, prêt à rempiler. Il avait insisté pour échanger avec moi une poignée de main.
Au salon, il s’était laissé tomber sur son fauteuil, avait mandé son chien. Une fois le fox lové à ses pieds, il s’est descendu un verre de whisky sec avant de lancer les festivités.
L’épisode du bourdonnement s’était donc reproduit de manière cyclique. Même jour, même heure. Le phénomène commençait à l’inquiéter, seulement, il s’était bien gardé d’en parler à qui que ce soit. Prêter l’oreille aux commérages en soi ne posait pas de problèmes, mais enquêter, interroger les sentinelles ou les « grandes asperges en blouses blanches », c’était différent. Aujourd’hui, il se moquait pas mal de ce que les gens pensaient de lui, mais à l’époque, on aurait pu l’accuser de collaborer avec l’ennemi. Alors, il s’était efforcé de la jouer fine. Continuer à travailler sans faire de vagues, les sens aux aguets, à l’affût du moindre indice. La rumeur prétendait que les chercheurs s’adonnaient à des expériences sordides sur des cobayes. Il commençait à se demander s’il ne s’agissait pas d’êtres humains, des prisonniers de guerre par exemple. Il essayait de se convaincre qu’il s’inventait des histoires, qu’il couvait une mauvaise grippe ou un virus quelconque.
C’était plus commode de réfléchir de cette façon.
« Sûr que vous vous dites que j’ai perdu la boule à ce moment-là. Bah ! J’aurais préféré, figurez-vous… Moi, j’ai jamais cru à tous ces trucs-là, vous comprenez. J’étais du genre pratique, la tête bien ancrée sur les épaules ». Il avait écrasé sa cigarette, avalé cul sec une rasade de son breuvage, puis s’était essuyé les lèvres, avant de sombrer dans un silence glacial. Dieu seul sait pourquoi, le bourdonnement s’était comme précisé avec le temps. Il avait mué en une sorte de souffle nuancé, un murmure inintelligible. À force, son oreille s’était comme habituée. Il distinguait des sanglots, une respiration. Il avait fini par reconnaître ce qui semblait être une voix humaine, un appel à l’aide.
« Pitié… Pitié. Sauvez-moi », répétait une petite fille, en boucle.
Lorsqu’il avait saisi ces mots pour la première fois, il avait quitté en trombe son poste de travail. Direction la sortie. Manque de bol, il était tombé sur une patrouille et, désœuvré, l’estomac aussi dur que du béton, il avait cherché à négocier. Il avait agi sans réfléchir.
Il n’avait pas gardé un très bon souvenir de cette bévue. Il avait été maîtrisé puis placé à l’intérieur d’une salle blanche, où il avait dû répondre aux accusations d’un jeune premier au discours incompréhensible. Après quoi, on l’avait jeté en cellule jusqu’à l’arrivée d’un colosse aux épaules larges et bardées de décorations, lequel l’avait soumis à un véritable interrogatoire. Qu’il ait effectivement quitté son secteur ou interpelé les plantons n’intéressait guère le nouveau venu, seule sa tentative de fuite lui importait. Avait-il été témoin d’un acte en particulier au cours de sa ronde ? Avait-il vu ou entendu quelque chose ? Le visionnage des bandes des caméras de sécurités attestait chez lui d’une réaction curieuse et inquiétante. Hören avait présenté de plates excuses. Il avait prétendu subir des pressions, non pas en provenance du bloc soviétique (tel que le pressentait son interlocuteur) mais bien d’ordre familial. « Je venais de devenir papa. Une morpionne, pas plus haute que ça et blonde comme les prés. C’était une sacrée charge mentale à la maison », m’avait-il répété. Quand enfin le gaillard avait obtenu ce qu’il voulait, qu’il avait tourné les talons, Hören pria le Saint Créateur de lui accorder sa clémence. Il avait déjà fait le deuil de sa solde hebdomadaire, mais n’en craignait pas moins partager le sort des traîtres promis au peloton d’exécution. Mais non. Il était sorti blanchi de cet entretien. Il avait pu réintégrer son poste sans même écoper d’un blâme. Aujourd’hui, Hören défendait que son employeur l’avait épargné par manque de main-d’œuvre, la faute à un nombre ahurissant de démissions. À cause des voix, il en était persuadé.
Je me gardais bien de lui livrer mes propres conclusions à ce propos, j’imagine que nous ne serions pas tombés d’accord.
Non content de prétendre intercepter pendant son service les suppliques d’une gamine qu’il ne connaissait ni d’Eve, ni d’Adam, il me soutint bientôt qu’elle n’était pas toute seule dans la conversation. Ils étaient toujours au moins deux : une petite et un autre, un mauvais avec qui elle se trouvait reliée par un genre de connexion. Jamais il n’est parvenu à m’expliquer concrètement de quoi il en retournait. En l’espace d’une unique matinée, il me jurait sur la tombe de ses deux parents qu’il s’agissait de l’antéchrist en personne, puis d’un esprit frappeur et enfin d’une entité venue d’outre-espace.
J’en ai fait mention un peu plus haut, mais les détails de son roman changeaient selon ses dispositions ou la quantité d’alcool ingurgité. N’allez pas croire qu’il me livrait ses observations telles qu’elle, je retranscris pour vous une version épurée de son récit, je simplifie à outrance.
En résumé, et au risque de paraître trivial, la gamine et le diable taillaient le bout de gras sur le canal des allumés du bocal. Et si vous pensez qu’ils échangeaient des mots d’amour, vous êtes bien loin du compte. Les tourtereaux n’étaient pas en bon terme.
« Pitié… Pitié. Sauvez-moi. Quelqu’un… » radotait la fille. Elle suppliait l’autre d’arrêter. Le diable, quant à lui, savourait l’instant présent. Il invitait sa proie à lâcher prise, lui garantissait qu’elle ne souffrirait pas, qu’elle se féliciterait de sa compagnie.
Plus tard, il avait cessé de décrire le laboratoire, de mentionner les prisonniers de guerre ou les scientifiques en blouse blanche. Tout était passé au second plan à l’exception du calvaire de cette pauvre gamine. Chaque semaine, le diable gagnait du terrain. Il l’entendait pavoisé au bout du fil. Il jubilait, multipliait les assauts, quels qu’ils soient. « Approche… Approche. Tout ira bien, tu verras. », assénait-il d’une voix contrefaite. La fillette continuait d’appeler. Elle gémissait de douleur, demandait grâce. C’était comme s’il la dévorait vivante.
Je ne vous cache pas qu’à ce stade, j’écoutais sa chronique d’une oreille distraite. J’occupais la majeure partie de mon temps à peaufiner mes futures tactiques.
Jusqu’ici, j’étais parvenu à faire en sorte qu’il lève le verrou en prévision de chacune de mes visites. Je l’avais convaincu de remiser son fusil et des bénéfices d’un repas sain, je l’avais poussé à s’abonner à plusieurs revues hebdomadaires d’actualités. L’alcool et les cigarettes trônaient encore au sommet du frigo, le fox ensemençait toujours l’appartement de crottes sèches, mais enfin Rome ne s’était pas construite en un jour. Par un habile travail de fond, j’avais finalement réussi à obtenir l’intervention d’une entreprise spécialisée.
Depuis plusieurs années, le fils avait à cœur de nettoyer une bonne fois pour toutes la montagne de déchets accumulée au fil du temps. Pour son père déjà, lui offrir un cadre de vie décent, mais aussi par respect envers le propriétaire, qui ne disposait d’aucun recours légal quant à l’état d’insalubrité de son logement. Convaincre Hören du bien-fondé de cette opération n’avait pas été une mince affaire, mais j’étais parvenu à instaurer un dialogue franc. J’avais su marchander son accord. Hors de question de le déplacer à l’hôtel ne serait-ce qu’une nuit. Il avait décrété qu’ils se retrancheraient, le frigo, le chien, son Chesterfield et lui au fin fond de la salle de bain durant les travaux. J’ai souvenir ainsi d’un entretien lunaire donné près de la douche à l’italienne. La fumée de cigarette formait des arabesques autour du plafonnier. Les commentaires des ouvriers nous fournissaient un fond sonore. Du polonais si je ne me trompe pas. Vous allez rire, mais le fox souffrait de claustrophobie. La pauvre bête sanglotait, labourait la porte de ses griffes, ses gémissements ponctués par les protestations de son maître.
Ce décor grotesque, cette soudaine intimité devait inspirer Hören, car il avait poussé loin comme jamais l’extravagance de ses propos.
Il avait embrayé sur les voix, bien sûr, celle de la gamine et du diable (« à l’aide, à l’aide… » « approche, belle enfant ». La rengaine habituelle) à ceci près qu’il avait entrepris cette fois d’offrir à leur affrontement une dimension nouvelle, une substance. Souvenez-vous, il m’avait soutenu plus tôt que la demoiselle lâchait prise, que l’autre avançait sans cesse. Eh bien, il a fini par l’atteindre.
Sous l’influence de l’entité, des milliers d’appendices fongiformes étaient apparus d’un bout à l’autre de la base, produisant un vaste réseau à l’arborescence complexe. Le « lierre blanc » (c’est ainsi qu’il nommait les excroissances) sinuait le long des couloirs, pénétrait les conduits de ventilation ou brisait les hublots des cantines. Après analyse de ladite substance, les militaires avaient reçu l’ordre de lacérer, de brûler. Ils avaient convoqué les commandos et même entrepris d’y insérer des charges explosives. Peine perdue. Le « lierre blanc » adaptait sa stratégie en fonction du danger. Il contournait les zones à risques, ou au contraire encombrait les places fortes. Hören attestait d’un avant-poste tapissé du sol au plafond, et ce en l’espace de quelques heures à peine. Les boys de l’infanterie avaient découvert au matin un bloc compact de fibres entremêlées. Le colosse aux épaules décorées avait résolu d’en dégager l’entrée à la hache, sans obtenir le moindre résultat. Le « lierre blanc » s’infiltrait partout. Il s’étendait sans cesse, tâtait le terrain à la recherche d’on ne sait quoi. Si par malheur, vous vous retrouviez en présence de ramifications, celles-ci s’attachaient doucement à vous encercler. Si l’on s’avisait d’y toucher, les filaments se rassemblaient en un clin d’œil, vrillaient, jusqu’à former tantôt d’imposants remparts solides, tantôt de longues lances pointues. Les militaires avaient bien cherché à étouffer la chose. Ils enchaînaient les pompeux communiqués, multipliaient les réunions de crises. Ils bouclaient des secteurs entiers sous quelques prétextes fallacieux. Tandis que les autorités prétendaient qu’il s’agissait d’une fuite de produit dangereux, les langues se déliaient. Des témoins attestaient de disparitions inquiétantes, de corps sans vie arrachés des zones sinistrées.
Là-dessus, il me déclarait qu’il avait changé de crémerie, que personne ne s’était senti de le recontacter ni de lui proposer d’acheter son silence après ça. « Personne irait croire un truc pareil, vous êtes bien placé pour le savoir », affirmait-il. Si je m’attendais à telle conclusion. Vraiment, il me coupait l’herbe sous le pied.
Sous l’emprise de la boisson et du souvenir tenace de sa prime jeunesse, son esprit dément avait pendant des années nourri son égo de cette fiction pernicieuse. Un décor fantastique et mystérieux, un adversaire diabolique, l’appel au secours d’une enfant, et un objectif clair. La petite, en proie à quelques dangers terribles, réclamait à l’aide, son aide. Un rôle de sauveur sur mesure. Je pensais avoir saisi un tant soit peu sa logique, et m’imaginais qu’il me conterait plus tard son évasion héroïque du laboratoire, la gamine tenue à bout de bras, un régiment d’agents du gouvernement à ses trousses. Mais non. Devant l’horreur implacable et le meurtre de sang-froid, il s’était contenté de fuir, d’abandonner derrière lui le motif de sa quête. Un professionnel aguerri m’aurait certainement assuré que ce soudain revirement traduisait l’expression d’une nature profonde ou d’un complexe enfoui. Pour ma part, j’ai surréagi, je ne vais pas vous le cacher. Je redoutais qu’il ne m’évince, j’avais rempli ma part du marché après tout.
Quand je l’ai interrogé au sujet de la fille, que j’ai eu l’audace de demander si elle s’en était sortie indemne, il est entré dans une colère noire. Il a étouffé un hoquet, a basculé la tête la première du haut de son fauteuil. J’ai cru à une attaque sur le moment. « Et comment que je pourrais savoir, m’avait-il hurlé, comment que je pourrais savoir une chose pareille ?! Les russkoff ont tout rasé. TOUT ! Et ils ont bien fait. Fallait pas laisser cette chose s’en tirer. Et si vous pensez le contraire, vous êtes bon pour l’asile, mon vieux. Maintenant, cassez-vous ! ». Le temps de rassembler mes affaires, je m’étais retrouvé dans le couloir. J’ai salué les ouvriers polonais et j’ai refermé la porte derrière moi.
Jamais depuis qu’il m’avait accepté chez lui, il ne s’était emporté de cette façon. J’ai été surpris, mais pas sidéré pour autant. Je dois dire que j’appréhendais la crise depuis longtemps déjà, ce point de non-retour où on aurait atteint le fond du tiroir. J’avais mal calculé mon coup.
Nous avons poursuivi les visites malgré tout. Hören a continué à me recevoir chez lui, mais à contrecœur, sans ce zèle forcené qui caractérisait jusqu’alors nos échanges. À présent, il s’enfermait à double tour, ignorait mes appels. Les mauvais jours, il déclarait ne pas me reconnaître avant de claquer la porte. Qu’il me permette d’entrer ou non, il se refusait par la suite à engager la conversation. Il se bornait à me servir son lot de menaces habituelles. Il me présentait son chien comme s’il s’agissait d’une nouveauté. Une fois hissé au sommet du Chesterfield, il éclusait verre après verre et fumait ses cigarettes, il ressassait les détails de son épopée sans prêter attention à ma présence. Je déposais semaine après semaine les exemplaires du canard local sur le frigidaire. Les sacs poubelles recommençaient à s’entasser au salon et dans la cuisine. La relative propreté de son appartement le laissait indifférent. Bon sang, les Polonais avaient lessivé les cloisons et changé les lattes du plancher. Une petite fortune déboursée en vain. Pas un mot de remerciement. Hören s’était contenté de replacer le fauteuil, de tirer la rallonge, puis le frigo. En prime, il avait rayé le parquet au cours de l’opération. On aurait pu penser à un simple retour en arrière, mais c’était pire que ça. Il avait triplé les doses. Il passait ses nuits à se saouler, et ses journées à en remettre une couche. Il toussait à s’en décrocher la plèvre. Au matin, il m’arrivait de le découvrir en sous-vêtement, le teint blême et les yeux exorbités, des traces d’excréments sur le caleçon. Il me suppliait à genoux de l’accompagner à la supérette. En cas de refus catégorique, il s’agitait sur son séant, serrait les poings, à la recherche d’un projectile quelconque. Il me jetait à la figure tout ce qui lui tombait sous la main.
Ça ne me tracassait pas plus que ça, qu’il se défoule sur moi. J’avais les nerfs solides. Enfin jusqu’au jour où il a sorti son arme.
Je vous l’ai dit et répété, il ne descendait jamais ou presque de son foutu fauteuil. Allez savoir pourquoi, il accordait une importance capitale à ce vieux Chesterfield. Pour lui, c’était comme une sorte de dernier refuge, la limite à ne pas franchir. Et je l’ai appris à mes dépens.
En évitant une bouteille vide, j’ai eu le malheur de glisser sur un papier d’emballage graisseux, les restes d’une barre chocolatée, il me semble. Je me redressais à peine lorsque j’ai entendu un déclic, un sentiment terrible m’a envahi. J’en ai encore la chair de poule à l’heure où j’écris ces lignes. Hören me braquait avec son fusil. Il m’ordonnait d’ôter mes sales pattes de son précieux accoudoir, sans quoi il n’hésiterait pas une seconde à me griller la cervelle. J’ai réagi à l’instinct, je suis tombé à genoux, les mains sur la tête. Plus tard, il m’a certifié que l’arme était chargée à blanc, qu’il avait simplement voulu me donner une leçon. Je n’ai jamais eu le courage d’aller vérifier si c’était vrai. Je savais pourtant où il rangeait son fusil, mais je crois que je préférais passer l’éponge. J’ignore à ce jour s’il s’agissait ou non d’authentiques cartouches.
Malgré tout, je continuais à paraître sur le pas de sa porte. Je me bornais à respecter notre accord. J’imagine que c’était pareil de son côté. Nous avions convenu d’une durée totale de six mois, une visite par semaine, tous les mardis. Le délai expirait sous peu.
Il était temps de tourner la page.
Le fils a eu du mal à encaisser la nouvelle. Il avait vécu mon renoncement comme une trahison. J’avais eu beau lui répéter que j’avais donné le maximum, qu’il n’y avait plus rien à faire, il refusait d’entendre raison. Pire, il m’accusait d’avoir empiré les choses. Je me suis défendu bien sûr, mais au fond je ne pouvais pas de lui donner tort. Difficile de nier que la santé d’Hören se dégradait. Me raconter son histoire avait chamboulé ses habitudes, nos entrevues l’avaient sorti de sa zone de confort, au point d’anéantir ce qui lui restait d’amour propre. Vue sous cet angle, ma présence avait accéléré le processus. Sur le moment, je ne lui ai pas tenu rigueur de son comportement. Il était désespéré, après tout. Il ne cherchait qu’à protéger son père.
Depuis, la situation a beaucoup évolué. J’ai fais l’objet d’une plainte de la part de ce garçon. Mise en danger de la vie d’autrui et homicide involontaire. Mais les faits sont là. Hören est mort aujourd’hui, et je fus, je crois, le dernier à recueillir son témoignage.
L’incident eu lieu un beau matin de juillet. Les rayons du soleil perçaient à travers un voile fin de nuages blancs et les rues étaient envahies par les scolaires. Les vacances débutaient à peine. J’avalais mes deux cafés, embrassais ma compagne et démarrais la voiture. En remontant le boulevard, j’avais entendu au loin la sirène des pompiers. Un sillon rouge en plein sur le périph. Rien de préoccupant à première vue.
En débouchant sur le parking de la résidence, j’avais observé un attroupement. Les voisins s’étaient rassemblés devant l’immeuble, un homme posté à l’extérieur les rassurait. N’allez pas me demander pourquoi, mais j’avais tout de suite compris de quoi il retournait. J’avais filé sur le palier, emprunté quatre par quatre les marches de l’escalier de service. Je me souviens d’avoir abouti là-haut trempé jusqu’aux os, comme si ça avait pu changer quoi que ce soit. On entendait gémir depuis le rez-de-chaussée, si bien que je m’attendais à retrouver mon homme à l’article de la mort, les tripes à l’air ou la mâchoire défoncée à coup de fusil. J’avais eu tout le temps de me projeter la scène durant mon ascension. Je m’y étais préparé. Pourtant, il ne s’agissait que d’une simple fracture. Coccyx fêlé, selon le rapport d’autopsie. Rien de grave.
Il était tombé en sortant de chez lui. Un voisin l’avait découvert et avait eu la présence d’esprit d’alerter les secours.
Ramassé sur le dos, Hören hurlait à tout rompre. Les pompiers cherchaient tant bien que mal à contenir ses effusions. Il leur ordonnait de partir, il aspirait à rentrer chez lui et à oublier toute cette histoire. Il défendait que les dégâts étaient minimes, qu’il était tout à fait capable de se débrouiller seul. Mais les pompiers ne se laissaient pas impressionner. Ils en avaient vu d’autres, vous pensez. Ils étaient bien décidés à l’emmener, de gré ou de force.
Quand je me suis approché, Hören a tout de suite remarqué ma présence. Son visage s’était éclairé. Son fidèle confident était là, à son service. Une apparition providentielle.
« Oh, mon ami… au secours », m’avait-il lancé d’une voix brisée. Il souhaitait bien sûr que j’intercède en sa faveur, que je plaide sa cause devant ses détracteurs. C’est ce que j’ai fait. Après une injonction à rester à l’écart suivi d’un échange fécond, j’avais pu obtenir un rapide topo de la situation. Les deux hommes avaient découvert le blessé en pleine crise, son chien toujours en laisse, entortillée autour de sa jambe droite, d’où sa mauvaise chute. Ils étaient parvenus à libérer l’animal et l’avaient confié aux bons soins d’un voisin, au grand dam de la victime, qui les avait insultés copieusement. L’état de santé d’Hören nécessitait un check-up complet, le temps ne serait-ce que de lui faire passé un scanner.
Si la vie en société incommodait tant « ce monsieur », il suffirait de présenter un dossier à la clinique, les médecins se feraient alors un plaisir de nous renvoyer l’insolent. En attendant, il devait suivre la procédure. Mais Hören ne comptait pas se prêter au jeu des négociations. Il s’était débattu comme un diable, aboyant qu’il en référerait au tribunal, qu’il préférait encore périr sur place plutôt que de quitter son studio. Un brin apaisé au cours des pourparlers, il suait à présent à grosses gouttes, l’œil hagard, halluciné. Il m’accusait de traîtrise. Il m’injuriait.
« Judas ! Judas ! Maudit ! Vous m’envoyez au billot ! Vous aurez ma mort sur la conscience ». Il en postillonnait d’indignation.
Après avoir asséné un mauvais coup au plus âgé des deux pompiers (j’ai souvenir uppercut porté sous le menton), il avait fini par étouffer un juron, puis un rire nerveux. Les pompiers s’étaient résolus à user d’un sédatif, faible dosage, m’avaient-ils assuré, car ils craignaient que le patient agisse sous l’emprise de l’alcool. Il leur avait fallu s’y reprendre à deux fois avant de réussir à lui injecter quoi que ce soit. Une fois la substance en action, ils n’avaient eu aucun mal à le hisser sur la civière. Ils s’étaient postés de part et d’autre, avaient donné l’ordre de lever. C’est à ce moment-là je crois qu’Hören m’avait agrippé par la manche, qu’il m’avait supplié de leur demander d’arrêter. J’ai posé ma main sur la sienne, je lui ai défendu que son état était inquiétant, qu’il risquait des séquelles s’il ne consentait pas à se laisser ausculter par un professionnel.
« Pas ça qui me tuera », m’avait-il répondu, assommé par les drogues. Désireux de faciliter le travail des sauveteurs, je décidais de l’accompagner jusqu’à l’hôpital. Les pompiers avaient approuvé mon initiative. J’imagine que ça leur convenait, de me savoir à ses côtés. Ça leur évitait d’avoir à subir ses bouffées délirantes.
Arrivé à hauteur de la cage d’escalier, il commença à marmotter un Ave Maria, à claquer des dents et à se frictionner les épaules. À mesure de notre descente, sa respiration s’accélérait. Sa voix tremblait. Il serinait ses prières, à bout de force. Je le consolais, lui jurait que nul ne s’aviserait de lui faire du mal, que j’y veillerais en personne. Ça a eu l’air de le toucher que je m’engage comme ça à assurer sa protection, il a cessé progressivement sa litanie.
Il avait penché la tête de côté, observé l’urine sur son pantalon. Il avait soutenu mon regard. « À la fin, c’est elle qui a gagné », m’avait-il glissé, les lèvres entrouvertes, si bien que j’ai dû lui demander de répéter. Là-dessus, il a prétendu m’avoir menti. Il m’avait caché tout un pan de son histoire, son dénouement. Il l’avait rencontré cette petite, peu avant son départ. Il avait plié bagage bien avant les bombardements.
Il me rappela la confrontation de la fillette et du diable. « Pitié. Pitié » suppliait l’enfant ; « approche », se rengorgeait la bête, avide du corps de sa victime. Un soir, sans raison particulière, le dialogue s’était rompu. Le diable avait tout à coup renoncé à palabrer sur la ligne. La fille avait poursuivi un moment ses lamentations, un chuchotis à peine perceptible, un souffle ténu, avant de s’évanouir à son tour.
Lui d’une certaine façon, ça lui convenait, que cesse cette maudite cacophonie. Il pouvait enfin décrasser en paix. Il n’empêche que ça le tracassait de savoir qu’une pauvre innocente subissait les pires atrocités à deux pas de son lieu de travail. « Quant les sanglots d’une gamine vous vrillent les oreilles en permanence, vous commencez à cogiter un brin, vous vous sentez investi d’un genre de mission, vous comprenez », m’avait-il confié sur son lit de mort. Mais lorsqu’étaient apparues les premières excroissances fongiques et les rumeurs de disparition, il avait tout de suite changé son fusil d’épaule. Il avait ravalé sa fierté. Le jour de son départ, tandis que les soldats se relayaient à l’élagage du « lierre blanc », que les communiqués lénifiants crachotaient dans les haut-parleurs du bâtiment et que les ouvriers s’interrogeaient sur leur sort, lui s’attachait à récurer les fondements des toilettes pour hommes. De son propre aveu, il ne s’était rendu compte de rien. Au retour du monstrueux tandem, il s’était contenté de pousser plus au fond la balayette, de maugréer en silence, ignorant les discours pompeux et les sarments formés sous ses pieds. « Pitié, pitié… » suppliait la fille ; « Approche… » répliquait son jumeau terrible, surexcité.
Son dur labeur terminé, il s’était redressé non sans mal, avait secoué puis pulvérisé dans l’air le contenu d’un spray désodorisant. La bouteille lui avait échappé des mains. Les rires, les sanglots bourdonnaient à ses oreilles. Son cœur se soulevait. Il souffrait de vertiges. Il avait manqué chuter et, retenu contre la cloison, avait pris conscience du danger. Au sol, le « lierre blanc » sinuait autour de ses chaussures et sur l’ensemble de la surface du cabinet. Il pulsait selon un rythme saccadé et produisait une lueur pâle et vacillante.
« Pitié. Pitié, aidez-moi… »
« Approche… Approche… »
C’est à ce moment-là qu’il avait compris, que son sang s’était comme figé dans ses veines. Les rôles s’étaient inversés. À présent, le diable suppliait. La fille, d’une voix enjouée, impérieuse, invitait son tortionnaire à s’abandonner à son étreinte. Elle riait, saturée d’une énergie nouvelle, d’une puissance écrasante et sans fin. Le lierre, tel un cœur battant, se contorsionnait à mesure de son hilarité.
Hören avait étouffé un cri et enfoncé la porte. Il avait surgi dans le couloir, où le phénomène semblait se répéter. « Pitié. Pitié, laisse-moi partir », implorait le diable. « Ne résiste pas ! » commandait la fille, incapable de supporter la moindre contradiction.
L’homme posté à l’extérieur peinait à tirer la rampe d’accès au véhicule, Hören avait entrepris de se soulever sur les coudes. Les deux pompiers et moi nous nous sommes attachés à le clouer sur le brancard.
« Ce sont des monstres, tous, rabâchait-il, un masque d’épouvante imprimé sur le visage. Vous, eux, moi. Même une petite fille, frêle et innocente. Il suffit d’une faille, une opportunité de se répandre… Voilà pourquoi ils ont donné l’ordre d’évacuer, pourquoi les rouges ont bombardé tout le secteur. Il le fallait. Elle ne leur a pas laissé le choix. »
Et sans transition, il me décrivit sa course effrénée, les menaces des militaires et les haussements d’épaules des « grandes asperges en blouses blanches ». Il avait tracé sa route à en perdre haleine, les doigts pressés sur les tempes, la mâchoire aussi raide que du plomb. Partout, les tentacules frémissaient, elles irradiaient d’un voile diaphane qui ne lassait pas d’affoler les scientifiques. Partout se dressaient les effigies grossières, répliques d’une enfance contrefaites, calquées selon lui sur le modèle de l’hôte initial. Et ce rire, ce rire infantile, grotesque, car pleinement humain. Ce rire qui n’en finissait pas. Il ignorait à ce jour de quelle façon il était parvenu à s’enfuir. Il avait franchi un à un les barrages et les portiques de sécurité, il s’était battu, avait ferraillé au point de mordre à sang quelques-uns de ses poursuivants. Son unique souvenir encore intact dépeignait une galerie sans fin de ces immondes statues, totems de mailles compactes au visage juvénile et exorbité.
Quand ils ont démarré la voiture, je suis resté debout sur le trottoir. J’avais promis à Hören de lui tenir compagnie jusqu’au bout, de présenter mon rapport aux médecins, puis d’informer son fils de son hospitalisation. N’allez pas me demander pourquoi, mais sur le moment j’avais une folle envie d’un café, d’entendre le ronflement rassurant de la machine. Et c’est ce que j’ai fait en rentrant avant de m’effondrer sur le canapé pour le reste de la journée. Ni les ordres des pompiers, ni les commentaires méchants des voisins n’avaient eu raison de ma léthargie. Je les avait regardés ranimer leur sirène, puis s’insérer parmi la circulation. Un chauffard au volant d’une Fiat Panda à la portière défoncée s’était permis de les klaxonner après un refus légitime de priorité.
« Non, mais quel connard », m’étais-je exclamé, avant de tourner les talons et de filer jusque chez moi.
Hören n’a pas survécu à son séjour à la clinique. Il a rendu l’âme moins d’une heure plus tard, non pas sur le billard, mais en plein transfert, avant même que le personnel ne l’installe en salle d’attente. Selon les rapports, les pompiers l’ont déposé dans l’entrée. Une équipe l’a tout de suite pris en charge. Il se portait comme un charme lorsqu’il a sombré pour de bon. Les internes ont cru à un arrêt cardiaque. Les médecins ont tenté en vain de le réanimer. Malgré trois autopsies et l’ouverture d’une enquête, personne n’est parvenu à mettre le doigt sur la cause du décès. Ses organes ont lâché d’un seul coup, sans raison particulière, comme si son corps avait décidé de jeter l’éponge. Depuis l’incident, le fils n’a eu de cesse de chercher des coupables. Il a d’abord attaqué l’hôpital, puis les pompiers, puis moi. Il me semble avoir déjà abordé le sujet un peu plus haut. Pas la peine d’épiloguer là-dessus…
On m’a interdit d’assister aux obsèques d’Hören. Le garçon tenait à l’accompagner seul jusqu’à sa dernière demeure, le restant de la fratrie étant sans doute trop occupé à fêter sa disparition.
En ce qui me concerne, j’ai demandé ma mutation, puis j’ai donné ma démission, comme ça, du jour au lendemain. Après quoi, j’ai vécu des aides de l’État, ou de petits boulots minables. Je m’arrangeais toujours pour travailler en solo, ou tout du moins loin du public. Je n’hésitais pas à arroser mon médecin pour qu’il me colle en arrêt maladie. Je jouais la comédie auprès de ma femme et mes filles. J’ai fini par couper les ponts avec mes amis, j’ai réduit mon couple à néant. À présent, je passe mes journées au lit, à ingérer des cachets ou à griffonner, le tout noyé sous une couche d’arabica. Mon thérapeute prétend que je souffre d’un genre de dépression, que j’exorcise le mal au fil de la plume.
N’allez pas vous imaginer que j’ai gobé un mot des sornettes que m’a servi Hören. Ces histoires de laboratoire secret, d’esprit farceur et de jeune fille rendue frappadingue par la torture frisent le ridicule. Les industriels d’Hollywood pourraient produire une belle quantité de nanars à partir d’une intrigue pareille. Soyons sérieux une minute, tout ça ne tenait pas debout. Je me répète, mais cet homme avait perdu la tête. Il a braqué un fusil sur moi parce que j’ai touché le rembourrage de son foutu fauteuil ! L’alcool et la cigarette avaient eu raison de sa santé mentale, relisez attentivement ces lignes et soutenez-moi le contraire.
Je suis là, pourtant, à vous raconter tout ça. Ne me demandez pas pourquoi j’agis ainsi, je serais bien incapable de vous répondre. Je rédige et je rature. J’adresse chacun de mes manuscrits à la presse et paye une fortune de jeunes gens pour en faire la promotion, ou fourrer les boites aux lettres de mes voisins.
J’appréhende chaque envoi, je jure de tourner la page, d’oublier toute cette histoire. Mais j’y reviens, toujours. Écrire et transmettre. Impossible d’en sortir, de briser ce cycle infernal.
Il me prend parfois de grands éclats de rire tant cette situation me semble ridicule. Il arrive que mes jambes ne me soutiennent plus, que les larmes me montent aux yeux, qu’elles ne cessent de couler. Je m’installe alors derrière mon bureau, j’avale le contenu d’un thermos de café et entame la rédaction d’un nouveau texte.
« À la fin, c’est elle qui a gagné ». « Elle ». La gamine qui dévore le